LE CHAPITRE 2
Il faut résister à la tentation idiote de croire
que l’Histoire finit toujours par punir les méchants.
Amos Oz
L’Airbus de la compagnie aérienne Vietnam Airlines, en provenance de Phnom Penh, vient tout juste d’atterrir à l’aéroport Tan Son Nhat de Saïgon. Les formalités d’usage réglées, la docteure Méghane attend patiemment l’arrivée de ses bagages. Fatiguée, du fait qu’elle vient de voyager entre Montréal et Bangkok, puis transiter quelques jours dans la capitale cambodgienne. La voiture de l’International Investigation Company (IIC) l’attend à la porte de l’arrivée des vols internationaux où un chauffeur la mènera directement à son appartement situé dans le District 2 de Saïgon.
Le déplacement qui s’achève aura été pénible en raison du court laps de temps qu’il a duré et les nombreuses activités professionnelles inscrites à son agenda, autant à Toronto, Montréal et finalement Phnom Penh. Faire un saut chez les membres de sa famille installée dans une petite municipalité située en Gaspésie, au Québec, fut une priorité. Comme elle ne quitte son lieu de travail, en Europe ou au Vietnam, qu’à raison d’une ou deux fois par année, il était inconcevable de ne pas leur rendre visite, eux qui souffrent énormément de son éloignement.
Docteure Méghane est une spécialiste en neurosciences, principalement des questions relatives à la mémoire. Ses recherches, revêtant un caractère tout à fait original, intéressèrent une multinationale dont le siège social est situé en Allemagne. Cette compagnie aux innombrables ramifications s’intéresse à plusieurs domaines, dont l’intelligence artificielle et ses applications concrètes. Acceptant un contrat d’une année, on l’installa à Berlin, ce qui lui permit de visiter l’Europe d’est en ouest, arrêtant sa préférence sur la Pologne.
Qu’est-ce qui l’amena au Vietnam au début de 2003 ? Étrangement, c’est le procès de Douch (le directeur de la prison Tuol Sleng - S-21 - et membre de Santebal, la police politique au service des Khmers rouges de Pol Pot, au Kampuchéa démocratique) qui devrait bientôt s’ouvrir, une fois toutes les preuves déposées devant le tribunal de la Cour internationale de justice (CIJ) parrainée par les Nations-Unies, ce qui ne semble pas être demain la veille, les plus optimistes avancent 2009.
Pourquoi ne pas s’installer à Phnom Penh puisque c’est vraisemblablement là que se tiendront les audiences ? La raison est à la fois simple et complexe. Les autorités cambodgiennes, associées au tribunal international ayant pour mandat de juger les dirigeants Khmers Rouges accusés de crimes de guerre et crimes contre l’humanité, suspicieuses d’ingérence dans cette affaire délicate, ont refusé de fournir un visa de travail à une employée de la multinationale pour qui elle oeuvre, la soupçonnant d’entretenir des accointances plus ou moins proches avec la CIA (Central Intelligence Agency) américaine.
On lui fournit donc un pied-à-terre à Saïgon, avec pour mandat de suivre à distance les avancées de cette affaire, en parallèle avec ses recherches sur la mémoire. Rapidement, elle se retrouvera mêlée à une intrigante histoire pouvant s’avérer concomitante avec le cas cambodgien.
Tout se sait à Saïgon, à votre insu parfois, se multipie également de manière incroyable sans que l’on devine qui tire les ficelles. Comment et par qui, la docteure Méghane fut avisée, il y a environ un an, qu’une professeure de littérature de l’Université des Sciences Sociales et Humaines avait en sa possession certains documents datant des années de la guerre au Cambodge ? Sans doute, ne le saurons-nous jamais.
Elle avait fait parvenir un courriel à sa secrétaire, directement de l’hôtel Bougainvillier à Phnom Penh, l’informant qu’elle serait de retour au bureau le lendemain de son arrivée. La jeune employée avait reçu l’ordre de détruire tout ce qu’elle recevrait de sa patronne après en avoir pris connaissance. Docteure Méghane allait donc être à son poste ce mardi.
La limousine noire roule doucement, son chauffeur ayant été averti de ne klaxonner qu’en cas d’extrême nécessité par cette jeune femme que tous ceux qui ont l’occasion de la rencontrer, de partager quelques moments avec elle, se montrent unanimes à décrire son caractère comment étant exécrable. Exemples : impossible de supporter les gens qui n’ont rien d’intéressant à dire ; refuser sèchement une invitation à dîner ; claquer la porte de son bureau pour manifester son impatience ; couper une conversation téléphonique n’apportant rien de plus à ce qui venait d’être dit ; apostropher rudement un individu aux comportements inadéquats. Tout cela la caractérise assez bien.
En contrepartie, elle ne compte pas le temps qu’elle consacre à un dossier, l’épluchant dans ses moindres détails. Elle parle couramment le français, l’anglais ainsi que l’allemand. Bientôt, elle se donne moins d’une année pour y parvenir, le vietnamien s’ajoutera à la liste. Aucun hobby. Ses lectures se limitent à des ouvrages traitant des neurosciences.
Entrée à son cabinet très tôt le matin, elle n’en ressort que vers 21 heures. Pas de petit-déjeuner, qu’un café et une orange ; l’heure du lunch n’est réservée qu’à sa secrétaire qui s’empresse de quitter le bureau, craignant des sautes d’humeur de la docteure Méghane qui ne s’accorde du temps que pour dîner, tous les soirs au même endroit, au restaurant OLÉ. Il n’y a que là qu’elle socialise un peu, puisque Monica est rapidement devenue une amie avec qui elle partage peu de choses personnelles, encore moins des éléments de sa pratique. Pour la restauratrice, cette femme-médecin travaille dans un grand building et entretient le plus grand secret sur qui elle est. La cuisine ferme au moment où elle entre, mais on fait une exception pour l’accommoder.
Aucun autre intérêt que celui qu’elle porte à son travail ; faire du tourisme, fréquenter les musées ou assister à des spectacles à la Maison de l’Opéra, cela ne l’interpelle pas. L’expression “boulot métro dodo” lui colle bien à la peau. Tous les matins, à six heures précises, le chauffeur de l’IIC la mène au coeur du District 1 pour la reprendre vers 22 heures, à sa sortie de chez OLÉ. Elle s’y sera rendu, à pied, depuis tout à côté de la Cathédrale Notre-Dame, là où se trouve son bureau.
Elle refuse carrément qu’une employée à l’entretien ménager de son cabinet s’y présente afin de nettoyer la place. Il en est de même pour son immeuble d’habitation : balayer et lorsque le besoin d’un récurage plus en profondeur se fait sentir, l’ouvrage doit se faire en sa présence. La voir scrupuleusement surveiller la besogne laisse à penser que ses tiroirs renferment des documents classés TOP SECRET. Tout doit être expéditif. À combien d’occasions a-t-elle mis à la porte cette employée parce que cela retardait son travail !
Facile de la reconnaître parmi les autres femmes - elles sont nombreuses à bosser dans cet immeuble géré par la banque internationale HSBC : deux tailleurs, l’un blanc, l’autre noir, se répartissent les jours de la semaine ; aucun bijou, qu’une montre-bracelet suisse au poignet gauche ; même paire de souliers noirs ne répondant plus à la mode du jour ; un attaché-case d’une main, un parapluie de l’autre. Passer incognito fait partie de ce personnage aussi discret qu’anonyme. Saluer le gardien de sécurité qui barre la porte d’entrée, contrôlant le passe des employés qui se présentent, relève d’un effort considérable pour elle, cela frise l’asocialité.
Il s’agit d’une très jolie femme. Son père vietnamien et sa mère québécoise se sont connus alors que celui-ci, pharmacien très en vue à Hué dans les années 1960, quitta le pays en raison de sa religion - il est un fervent catholique. L’avancée fantastique du Việt Minh ( parti politique vietnamien fondé en 1941) à la suite de l’offensive du Têt de 1968 qui ravagea la ville impériale annonçant la venue d’un régime communiste à la grandeur du pays devait, a posteriori, lui donner raison. Quelle ne fut pas sa peine lorsqu’il apprit que les derniers membres sa famille furent décimés lors de féroces combats dans la ville de Khé Sanh où ils vivaient ! Le grand-père du pharmacien, l’unique survivant de la famille, mourra dans un camp de rééducation quelques mois après.
Si elle accrochait un sourire à ce visage d’une blancheur mêlée d’un léger hâle tirant sur l’abricotier en raison de ses gènes vietnamiens, des cheveux noirs à peine bouclés, des yeux bridés et un front partiellement dégagé, elle apparaîtrait tout autre. Mais l’aspect extérieur se révèle être son dernier souci.
Une fois rentrée à son appartement, le temps mis par le chauffeur pour parcourir la distance entre l’aéroport et le District 2 raccourci en raison de l’heure avancée, l’automate prit le dessus. Défaire les bagages, ranger quelques nouveaux bouquins dans sa bibliothèque, ceux qu’elle s’est procurés au Canada, faire le tour du propriétaire afin de vérifier si tout est en place et à sa place, laver quelques vêtements, tout cela dans un silence claustral.
Parmi ses auteurs favoris, elle affectionne particulièrement Tzvetan Todorov bien qu’elle s’en éloigne quant à ses positions tranchées sur la question de l’altérité, le “nous” et les “autres” ne l’intéresse nullement. Elle avait assisté, lors de son passage à Toronto, à une conférence au cours de laquelle il présentait la pensée de Germaine Tillion ; elle garde en tête cette phrase qui l’avait dérangée : “Au terme de mon parcours, je me rends compte combien l’homme est fragile et malléable. Rien n’est jamais acquis. Notre devoir de vigilance doit être absolu. Le mal peut revenir à tout moment, il couve partout et nous devons agir au moment où il est encore temps d’agir.” Le conférencier précisa que pour cette auteure, l’incarnation du mal était le nazisme.
À la suite de cette causerie, y associant le mandat reçu de la part de son employeur, la docteure Méghane s’interrogea sur le concept de perversité enroulé autour de l’idée que l’on se fait des monstres. Elle devait approfondir la question et pour ce faire, fit des pieds et des mains, appuyée par l’IIC, pour obtenir un face-à-face avec Douch, le tortionnaire à la solde des Khmers Rouges, noyau du dossier sur le Cambodge.
Sans qu’on l’ait inondé de renseignements, sans avoir reçu force détails sur le pourquoi de cette commande, elle ne pouvait encore moins imaginer que cela la préoccuperait autant. L’année précédente, elle rencontre une certaine dame Bao qui avait sollicité un rendez-vous ; à la suite de leur rencontre, l’affaire fut rangée, la jugeant secondaire.
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Cambodge
À la volonté de fer de cette femme-médecin, bien malheureux celui ou celle qui prétendrait lui obstruer la route. Lorsque les contacts en haut-lieu entretenus par sa multinationale se mirent en branle, il y a de cela deux mois, afin qu’elle puisse développer le dossier Cambodge, elle ajouta Phnom Penh aux transits entre Montréal, Bangkok et Saïgon. De la capitale cambodgienne, elle ira à la prison de Kandal située à quelques kilomètres de là. Cet endroit qui lui fut ouvert, n’a rien à voir avec Tuol Sleng, communément appelé S-21, sinistrement célèbre en raison des atrocités commises, commandées par Douch.
Elle rencontrera cet homme à qui différentes appellations sont attribuées : tortionnaire zélé, monstre implacable, bourreau sans pitié, boucher sanguinaire, sadique barbare et combien d’autres encore.
L’entrevue acceptée par Douch, sans qu’on sache exactement pourquoi, aura lieu le lendemain de son arrivée. Souhaitait-il s’en faire une alliée qui, le temps venu, plaiderait en sa faveur ? Une crise de narcissisme ? Une rare opportunité de clamer haut et fort son innocence ou son innocuité en réponse aux accusations qui l’accableront ?
Un homme frêle et squelettique se présenta devant elle. Quatre doigts à la main gauche qu’il tentera de dissimuler à plusieurs occasions.
- Madame, il m’est difficile de rester debout longtemps, je vous invite à nous asseoir.
- Votre nom n’est pas Douch à ce que je sache.
- Je me nomme Kang Kek Leu.
- L’International Investigation Company (IIC) m’a assignée au Vietnam en 2003.
- Vous possédez des traits vietnamiens. Vos parents ?
- Par mon père, toutefois ma mère est canadienne.
L’entretien devait durer au plus trente minutes, se dérouler en français et sans intermédiaire. On s’était entendu que si un second s’avérait nécessaire et convenait aux deux parties, elle serait avisée. L’atmosphère qui remplissait la pièce, heureusement climatisée, restait à installer. Détestant au plus haut point les civilités et les pertes de temps, elle alla directement au but.
- Vous croyez que votre procès aura bel et bien lieu ou vos avocats trouveront-ils un subterfuge afin de l’éviter ?
- On ne peut échapper à son destin.
- Et votre destin est-il d’accepter l’entière responsabilité du génocide cambodgien commis sous Pol Pot ?
- Votre question comporte certains éléments qui méritent d’être mieux définis. D’abord, qu’est-ce que le destin, sinon l’action d’une puissance extérieure à la volonté humaine régissant l’univers et fixant irrévocablement le cours des événements. Cela signifie-t-il que cette puissance extérieure a force prépondérante sur nous et notre libre arbitre ? Je ne le sais pas, mais je puis dire que le destin du Cambodge devait absolument passer par ces années que l’Histoire massacrera.
- Vous êtes donc d’accord avec l’idée que le mouvement auquel vous avez participé de manière très active se devait d’être ?
- Je laisse aux historiens cette responsabilité de mémoire, demeurant convaincu que s’il s’était rendu à son point ultime, le Cambodge serait différent maintenant.
- Sur la responsabilité ?
- Deux axes à considérer : la responsabilité personnelle et la responsabilité collective.
- Vous y voyez une nuance ?
- Majeure.
- Précisez votre pensée ?
- Les trains en route vers les camps de concentration durant la Seconde Guerre mondiale, chargés de Juifs en autres, qui en portait la responsabilité ? La personne qui cadenassait les wagons ? Celle qui sifflait le départ des convois ? Celle qui les a fait remplir ou encore celle qui avait reçu l’ordre de le faire ? De belles questions métaphysiques.
- Mais le résultat final fut la Shoah ?
- Vous avez raison. On a longuement débattu ce point lors du procès de Nuremberg. Le risque qu’il en soit de même pour moi est présent, vous vous en doutez bien.
- Abordons la question du génocide, si vous me le permettez.
Devant ce monstre à l’apparence inoffensive, à la limite impotent, comment définir le personnage, agent de tant et tant de persécutions, de martyres, de tortures alors que tout semble lui couler sur le dos comme sur celui d’un canard ? À quel niveau d’inconscience serait-il parvenu pour considérer ses actes comme allant de soi ? Aurait-il ressenti, à un certain moment, une forme de culpabilité ou tout au moins un questionnement sur l’inhumanité de ses gestes ?
Douch agissait comme le fait un pédagogue. Expliquer, définitions à l’appui, qu’il n’a été qu’un rouage, certes important, d’un plan bien orchestré qu’il légitimait graduellement.
- Un génocide, c’est effectivement le mot qui sera utilisé afin de tenter de circonscrire ce qui, dans les faits, n’en fut pas un. Permettez-moi d’exposer ce qui constituera la base de mon argumentaire, lors de ce procès qu’on repousse de mois en mois. Le suffixe -ide a pour signification “tuer, abattre”, accolé à “géno” dont le sens nous mène à l’idée de peuple, nous obtenons “tuer ou abattre un peuple”. Comme le peuple cambodgien ne fut ni tué ni abattu, encore moins exterminé, le terme “génocide” ne tient pas la route.
- Pourtant, près de deux millions de Cambodgiens sont disparus de la carte démographique lors de la période qui nous intéresse.
- Cela correspond tout à fait à une certaine réalité, mais ne présuppose nullement que ces individus furent systématiquement éliminés. Ne seraient-ils pas tout simplement morts en raison de leur opposition aux changements que l’Angkar proposait pour le plus grand bien de la société khmère ?
- Les accusations portées contre vous...
- Il faut toujours un coupable...
- Le seriez-vous ?
- Les juges trancheront. Puis-je vous soumettre une question avant de nous quitter ?
- Je vous en prie.
- Croyez-vous en la justice ?
- Le concept philosophique ou le système judiciaire ?
- J’admire votre intelligence, madame.
- Je ne crois ni en l’un ni en l’autre.
- J’accepte donc de vous revoir avant que vous retourniez à Saïgon.
Douch se leva péniblement, quitta la pièce capitonnée d’où, du moins cela apparaissait évident à son interlocutrice, l’échange dut être enregistré. Alors que se refermait la porte derrière lui, qu’un monstre regagnait sa cellule, la docteure Méghane attendait qu’on lui permette de quitter la salle de rencontre, éprise par cette pensée qu’elle ne pouvait, pour le moment du moins, s’expliquer : qui fabriquent les monstres ?
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Elle logeait à l’hôtel Bougainvillier, situé entre le Palais royal et le Musée national du Cambodge, face au fleuve Tonle Sap qui rejoint le Mékong. Revenue à sa chambre, elle mit de l’ordre dans ses notes avant d’envoyer un bref courriel à la maison-mère de Berlin, indiquant qu’une deuxième entrevue aurait lieu et que si l’on souhaitait lui indiquer des pistes à exploiter, elle les incorporerait à son scénario.
Dans le message en réponse à son courriel, parvenant d’un collègue allemand, il signala deux éléments pertinents à aborder, mais, ajoutait-il, persuadé qu’elle irait à la pêche sans qu’aucun poisson ne morde à l’hameçon. Était-ce là lui lancer un défi ou manifester sa certitude que de s’entretenir de l’Unité 731 (créée entre 1932-1933 par mandat impérial, elle était une unité militaire de recherche bactériologique de l’Armée impériale japonaise) ainsi que d’une certaine milice vietnamienne ayant agi au Cambodge lors du conflit entre les deux pays, frères ennemis ?
La docteure Méghane connaît bien le signataire de cet envoi, un type directement lié à ce qu’on appelle au bureau de Berlin “les dossiers secrets”. Très proche de la haute direction de l’International Investigation Company (IIC), son rôle consiste à informer le conseil d’administration de tout ce qui, de près ou de loin, touche l’histoire des pays vers lesquels on se retournerait, cela afin de sécuriser les investissements à venir. Lui sait parfaitement bien que les conflits d’ordre politique, économique ou social peuvent avoir des répercussions longtemps après leur avènement.
Comme cette multinationale s’intéresse actuellement aux pays du Sud-Est asiatique, on n’y mettrait pas les pieds sans avoir obtenu au préalable la complète assurance que des éléments du passé resurgiraient, fragilisant des échafaudages économiques en chantier.
Lors de son transfert à Berlin, il revenait de cinq ans en service au Japon. Ses contacts sont précieux, certains avançant même qu’il aurait été invité en Chine ainsi qu’en Corée du Nord. La réputation l’ayant précédé était remplie de coups spectaculaires dont les résultats propulsèrent la multinationale à des niveaux en Bourse jamais égalés auparavant.
Elle ne fut aucunement surprise qu’il fasse mention du Japon. Cette histoire de l’Unité 731, toujours secrète à l’heure actuelle pour une majorité de Japonais, avait provoqué la curiosité à une époque pas si lointaine, mais tout porte à croire qu’il fut prudent. Il ne l’a pas ébruitée, alors que l’étouffer s’avéra une tâche prioritaire parmi ses choses à faire. Comme cela remonte aux années 1930, s’étendant sur toute la période de la Seconde Guerre mondiale et pouvait éventuellement éclabousser l’Allemagne de maintenant en raison des traités ayant lié les deux pays à cette époque. Qu’on l’enterre rapidement serait peut-être une raison pour laquelle les responsables de cette unité spéciale ne furent pas inquiétés lors des différents procès qui suivirent la signature de reddition du Japon.
La seconde affaire, celle d’un commando vietnamien ayant agi au Cambodge, lui était totalement inconnue. Aucun renseignement autre celui qui a alimenté la rumeur de l’existence d’un quartier général vietnamien en poste au Cambodge précédant l’arrivée des troupes en 1979, lui permettant de la faire avancer ne lui parviendrait ; elle est bien au courant de la méthode de travail de ce collègue. Elle aura donc, avec Douch, à tâter le terrain, surveiller son langage corporel lorsque la question sera soulevée.
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Plus qu’une quinzaine de kilomètres à franchir et la docteure Méghane se présentera pour sa deuxième entrevue avec celui qui, par sa présence même, pousse à s’interroger sur le sujet des monstres ? De façon superficielle et si l’on souhaite en rester là, un monstre peut se définir comme un individu dont la morphologie est anormale et provoque de par sa laideur une certaine répulsion.
Toutefois, on y trouve d’autres sens : quelqu’un qui suscite la crainte par sa cruauté, sa perversion. Cela peut aussi être associé à des créatures animales qui par leur grandeur, leur laideur ou encore leur aspect féroce inspirent l’étonnement ou la crainte.
Qu’en est-il de Douch - Kang Kek Ieu ? Où le situer dans cette fourchette de désignations ? Âgé de 63 ans, il aura pris Chim Sophal pour épouse et serait père de deux enfants. On a dit de ce futur enseignant de mathématiques dans un collège tout près de son lieu de naissance, unique garçon d’une famille d’origine chinoise de cinq enfants, souffreteux durant une bonne partie de son enfance, mais qu’il fut fort brillant à l’école. Il prendra le maquis en 1967 pour être mis sous arrêt l’année suivante, puis condamné à 20 ans de prison en raison de ses activités révolutionnaires. À la suite de deux années comme responsable d’un camp de rééducation, le M-13, on lui confie la prison Tuol Sleng, la tristement célèbre S-21, située dans le centre-ville de Phnom Penh. Étrangement, ce lieu avait été un lycée très en vue de la capitale cambodgienne. Arrêté en 1999, il est toujours en attente de procès.
Docteure Méghane traite ce dossier sans y consacrer toutes ses énergies. S’ajoute, en parallèle, la poursuite de ses travaux portant sur la mémoire. Elle a vite compris que sa multinationale, en plus de s’intéresser au déroulement de l’affaire, cherche à en expurger tout doute afin d’assurer une entrée libre de rebondissements au Cambodge, une route sans embûches. Mais qu’en sera-t-il des résultats qui surgiront de son laboratoire ?
Malgré la chaleur torride qui règne sur le Cambodge, elle a choisi de revêtir un tailleur noir afin que son interlocuteur y voit une marque de respect envers cette couleur qui fut, durant les années Pol Pot, la seule tolérée par l’Angkar. Tous les habitants devaient se conformer à cette prescription, ainsi qu’à plusieurs autres qu’imposait la ligne officielle du parti. Détruire l’individualisme, faire naître une nouvelle société à l’image de celle qui prévalait avant l’arrivée des étrangers, cela était en tête de liste de ce que tout Cambodgien devait respecter au risque de sa vie.
Lors de l’expurgation de la capitale Phnom Penh, de l’entrée fracassante des Khmers Rouges dans la ville le 17 avril 1975, tous les habitants durent se réfugier vers les campagnes, astreints à des travaux collectifs, principalement la construction de rizières, de digues afin de renflouer les finances du nouveau pays qui prit le nom de Kampuchéa démocratique. Les caisses devaient se remplir alors que les habitants assistaient à l’interdiction de la monnaie.
Elle ne peut se considérer comme une spécialiste de l’histoire récente du pays du Prince Sihanouk, n’ayant lu que deux bouquins: D’ABORD, ILS ONT TUÉ MON PÈRE, de Loung Ung et LE PORTAIL, de François Bizot. Elle s’y référa avant sa rencontre avec Douch car l’auteur français l’a connu alors qu’il fut prisonnier à ce qui semble être le camp M-23, ayant été en contact avec lui d’assez près pour en dessiner un portrait réaliste.
Et il entra...
Quand on se souvient...
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