jeudi 31 mars 2022

Chapitre - 1B -

                                                             1B

 

    Bao a raison de dire que la clientèle du soir fréquentant le café Nh Sông  ne ressemble en rien à celle du jour. La fraîcheur, du fait qu’il effleure les berges du fleuve, se faufile subrepticement, charriant des odeurs de plantes aquatiques qui caressent la peau mise à dure épreuve par la chaleur torride de la journée. 

Le grand espace semble avoir rétréci, l’orangé que la lumière des lampes accrochées au-dessus de chacune des tables, forme des strates suspendues à travers les taches obscures. L’atmosphère joue entre l’intime et le mystère.

À leur arrivée, Daniel Bloch remarque que la serveuse de l’après-midi a laissé place à un jeune homme vêtu d’une chemise blanche immaculée, d’un pantalon noir, uniforme recouvert d’un tablier vert émeraude. Il reconnaît et salue la professeure comme on le fait pour une vieille connaissance.

- Je rapporte votre livre dès la semaine prochaine.

- Profites-en, Thi, il ne m’est pas utile pour le moment.

- Merci madame. Je vous sers le thé vert ?

- Citronné... Pour mon ami Daniel Bloch, que je te présente, un café robusta.

- Oh ! Serait-ce vous que ma collègue surnomme Dibi ?

Serrant la main du jeune homme qui paraissait vouer une admiration évidente envers Bao, il lui présenta Fany .

- Vous savez, Hoa m’a parlé de vous ainsi que de ce chien qui est tout simplement magnifique. Nous ne sommes pas habitués, ici à Saïgon, de croiser des bêtes aussi puissantes que cette Fany.

- Elle est originaire de Sapa.

- Ça se lit tout de suite. Le calme et la majesté des montagnes l’ont forgée. Si quelquefois des occupations vous obligeaient à avoir besoin d’un gardien, je me rendrai disponible.

- Thi, j’espère bien prononcer votre nom ? J’accepte de me rendre là où ma chienne peut m’accompagner, sinon je décline.

- Quelle extraordinaire fidélité !

Le garçon leur assigna la même table qu’en après-midi ; il reviendra avec les breuvages. Ne pouvant cacher sa curiosité, l’homme au sac de cuir passa en revue les clients qui emplissaient le café. Aucune trace de la fameuse triade ; d’ailleurs, se dit-il, Fany les aurait rapidement flairés, ce qui ne fut pas le cas.

Il y avait bien quelques couples de Vietnamiens engagés dans des discussions sérieuses, d’autres, plus jeunes, pitonnaient sur leur portable sans se soucier de personne, mais aucun étranger. Ceux de l’après-midi, les buveurs invétérés de bière et aux discours décousus, mêlés de sous-entendus, brillaient par leur absence.

La chienne prit place sous la table, le museau bien écrasé sur les pieds de son maître qui lança aussitôt la conversation, désireux d’en connaître plus sur ce qu’il appellera bientôt “l’affaire”.

- Vous vous sentez plus à l’aise ici pour achever votre histoire.

- Ce n’est pas une question d’embarras qui m’a arrêtée, plutôt la certitude que le cadre de ce café conviendrait mieux. Sans en être le théâtre principal, il est le lieu propice pour pénétrer dans la complexité de sa trame.

- Je vous écoute, dit-il, lui offrant une Marlboro.

Elle ne s’interrompit pas lorsque les tasses de thé et de café furent déposées devant eux. Elle n’a rien du Vietnamien moyen, qui encore maintenant, lorsqu’il doit parler de choses, disons secrètes ou pouvant lui être fâcheuses, baisse le ton après avoir vérifié si des oreilles indiscrètes pouvaient l’entendre.

Elle fit une courte synthèse des informations avant de s’avancer.

- Je me suis donc mise en phase lecture, notant au passage quelques détails qui m’apparaissaient plus importants que d’autres. Le scripteur, je m’en suis rapidement rendu compte, possédait une connaissance aiguisée de chacun des points qu’il abordait. L’interlocutrice devait sans doute s’attendre à ce que les lettres écrites par un homme que j’identifierai plus loin comme étant son mari, s’informe sur la situation prévalant dans le Mékong. Jamais, durant toutes ces années qui les séparèrent, il ne prendra de nouvelles d’elle ou de sa famille proche et éloignée. Du moins, rien ne va dans ce sens. Aucun mot de tendresse, aucune parole d’amour. Cet homme possède une mémoire fantastique. Doté d’une grande aisance pour l’écriture, son vocabulaire aussi vaste que des champs de bataille, une syntaxe rigoureusement correcte, le lire me procurait un réel plaisir en plus de représenter une mine d’informations sur des événements dont je ne pouvais pas me douter. J’avoue que j’arrivais mal à tout mettre dans un continuum. Ça serait un pléonasme de dire qu’au Vietnam, si cela ne relève pas du discours officiel, il est automatiquement classé parmi les documents issus de la dissidence, donc interdit à la publication. Je ne crois pas me tromper en les classant parmi ceux-là.

- Vous les avez toutes lues ?

- Lues, relues à de nombreuses reprises.

Daniel Bloch portait attention à chacune des paroles que la professeure lui débitait d’un ton posé, n’arrivant pas à appréhender le fil conducteur de cette intrigue. D’accord, il s’agissait d’épisodes - selon des calculs rapides, la moyenne s’élevait à près d’une lettre par mois, parvenant à une épouse clouée dans le Mékong alors qu’il participait, semble-t-il, au conflit cambodgien - d’épisodes, il allait bientôt le découvrir, une chronique de guerre en ressortirait. Ce n’était pas sans arrière-pensée qu’elle lui avait parlé de Grahan Greene. Tout comme l’écrivain britannique, l’auteur était-il un journaliste en poste auprès de l’armée vietnamienne engagée au Cambodge ? Souhaitait-il que ces billets fussent transmis à quelqu’un de précis ou un organisme spécifique ? Divergeait-il d’opinion avec la position officielle de son pays en ce qui a trait au conflit l’opposant au Cambodge ? Était-il à la solde d’une quelconque organisation ? Si oui, laquelle ? Est-ce que ses buts, ses objectifs visaient à déstabiliser un gouvernement qui en avait beaucoup à découdre après 1975 ? Autant de questions, d’autres encore, se bousculaient en lui, à un rythme accéléré.

- Impossible de résumer tous ces courriers. Il y a tant et parfois, trop. Je veux camper le contexte afin que vous puissiez vous faire une opinion et par la suite, accepter ou non de me suivre dans la poursuite des choses.

- Vous avez besoin de moi ?

- Lorsque cet après-midi vous me disiez avoir un intérêt pour la mémoire, cette affaire, un peu en suspens pour le moment, s’est ravivée en moi.

- Je ne suis pas un spécialiste en neurosciences, loin de là, mais la mémoire et  ses ramifications me captivent.

- Vous serez bien servi. Je continue à vous la raconter, mais il se fait tard, préférez-vous que nous nous donnions un autre rendez-vous ?

- Nullement, je suis un oiseau de nuit.

- Un phénix ?

- La comparaison tient bien la route.

Thi, le serveur aux tables, profitant d’un moment d’accalmie, lisait ce qui semble être le livre offert par la professeure, y mettant une concentration à nulle autre pareille, les pages succédaient aux autres. À l’occasion, comme attiré par un aimant, il jetait un regard vers Fany qui ne lui portait aucune attention ; une relation fusionnelle éclipsant tout autour d’elle.

Quelques instants plus tard, le jeune homme sortit un stylo et une feuille de papier de son sac à dos. Penché sur un ouvrage exigeant de lui une certaine réflexion, il écrivait. Ses yeux allaient de la feuille aux flots s’abattant avec un énergique fracas sur le quai vermoulu adjacent au café, puis, chiffonnant le feuillet, en fit une boulette qu’il lança dans les vagues.

Bao reprit la parole.

- La période au cours de laquelle les événements ont lieu remonte aux interminables années que dura la guerre du Cambodge. Les acteurs aussi : un homme écrit des lettres à son épouse sans que celle-ci ne lui réponde, car jamais on perçoit un quelconque retour sur une question qu’elle lui aurait acheminée, si par hypothèse elle l’ait fait. Ces documents seront demeurés enfermés dans une armoire, pas à clé m’a bien précisé l’étudiante qui les a découverts puis subtilisés, sans que personne le sache. Ils contiennent des informations sibyllines sur la tenue d’affrontements entre les troupes des Khmers Rouges (surnom d’un mouvement politique et militaire communiste radical d’inspiration maoïste, qui a dirigé le Cambodge de 1975 à 1979) et certaines forces vietnamiennes. J’ai vérifié si certains détails collaient à la réalité et à ma grande surprise, rien ne correspondait aux manoeuvres que l’armée vietnamienne a entreprises. Ce qui n’empêchait pas qu’une missive suivante contenait la paraphrase comme je te le mentionnais. J’ai imaginé qu’il pouvait s’agir d’autre chose que la libération du Cambodge soumis à la domination khmère rouge, mais en lien avec cet événement. Là où cela devient captivant, c’est lorsqu’il consacre des pages et des pages à trois personnages différents, ayant occupé, l’un après l’autre, la même fonction militaire auprès d’une colonne de soldats dont le scripteur faisait partie.

- Puis-je me permettre de vous interrompre et vous demander si je peux faire un lien entre les individus que nous avons croisés dans la rue, les mêmes qui se trouvaient assis à une table derrière nous cet après-midi et ceux dont les lettres font mention ?

- Exactement.

- Comment pouvez-vous en être certaine ? Comment êtes-vous parvenue à les reconnaître, ici, dans ce café de Saïgon ?

- Il me semble qu’à ce stade, une Marlboro serait la bienvenue.

Bao fit signe au garçon de table de renouveler leurs breuvages.

- Pas trop fatiguée Fany ?

La chienne s’ébroua puis reprit sa position favorite aux pieds de son maître.

Lorsque Thi s’amena à leur table, la professeure l’apostropha d’un ton réprobateur.

- Combien de fois t’ai-je grondé à ce sujet ?

- Je ne peux faire autrement, vous le savez.

- Oui, mais je n’accepte pas cette réponse.

Le jeune homme, penaud, retourna à son tabouret derrière le comptoir.

Bao expliqua qu’il est poète et pour des raisons d’ordre familial, il a dû abandonner les cours de littérature qu’il suivait avec elle. Sa mère, car il ne semble pas connaître son père, jugeait qu’écrire des poèmes n’était pas un travail salarié. Engagé ici, il y est depuis plus d’un an.

Elle dit avoir opté pour cet endroit afin de rester en contact avec cet élève n’ayant jamais cessé d’écrire. Sauf, qu’une fois le poème ayant vu le jour - plutôt le soir, car il est du quart débutant à dix-huit heures - son auteur chiffonne le feuillet sur lequel il l’a écrit avant de le lancer dans le fleuve. Cela l’horripilait et elle le lui disait. Sa réponse, toujours la même, répétait que le texte avait peu de valeur, ce qu’elle n’a jamais pu vérifier.

- Revenons à ces personnages que je nommerai “les anciens colonels”, ceux qui représentent la pierre angulaire de l’énigme. Avec l’aide de mon étudiante, j’ai rencontré sa grand-mère ; ma recherche se transformait en enquête. Bizarrement, lorsque celle-ci fut mise au courant que les lettres se retrouvaient entre mes mains, que j’en avais pris connaissance grâce à la complicité de sa petite-fille, un grand soulagement barrait ses yeux roussis. On perçait un secret manifestement lourd pour ses épaules de vieille dame. Collaborerait-elle avec moi, me préciserait-elle certains éléments obscurs à ma compréhension et principalement, allait-elle accepter de rouvrir le livre sur une période de sa vie tourmentée, à la limite troublée ?

- Avez-vous appris de cette rencontre ?

- Oui et non. Lorsqu’on tire sur un fil de laine, tout l’ouvrage risque de se défaire. Ce que je craignais, c’était d’aller trop vite. J’avais peur qu’elle m’associe soit aux forces policières, soit à quelque organisation occulte dont elle espérait peut-être se faire oublier. Au début, ses réponses à mes questions étaient évasives, souvent pimentées de je ne me souviens plus, “il y a si longtemps déjà. Vous savez ce qu’il faut de patience avant qu’un Vietnamien vous fasse confiance et entrebaîlle la porte de son âme. Elle a toutefois accepté de me recevoir une autre fois.

La voiture dans laquelle la dame prenait place démarra, suivant la rue Tôn Đc Thng opposée à la direction que prirent Daniel Bloch et Fany. Ils passèrent devant l’hôtel Majestic pour déboucher sur l’avenue Nguyên Huê. La chienne, habituée au rythme de marche de son maître, ne flânait pas, ne flairait rien, certaine qu’elle retrouverait l’hôtel sans détours ou obliger son maître à s’informer.

 

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    Un couvre-feu imaginaire dès 23 heures invite les habitants de Saïgon à rentrer chez eux. Il y a bien les retardataires, les employés de la voirie municipale qui s’affairent à nettoyer les rues, quelques paumés, ici et là, ne sachant trop où s’installer, sous quel pont enjambant le fleuve y passer la nuit. Autant cette ville à la surchauffe durant le jour, noyée sous une multitude d’automates qui circulent, pressés et nerveux, à pied ou à motocyclette, autant, la nuit venue, se métamorphose en une sorte de sanctuaire.

Ils arrivèrent rue Phm Ngũ Lão. Jugeant que sa chienne a bien besoin de quelques instants juste pour elle, Daniel Bloch s’installa sur un banc de parc tous les deux viennent quotidiennement. Il laissa Fany courir ici et là, à sa guise, aucun autre membre de sa race ne la dérangeant à cette heure tardive.

À l’image du café d’où il revenait, le parc se transforme la nuit tombée ; la clientèle qui le fréquente se fait moins nombreuse, plus bigarrée. Plusieurs bancs deviennent des couchettes ou des lieux d’attente pour les voyageurs qui partiront dans des bus de nuit vers le Cambodge, notamment. Des marcheurs solitaires à l’allure insomniaque déambulent dans les allées sinueuses telles des veines noires. Cet endroit a mauvaise réputation ; il est de notoriété publique qu’ici on peut se procurer de la drogue, que la prostitution est florissante. La police de Saïgon a un peu baissé les bras face à ces deux plaies sociales, ne réussissant pas à endiguer un phénomène qui les dépasse. On punit le trafic et la consommation de stupéfiants par des peines sévères, mais comme il y a sous toute organisation légale ou non, des profits à encaisser, il vaut mieux s’en tenir à des menaces qui se transmuent en alléchants pots-de-vin. Le trafic humain se serait ajouté récemment. Comme il ne s’agirait d’un épiphénomène, vaut mieux ne pas trop s’y intéresser pour ne pas réveiller un monstre endormi.

Fany gambade alors que Daniel Bloch cherche à synthétiser les différents éléments de la journée. Une rencontre fascinante avec cette femme qui l’est tout autant ; un dîner parfaitement bien réussi dans un excellent restaurant ; les grondements de sa chienne à la vue de trois individus, quidams au premier abord, puis déclencheurs d’une “affaire” abracadabrante, dont la narratrice, n’en dévoilant que certains aspects, piqua sa curiosité ; et surtout, elle.

- Viens mon chien, on rentre!

Traversant la rue, il ne remarqua pas derrière lui, sur le trottoir adjacent au parc, Hoa, la serveuse aux tables du café, une cigarette au bec, qui l’observait.

 

L’odeur nauséabonde des tranchées

 ne pourra jamais nous lâcher

quoi qu’il puisse advenir

de nous, de notre passé, de nos souvenirs...

 

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