vendredi 18 mai 2007

Le cent soixante-quatrième saut de crapaud (14)


Chapitre 34


Rock, sur la pointe des pieds, se dirigea vers le ruisseau avec sa radio-cassette. Il se préparait pour sa toilette. Et comme à la maison, tous les matins depuis très longtemps, il plaça la cassette de la chanteuse d'opéra Kiri Te Kanawa. Agenouillé devant le ruisseau qui s'était bien rempli avec toute cette eau tombée depuis le début de la soirée d'hier, prêt à se laver, il démarra la cassette. La voix puissante de la chanteuse sortit de la radio dont le volume ne pouvait plus élevé.

Aussitôt, les autres bondirent à l'extérieur des tentes, regardèrent Rock, la figure barbouillée de savon.
- Cé la mort que tu charches, maudit Béliveau en marde?
- Quoi? répondit Rock qui ne semblait absolument pas comprendre ce qui se passait.
- Tu vas réveiller ta mère, man! Joe, sorti de son sac de couchage se dirigeait vers Rock alors que Raccoon n'était pas visible.

Mario ferma la radio sans un mot, passant devant les Poulin surpris de voir Annie ignorer le grand.

- Le lever est prévu pour 9 heures. 9 heures. Il est présentement 6 heures, heure normale de l'est, une heure plus tard dans les Maritimes, insista un Bob sans lunettes, les cheveux droits sur la tête.
- Et un heure de moins dans mon sac de couchage, ajouta Joe repartant vers le dessous de l'abri.

Rock regardait tout le monde avec son air de petit garçon gêné, mais encore plus par la présence d'Annie en robe de nuit:
- Je m'excuse. J'installe mes écouteurs.

Alors que chacun retournait à son lieu de sommeil, pour Caro, l'effet fut automatique: les tentes n'étaient plus placées dans le même angle que la veille. Lorsqu'elles furent montées, les deux moustiquaires d'entrée se trouvaient face à face. Ce matin, la tente des Poulin était perpendiculaire à celle des Viulleneuve, comme si elle avait fait un début de tour sur elle-même.
Rock, en sortant, ne s'était pas aperçu qu'il avait le ruisseau droit devant lui au lieu de l'entrée de l'autre tente.

- Bob!
- Qu'est-ce qu'il y a Caro?
- Tu ne remarques rien de spécial... du côté des tentes?

Après avoir plissé les yeux quelques secondes:
- J'imagine que le vent de cette nuit a fait bifurquer...
- Bifurquer? C'est plus que bifurquer, notre tente a bougé de 90 degrés par rapport à hier.
- Encore une farce de Joe, sans doute. Retournons nous coucher.
- Je veux en avoir le coeur net. Caro se dirigea vers l'abri, là où Joe avait passé la nuit.

En deux enjambées, elle fut sous la toile mais le grand ne s'y trouvait pas. Son sac de couchage une boule permit à Caro de voir qu'il avait dormi dans l'eau, les rigoles n'ayant pas suffi à protéger l'endroit contre le déluge d'hier.
- Joe? Elle ne reçut aucune réponse. Rien autour. Personne. « Il est sûrement à la recherche de Raccoon» puis tourna les talons revenant vers sa tente.

Son regard inquisiteur fit le tour des lieux, principalement sur l'emplacement du feu de camp où les braises flottaient, noires entre les pierres. Curieuse, elle s'approcha du cercle à l'intérieur duquel tous, sauf Bob, avaient remarqué cette espèce de plaque sur laquelle ils crurent voir un aigle à deux têtes et des griffes terrifiantes. Elle fouilla. Rien.

- Qu'est-ce que tu cherches?

Caro laissa échapper un cri de peur n'ayant pas entendu Rock se profiler derrière elle:
- J'essayais de retrouver... Commences-tu à trouver toute cette histoire bizarre?
- Les affaires étranges ont commencé avec le rêve de Joe, lui répondit Rock jetant un regard désintéressé sur les braises nageant dans l'eau.
- Quel rêve de Joe?

Rock la mit au courant du cauchemar dans lequel Joe se débattait contre des punks, des rats albinos, des scooters, tout cela il y avait deux jours maintenant.

- C'est peut-être normal pour Joe de rêver de telles choses, mais ce qui se passe depuis que nous sommes dans le parc national m'apparaît plus inquiétant. Je me demande si on ne devrait pas retourner au camping.
- Vas-tu en parler à Bob?
- C'est sûr qu'il ne voudra rien savoir.
- Aimes-tu l'opéra, Caro?
- Oui, mais pas le matin à 6 heures dans un bois où il se passe des choses spéciales.

Rock n'eut pas le temps de continuer la conversation que Caro retournait profiter de quelques heures de sommeil. Il remarqua qu'en plein jour, on n'avait pas du tout la même vision dans la tente que la nuit.

- J'en parle à Mario.

Il n'avait plus le goût de retourner se coucher, en plus sa toilette était faite. Il fit un peu de ménage autour du campement et s'arrêta à l'emplacement du feu de camp. Avec la pelle à rigoles, il s'affaira à enlever l'eau de même que les braises, espérant découvrir quelque chose. Une fois l'eau enlevée, il retrouva le sol. Rien d'anormal; pas de plaque. Il se dit que le soleil qui plombera de plus en plus fort au cours de la journée devrait sécher rapidement l'endroit, sinon ils devront faire le feu de camp de ce soir au deuxième coin prévu à cet effet.

Absorbé par son organsiation, il n'entendit pas Joe revenir:
- Veux-tu bien me dire où t'as pris cet habit-là?
- Y a pas mal de mouches par icitte, si tu veux pas t'étoufer avec queques-unes, tu feras mieux de te farmer le clapat.

Joe avait revêtu son habit de camoufflage vert kaki. Celui qu'Annie avait remarqué alors qu'elle était chez lui. Quelqu'un ne faisant pas partie de la gang et qui l'aurait déjà vu auparavant, ne le reconnaîtrait tout simplement pas. Il semblait plus grand, plus mince dans ce vêtement militaire: t-shirt, veston, pantalon et ceinturon, tout cela avait certainement déjà appartenu à un grand général.

- R'garde pas mes bottes, j'n'ai pas, cé mes runnings.
- J'ai de la misèree à te reconnaître, Joe.
- Té mieux d'le dire aux autres que cé moé avant qui pensent que cé encore une affaire de fou.
- Qui t'a donné ça? Rock l'examinait de la tête aux pieds, bouche bée.
- Me croiras-tu si j'te disa que cé mon grand-père?
- Il a fait la guerre?
- Les deux.
- Il devait y avoir des bottes avec cet habit-là? Rock ne cessait de questionner le grand.
- J'les ai pas. Seulement un béra, mais avec mes ch'veux y'm rente pas sua tête.
- Essaye-le que je vois.
- Y é dans mon sac mais j'te gage que tu vas mourir de rire, mon p'tit morveux. Joe n'étant pas certain si Rock était intéressé ou se moquait de lui. J'vas l'mettre si tu m'aides à trouver Raccoon. Depuis ton chantage j'sais pas où y é caché.

Les deux partirent à la recherche du raton laveur, se partageant le terrain. Ils n'osèrent pas l'appeler de peur de réveiller une autre fois tout le monde. Joe craignait que son ami ne se soit trop vite habitué à la forêt, qu'il ait senti l'appel de la nature et lui ait répondu. Pour une rare fois, le grand ressentait de l'inquiétude pour quelque... chose. Perdre Raccoon, ça serait perdre la moitié de sa vie.

Plus il cherchait, plus il souhaitait le retrouver avant Rock. Le voici rendu à l'autre bout de la clairière, le premier campement lui paraissait bien loin à ses yeux. Il entendit gratter. S'avançant tout en appelant Raccoon, il s'immobilisa:
- Raccoon, viens mon p'tit.

Au même moment, le raton laveur sortit à toute vitesse de derrière un arbre et, ventre à terre, se dirigea vers Joe. Voyant son maître ou sa mère ou son frère, il ne reconnut pas. S'arrêta. Le fixa comme s'il s'agissait de quelqu'un d'autre mais possédant la même voix. Pris de panique, Raccoon détalla vers l'endroit d'où il était sorti aussi vite qu'il était venu.

Joe comprit que la raton laveur l'avait confondu:
- Viens mon Raccoon. Cé ton grand fou de Joe déguisé en épa d'solda. Il marcha lentement vers la cachette de la petite bête, enlevant son veston, son t-shirt kaki et ce fut trose nu qu'il se pointa devant Raccoon. Celui-ci le regarda venir, et rassuré de bien retrouver le seul être humain qu'il aimait, courut vers lui.
- Quand cé que tu vas arrêter de m'faire peur? Tu cé que si tu t'en vas, j'le prendrai pas. Pas tu suite, en tout cas.

Joe prit Raccoon dans ses bras, ses affaires répandues un peu partout et se dirigea vers le campement où Rock l'attendait.

- Il est drôle ton raton laveur. On dirait qu'il veut rester avec toi et en même temps, une force le pousse à prendre le bois. Ça doit être naturel pour lui d'essayer de retrouver sa famille.
- Sa famille, cé moé, Rock.
- Je parle de sa vraie famille.
- Ça existe tu des pas vras familles?

Voyant qu'il n'aurait pas le dernier mot, Rock lui demanda d'essayer son bérêt.
- J'veux pas faire peur à Raccoon. Y m'a pas r'connu ta l'heure avec mon habit d'armée.
- Là, il sait que c'est toi. Tu peux le mettre.
- Attends moé là.


Chapitre 35


Joe laissa veston et t-shirt près de la table improvisée et alla chercher, dans son sac vert, le bérêt faisant partie de son habit militaire. Alors que le grand, suivi de Raccoon, s'en allait, Rock prit le veston pour l'essayer. Le retournant, les yeux de Rock se posèrent sur une étiquette bordée à l'intérieur:
- Trop c'est trop, dit-il, ne sachant plus quoi penser.

L'étiquette cousue à l'ourlet du collet venait de frapper Rock en plein visage. Il y décela, malgré son aspect délavé, une forme pouvant ressembler étrangement à la plaque imprimée dans les braises du feu de camp de la veille.

- Il me semble que c'est juste dans les livres qu'on peut voir des affaires comme cela. C'est pas possible que tout s'emboîte de cette façon. La seule chose difficile à vérifier, c'est si les symboles sont les mêmes. Ça se peut quasiment pas. Il doit y avoir une machination derrière tout ça. Et Bob qui parle d'imagination. Je suis tout mêlé.

Perdu dans ses pensées, Rock fut ramené dans la réalité par l'arrivée de Joe, coiffé de fameux bérêt vert kaki et suivi d'un Raccoon se tenant un peu à distance. On voyait qu'il avait compris la leçon.

- Té ben blême, le p'tit.
- T'as raison, ton bérêt c'est pas fameux.
- Qu'est-ce que t'as?

Rock rendit le veston à Joe après lui avoir montré ce qu'il venait de découvrir. Les deux, une fois la surprise passée, essayaient de mettre de l'ordre dans ces signes et insignes, symboles ou on ne sait trop quoi, tout ce qui semblait les suivre depuis vingt-quatre heures.

- J'pense qu'on devra pas en parler aux aut's.
- Pourquoi?
- Les nerfs sont assez à vif comme cé là, empirons pas les affaires.
- Cette étiquette était-elle là avant qu'on arrive? questionna Rock tout en souhaitant ne pas recevoir de réponse.
- Ché-tu moé. J'r'garde pas mé guénilles avant dé mettre, l'épa.
- Quand ton grand-père t'a-t-il donné cet habit?
- La darnière fois que j'l'ai vu, yéta mort.
- Ça me dit pas quand!
- Deux, trois ans, j'm'en rappelle pu. Cé l'facteur qui a amené ça dans un paqua à maison. Y a fallu que j'signe mon nom su uin papier avant que je l'rouve pis que j'trouve ct-'habit là.
- Comme un héritage?
- J'sais juste que mon pépère, y a fait deux guerres. Cé mon père qui l'a dit. Mais y me sembe qu'avec les dates, ça pa d'allure.
- Pourquoi il ne l'a pas donné à ton père?
- Le père pis lui y se parla pu.
- C'est compliqué?
- Tu sais, les affaires de parents, cé roffe.
- À qui le dis-tu!

Joe et Rock tentaient de décoder les message imprimé sur l'étiquette quand Mario se leva. Il s'étira et respira un bon coup. Regardant autour de lui, il vit les deux se passant un veston qu'ils scrutaient à la loupe. Qu'ils fussent ensemble le surpris bien davantage. «Encore une chicane!» se disait-il tout en se dirigeant vers eux.

- Raccoon n'est pas là?
- Depuis quand tu t'intéresses aux animaux?
- Depuis que je te connais, mon Joe.
- Approche pis j'vas t'éternuer ça dans face, mon Ti-Cote.
- Qu'est-ce que vous examinez comment ça?
- Rien, lui répondit Rock. Regarde Joe avec son habit de combat!
- Veux-te camoufler? Tu te cacheras pas de monde ici, le grand.
- J'joue à cachette avec Raccoon.
- Qui cherche l'autre?

Rock et Joe se jetèrent un oeil complice alors que le petit se demandait s'il ne serait pas préférable de mettre Mario au courant de leur découverte. Incapable de mentir, il se doutait que dans sa figure quelque chose transparaissait.

- Il me semble, Rock, qu'il y a quelque chose de louche...
- Hummm...
- Quoi?

À son tour, Joe regarda Mario. Puis Rock. Mario encore. Il tournait son bérêt entre ses doigts:
- Dis-y donc.
- T'as raison, Joe.

Rock se mit à tout raconter, sans oublier l'histoire des tentes. Un flot ininterrompu de paroles, de gestes, tout se déversait sur Mario dont le regard passait de son associé à Joe, le militaire. Au fur et à mesure, il tentait de se remémorer chacune des apparitions du symbole dans le temps, de voir sous quelle forme ou quel aspect il se présentait, se manifestait et, péniblement, essayait de les mettre en relation. Il sentait qu'une mission venait de lui tomber dessus.

Le chef Bob - cela devenait clair pour Mario - ne portait aucune attention à ces phénomènes, s'efforçant plutôt de convaincre la gang qu'ils n'étaient que de purs effets de leur imagination. Mais allaient-ils les conduire vers de graves dangers?

Pour Bob, ce camp sauvage était la réalisation de son projet, tout ce qui comptait pour lui.. Point final. Il l'avait pensé, mûri, organisé, planifié depuis si longtemps, maintenant qu'il y était, il n'allait pas y renoncer. Que Caro soit terrifiée ne le touchait pas beaucoup! Qu'Annie devienne un peu plus sérieuse qu 'à l'habitude, ça lui paraissait normal! Que Joe et Rock soient l'un près de l'autre sans que le grand n'enrage, sans doute ne le remarquerait-il pas!

Mais lui, Mario Ti-Cote Chabot, toutes ces choses lui devenaient plus importantes, et les propos de Rock qu'appuyait Joe, n'avaient sur lui aucun effet de surprise, plutôt comme un message.

- On dirait qu'ça t'dérange pas.
- Ce qui me dérange, c'est le fait que l'on s'avance dans le parc national vers un deuxième emplacement et qu'il n'y ait que cela qui compte. Ce qui me dérange c'est que tout ce qui se passe autour de nous n'atteigne pas notre chef, qu'il n'en tienne pas compte, qu'il fasse tout pour le nier.
- Le camp sauvage c'était un projet de vacances, pas une excursion militaire, dit Rock.
- Dis-tu ça à cause d'mon habit?, demanda Rock, insulté.


Les deux soeurs Poulin, sortant de leur tente, se dirent qu'à 9 heures, ça devait bien être l'heure de déjeuner.

- Qui a fait le jus d'orange? demanda Annie qui remarqua les trois gars, au loin, en pleine discussion. et revenant vers l'emplacement. Lorsque la distance lui permit d'être entendue:
- C'est toi qui a fait le jus d'orange, Joe?
- Non, c'est moi, répondit Rock qui l'examinait avec des yeux trop petits pour tout voir.
- Avec l'eau du ruisseau?
- Oui. Bob a dit qu'elle était potable.
- Même si elle était rouge, hier soir, s'inquiéta Caro.
- Où est ta radio, Rock, demanda Mario afin de changer de sujet de conversation.
- Pas encore d'l'opéra. Chu tanné de courailler Raccoon partout dans l'bois.
- Non, seulement pour vérifier si les ondes se rendent jusqu'ici.


Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

  Trudeau et Freeland Le CRAPAUD ne pouvait absolument pas laisser passer une telle occasion de crapahuter en pleine politique fédérale cana...