- Élisabeth, tu devrais …
- Élisabeth, n’oublie pas de …
- Élisabeth …
Chaque fois qu’elle entendait prononcer son prénom, beaucoup par sa mère, à l’occasion par son père, la petite Élisabeth se convainquait davantage que celui-ci ne lui convenait pas. Une vague impression de non appartenance. De sorte qu’elle s’en tenait aux consignes suivant l’écho de ces quatre syllabes.
- Élisabeth, tu devrais accélérer un peu, les hommes vont revenir des champs et ils auront faim. Alors, ne perds pas ton temps.
Des chambres qu’elle achevait de remettre en ordre, elle descendait à la cuisine pour s’affairer à préparer le dîner. Debout depuis très tôt le matin, après être allée à l’étable donner le coup de main nécessaire à la traite des vaches, avoir nourri les poules qui couraient partout autour de la maison, Élisabeth, la fille aînée de la famille Gendron, celle qui ne prenait jamais le temps de se recoiffer ou encore de jeter un coup d’œil dans la glace afin de vérifier l’état de sa beauté, revenait auprès de sa mère afin de vaquer à l’essentiel. L’essentiel étant continuellement de s’assurer que les hommes aient à manger avant de repartir travailler.
Toute jeune encore, Élisabeth sut que le travail du matin au soir serait son lot. Qu’elle n’aurait d’autre destinée que celle de « donner un coup de main » dans une famille pauvre qui peinait à joindre les deux bouts et dont les assises reposaient sur les garçons, ceux qui verront à la survie des Gendron.
Elle apprit à lire, sans jamais avoir su écrire, en revoyant d’un dimanche à l’autre les mêmes mots en latin inscrits dans un prie-avec-l’église dont les années froissèrent les pages. Ses seules sorties également. À cette époque, celle où la Gaspésie vivait sans électricité, celle des toilettes attenantes aux arrières des maisons, celle où les heures humaines suivaient les levers et les couchers du soleil, à cette époque où l’on vivait imperméabilisé aux changements. Les nouvelles parvenant dans la région avaient déjà un bon bout de chemin de fait et pouvaient être classées parmi les souvenirs.
Élisabeth sut rapidement que son monde était celui des hommes. Sans eux, point de salut ! Ils avaient droit de parole et celle-ci devenait la voie, la vérité et la vie. Ils avaient droit à l’exploitation et celle-ci s’étendait aux espaces, aux habitations puis aux personnes. Les hommes faisaient les chemins, les empruntaient vers des directions qu’eux seuls dessinaient. Ils étaient seuls à pouvoir revendiquer le droit à la propriété qu’ils étendirent du matériel aux animaux puis aux humains. On était le fils de celui-ci, la fille de celui-là. Tout se conjuguait au masculin.
Élisabeth sut rapidement qu’elle servirait, qu’elle serait au service de son père et sous la gouverne de sa mère. Elle l’intégra aussi vite que la routine dans laquelle son utilité se confondrait. En bas âge, à titre d’aînée, elle devint l’assistante de l’assistante de monsieur Gendron, l’agriculteur gaspésien typique. Et plus elle avançait en âge, plus ses journées s’allongeaient, plus sa besogne l’accaparait.
Parfois, dans les yeux de sa mère, elle décelait une fatigue que les nombreuses couches y déposaient. Sa destinée ressemblerait à cela, il n’était pas possible d’envisager autre chose. Autant se résigner tout de suite et calquer ses comportements à ceux-là.
Sa place à table était debout à remplir les assiettes que les hommes de la maison vidaient avant d’aller s’étendre quelques minutes, recroquevillés dans un coin de la maison, un oreiller sous leur tête. Ça allait au temps des saisons chaudes. En hiver, on ne dormait pas à même le sol, il fallait vite repartir vers la forêt, cette donneuse de bois et de gibier.
La femme tenait maison que l’homme avait construite. Dans la répartition des tâches qui s’ensuivait, une hiérarchie s’installa, maintenue par une organisation sociale serrée. C’était ainsi, un point c’est tout.
Voilà comment Élisabeth fut modelée. L’inévitable isolement qui à l’époque allait de soi avec le fait de vivre dans les terres reculées, marqua cette génération au fer rouge. Revenir sur l’importance des gens d’église risquerait de nous plonger dans des clichés souvent rabâchés. Insister sur l’absence d’informations parvenant au compte-goutte apparaît superflu. On vivait au bout de la terre, d’une terre trempée dans la mer et le fait de survivre relevait encore de l’exploit. Pour un enfant vivant deux mouraient. Pour une saison bonne, trois mauvaises.
Élisabeth Gendron, comme toutes les filles et les femmes du début de ce siècle numéro vingt, avançait dans la vie munie d’un plan tracé à l’avance, tatoué sur son corps et son âme comme un testament à exécuter. Telle sa mère et ses sœurs, Élisabeth qui n’aimait pas son prénom, ne connaissait d’elle que les rôles imposés par son sexe.
… à suivre …