samedi 4 février 2017

5 (CINQ) (CENT DIX-SEPT) 17


      Difficile de reprendre là où on a laissé il y a maintenant près de deux mois. Je vous résume l'histoire, en fait les dix-neufs premiers épisodes, afin de vous ré-embarquer.

ILS ÉTAIENT SIX... ainsi qu'une jeune fille (Dep) vendeuse de ballons dans un kiosque situé à Hanoï. Victime d'un viol, son agresseur se pendra le lendemain. Depuis, dans ce quartier où tout se sait aussi rapidement que cela se produit, c'est le désarroi. Quelques intrigues se nouent... des personnages nous font un peu mieux connaître la culture vietnamienne... jusqu'au moment crucial: Dep, lors d'une assemblée publique du comité des citoyens ouvre son coeur et délie la parole.
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     1s) il y a tant de choses pires que la mort
  
Daniel Bloch offrit aux trois membres des xấu xí présents à la réunion du comité des citoyens de le rejoindre au café Con rồng đỏ. Un tel choc devait s’absorber en groupe, non pas seuls. Les Vietnamiens croient au destin, que tous les événements de la vie portent un sens en eux et que la meilleure chose à faire c’est d’accepter servilement le message. Les anciens disent que le ciel te donne toujours ce que tu détestes le plus et on finit par se résigner.

C’est Pearl Buck qui a écrit ces mots : ''il y a tant de choses pires que la mort’'' Chemin faisant, Tùm (le trapu) à ses côtés, l’étranger au sac de cuir se persuadait de l’admiration que, désormais, il vouait envers cette jeune fille. Elle n’avait certainement pas mis en scène l’horrible scénario qu’elle venait d’étaler au grand jour sur la place publique. Afficher sa profonde intimité exige une étonnante force de caractère. Ouvrir ainsi son âme exigea certainement de sa part qu’elle mesura toute l’étendue des réactions souvent imprévisibles d’une foule. Elle ne venait pas de donner un coup de poignard dans l’eau, elle venait plutôt de brouiller à nouveau la tranquillité d’un quartier que le comité des citoyens souhaitait voir réinstallée. Quartier où les gens, curieux de nature, souvent intrusifs dans les affaires des autres n’ont de choix, devant la vérité connue, que de se taire. Se taire encore. L’expression vietnamienne ''ne te mêle pas des affaires des autres. Un coup de pied au cocotier peut faire tomber des noix qui te casseront le crâne'' revint à l’esprit de Daniel Bloch en s’assoyant à la même table que d’habitude.

Madame Quá Khứ retourna vers le comptoir après avoir servi les boissons à ce groupe dont elle arrivait de plus en plus difficilement à s’expliquer ce qui pouvait les réunir si souvent. De six on en était venu à cinq. Elle connait bien les jeunes hommes qui, de moins en moins, correspondaient à l’image qu’auparavant elle se faisait d’eux. Elle n’allait pas s’en plaindre, au contraire, ils représentaient d’excellents clients, mais ses expériences passées comme espionne – utilisons ce terme comme étant celui qui convient le mieux - elle devait continuellement être à l’affût d’indices et d’informations pouvant éclaircir des situations ambiguës.

C’est Thần Kinh (le nerveux) qui, le premier, prit la parole. Lui, l’énigmatique, le réfractaire aux échanges, surprit les convives avant même que ne s’enclenche la discussion :     - J’ai déjà parlé à la fille. Je lui demandé ce qui s’était passé le fameux samedi soir. Sa réponse a été plutôt vague. Je lui ai dit que si Cao Cấp (le plus âgé) ne s’était pas pendu, je l’aurais tué de mes propres mains. Et je l’aurais fait.         Khuôn Mặt (le visage ravagé) lui répondit :     - Tu ne trouves pas qu’il y a assez de drames jusqu’à maintenant ?     Ces paroles débouchèrent sur un silence que Daniel Bloch brisa sur le champ.     – Un drame qui s’achève par la mort de quelqu’un est une tragédie. Ce dont nous avons été les auditeurs attentifs aujourd’hui prend sa source dans un drame suivi d’une tragédie qui engendra un autre drame. Ce n’est pas du théâtre mais bien la vie de deux êtres dont le destin a malencontreusement réunis. Certains diront qu’il y a des choses pires que la mort…


2s) il y a tant de choses pires que la mort  

Comme… continuer à vivre l’âme déchiquetée. Comme… chercher ailleurs que dans la vengeance ou la résignation la voie à emprunter pour se retrouver. Comme… arracher de soi, de l’intérieur de soi, ces croyances que le temps a incrustées et qu’il bouscule aujourd’hui. Daniel Bloch crut le moment venu de parler davantage de lui. Le fait d’avoir choisi de couper dans son itinéraire pour demeurer à Hanoï, étirant sa présence auprès des xấu xí, devenait un appel à poursuivre ses démarches afin de trouver ce dont il était à la recherche. Les travaux universitaires en linguistique, tous ces sujets qui n’allaient nullement changer le monde, lui apparaissaient désormais, éminemment statiques, en périphérie de la vraie vie. Lui qu’on avait toujours catalogué de rat de bibliothèque, d’intellectuel au discours suranné et archaïque, ne manifestant d’intérêt que pour les choses du passé, la plupart disparues depuis des lustres. 
       
Ses étudiants n’étaient à ses yeux que des cerveaux à remplir. Qu’ils ne manifestèrent pas son intérêt pour les langues disparues de la planète, il l’interprétait comme un affront à l’intelligence, un manque obtus d’ouverture sur la culture! En fait, il les méprisait. Lorsque ses cours furent annulés dans toutes les facultés où il travailla, que ce soit en Europe ou aux États-Unis, cela le déçut, l’amenant à de sérieuses remises en question.

Jamais auparavant Daniel Bloch n’avait ressenti avec une telle appétence ce besoin implanté en lui depuis la mort de ce jeune homme. Événement qui modifia de fond en comble les rapports au sein du groupe des six. Cette métamorphose, on ne réussissait pas encore à la nommer. Latente. La force de cette énergie, il croyait être en mesure de la canaliser. Ça devenait comme une forme de communion en marche vers une épiphanie. Il n’avait jamais rencontré Cao Cấp (le plus âgé); ce qu’il apprit à son sujet lui fut transmis par les autres membres actifs des xấu xí, le tout teinté par leurs émotions ambiguës face à ce geste fort inhabituel, sans mots précis pour les exprimer ainsi que par un climat chargé d’incompréhension, de questionnement qui envahissait le quartier. 

Cette remise en question, non pas de sa vie entière - elle était maintenant sur une pente descendante - mais deux aspects fort concrets : son statut de juif et le judaïsme. En fait, il décryptait une exigence à réfléchir en profondeur sur qui il était, sur l’importance de la religion dans la vie des humains et la sienne. Il avait entre les mains d’intéressants éléments de comparaison. D’abord, cette fierté nationale si présente chez les Vietnamiens: aisément vérifiable. Les longues et pénibles luttes que ce peuple mena afin de survivre comme entité propre sont tout à son honneur. Les Juifs, à certains égards, peuvent lui ressembler. Ils se sont senti opprimés, victimes de plusieurs destructions massives au cours de leur histoire; l’étranger au sac de cuir y décelait des similitudes. Puis la religion, omniprésente chez les bouddhistes d’ici tout comme le judaïsme l’est chez les Juifs, second thème sur lequel il s’interrogeait vivement. Le contact quotidien avec des bouddhistes l’amenait à revoir les normes régissant sa vie. 


3s) il y a tant de choses pires que la mort  

Daniel Bloch savait qu’au cours de ce dîner - Cây (le grêle) n’y assistait pas tout comme il fut absent à la réunion du comité des citoyens – l’occasion s’avérerait peu propice aux échanges en profondeur. Voilà la raison qui le poussa à parler de lui. Il s’en excusa d’entrée de jeu mais Tùm (le trapu) le rassura.     – J’ai passé toute ma vie dans différentes écoles : du kibboutz jusqu’à l’université. Je m’y suis intéressé au point de devenir enseignant. Très jeune déjà, je me passionnais pour les langues. La linguistique devint alors un choix logique. Je crois que vous ne connaissez pas ces deux personnes qui font partie de ma famille mais qui furent célèbres en raison de leurs travaux ; l’un, Ernest Yitzhak Bloch, né le 24 juillet 1880 à Genève de parents juifs et le deuxième, Ernst Blochen Allemagne en 1885, également de parents juifs.   
            
Tùm (le trapu) peinait à traduire les propos de Daniel Bloch accrochant surtout sur la prononciation des deux prénoms. L’étranger au sac de cuir, une fois assuré que ses propos avaient été bien reçus, continua.     – Tous les deux sont de ma famille par des oncles éloignés. Je n’ai pas eu l’occasion de les rencontrer. J’ai compensé en lisant leurs écrits, écoutant leurs œuvres. D’abord Ernest, passé à la postérité comme étant le plus grand compositeur juif; sa musique est hautement spirituelle et d’expression sacrée. Ce qui est intéressant de noter, c’est que sa famille n’était pas religieuse mais il a tout de même reçu une éducation juive. Alors qu’il fit la rencontre d’un écrivain nationaliste juif, une révélation modifia le cours de sa vie. Il a enseigné en Europe puis aux États-Unis, où il est mort. 

Les jeunes, écoutant la traduction de Tùm (le trapu), se demandaient pourquoi Daniel Bloch, qui avait annoncé son intention de les entretenir de lui, parlait plutôt d’un membre de sa famille connu de lui que par sa notoriété. La légendaire politesse vietnamienne imposa l’écoute.     – Je vous en parle pour une raison que vous devriez bien comprendre : sa vie a changé lorsqu’un événement important est venu la perturber. Ses yeux s’ouvrirent, son esprit se mit en état de comprendre et ses actions allèrent, par la suite, dans le sens de ce qu’il venait de découvrir.

Il allait maintenant les entretenir du deuxième personnage possédant le même nom de famille que lui.     – Ernst Bloch, il ne faut pas le confondre avec le premier, même si leur prénom se ressemble. Tout comme son homonyme, il se captivait pour la musique mais également la philosophie. Marxiste tout comme Hô Chi Minh, c’était un pacifiste. Il fût mis à la retraite lorsqu’on s’aperçut que ses idées s’éloignaient de l’orthodoxie communiste. Il reviendra dans son pays natal, l’Allemagne, pour y mourir en 1977. Ce que j’aime de lui se résume en deux citations dont il est l’auteur. Le première : ''Penser signifie aller au-delà.'' La deuxième : ''On a besoin de la longue-vue la plus puissante, celle de la conscience utopique la plus aiguë, afin de pénétrer la proximité la plus proche.'' L’utopie signifiait pour lui : là où s’esquisse la reconquête de l’homme par lui-même.


4s) il y a tant de choses pires que la mort  

     - Je vous ai parlé d’eux puisque, par leur enseignement, je me suis mis à douter. Le doute est souvent le début du changement. Lorsque mes cours furent suspendus par les recteurs des universités où j’ai enseigné, ma première réaction en fut une de colère et de haine mêlées. Tout comme Cây (le grêle) j’y voyais un complot fomenté contre davantage ma personne qu’envers la matière que je m’efforçais de rendre accessible et intéressante à mes étudiants. De leur côté, ils la détestaient, la déclarait absconse et complètement inutile à leur cheminent universitaire.  

Daniel Bloch fit une pause, scruta les visages de ses interlocuteurs. S’apercevant qu’on ne voyait vraiment pas où il voulait en venir, il tenta de se reprendre par plus de précision :     - C’est la mort dans l’âme que je donnai ma démission, brûlai mes notes de cours et décidai de parcourir le monde. Je voyage depuis. Le Vietnam est une des destinations qui m’interpellait en raison de sa langue et de sa culture. Je voyais des ressemblances entre mon statut de Juif, devenu Juif errant, et le questionnement sur ma religion. C’est ici, dans votre quartier de Hanoï, au haut de cette pente, que j’ai découvert que ma quête pouvait trouver réponse.

Il continua une fois la traduction terminée :     - Le jour même de mon arrivée, il y a déjà quelques semaines, se joua un drame, éclata une tragédie. Je m’aperçus alors que la vie n’est pas strictement intellectuelle. La vie c’est du sang qui coule, un poignard qui cherche son chemin ; la transformation du présent au moment où on s’y attend le moins. La vie c’est, aussi, composer avec la mort qui nous guette tous, s’abattant parfois sur quelqu’un de manière inattendue et déroutante. Mes remises en question prirent une autre voie, celle que j’appelle maintenant la route du brouillard qui hésite entre monter ou descendre. Optant pour une alternative, il doit en affronter les conséquences.

Le soir ramena les chauves-souris et un vent frisquet. Il n’a pas plu aujourd’hui. Que des larmes retenues aux yeux de bien des gens. Les anciens Vietnamiens disent : '' Les larmes coulent vers le bas, obéissant à la loi naturelle.'' Les gens du quartier étaient retournés chacun chez eux, ce que Tùm (le trapu), Khuôn Mặt (le visage ravagé) et Thần Kinh (le nerveux) s’apprêtaient à faire. Il est fort à parier que les paroles de Daniel Bloch mijotèrent dans le cerveau de chacun. Un Daniel Bloch devenu moins un étranger qu’un étrange bonhomme aux paroles bizarres, combien éloignées de ce qu’ils ont l’habitude d’entendre. L’idée de transformation, sự biến đổi, prend un sens différent dans la langue vietnamienne mais quelque peu semblable : celui de changement.


                                                                                 

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