vendredi 16 décembre 2005

Le cinquante-septième saut de crapaud

… la suite…

Il est important à ce stade de l’histoire de nous resituer dans le temps. Pour le lieu, c’est clair. Arthur, sous l’impulsion du chanoine, avait en quelques mois réussi à monter un alambic dans le vide sanitaire de l’église. On y accédait par une porte dissimulée dans le confessionnal que seul le curé Boudreau utilisait.

Ce dernier, décédé le 17 novembre dernier, reçut le 25 du même mois les honneurs de la part de sa communauté pour soixante années et plus de prêtrise, de cure dans cette paroisse, l’unique d’ailleurs à Anse-au-Griffon, lors d’une cérémonie fastueuse qu’officia l’évêque de Gaspé. Son corps devait être déposé dans le charnier du cimetière, celui que partageaient deux colocataires à mi-chemin vers Cap-des-Rosiers. Nous étions alors le 26. La neige ne s’était pas encore déposée sur la côte gaspésienne de sorte que l’on envisageait bien enterrer la tombe du vieillard. Mais voilà que le bedeau, dont la tâche comportait également la responsabilité de fossoyeur, bien qu’il avait préparé tout à fait correctement l’église pour la cérémonie se faisait invisible. Le cercueil reposa donc, paisiblement, tout à côté du charnier, respectueusement drapé dans la chasuble noire du curé. Durant la nuit du 26, un drôle de phénomène céleste attira l’attention d’Angèle. Le lendemain, elle s’y rendit et constata la disparition de la tombe. À son corps défendant et pour des raisons qui s’éclairciront bientôt, elle en avisa les membres du conseil de la fabrique qui formèrent une procession hésitante se dirigeant vers les lieux. Ils furent estomaqués de voir les pierres tombales profanées et la sépulture du chanoine Boudreau, vide de son contenu. C’est à ce moment qu’Aldège ramassa la feuille de calendrier sur laquelle la date du 26 novembre était figée comme une horloge arrêtée. Puis arriva, fraîchement nommé, le nouveau jeune curé Archambeau, Joachin de son prénom.

Arthur, le soir de la procession des marguilliers, revenait de l’alambic suite à sa surprenante rencontre avec le jeune Nathaniel qui s’était présenté à lui comme étant le fils naturel du chanoine et d’Angèle, la ménagère du presbytère et la maîtresse de la poste.

Nous voilà donc bien installé dans la réalité temporelle. Revenons maintenant à ce moment où le bedeau, sueurs froides à la grandeur du corps, écouta l’histoire de celui qui, dorénavant sera décrit par cette périphrase : le fantôme de l’Anse-au-Griffon.

- Je suis né à Québec, il y a trente-cinq ans. C’est vous-même qui y avez conduit ma mère Angèle. Le prétexte étant une formation urgente sur la mise en application du système des codes postaux par le ministère des Postes. Personne, c’est du moins ce qu’elle me raconte, mais alors personne dans le village ne s’est aperçu du développement de sa grossesse. On la voit toujours derrière le bureau à la poste et très peu, alors qu’elle agit comme ménagère au presbytère. On m’a ramené ici, j’avais huit ans. Une pièce dans le grenier fut aménagée, et je ne sais trop comment, un endroit dans le clocher qui me permettait d’avoir une vue imprenable sur la mer. Rapidement j’appris à ne pas me faire voir, me faire entendre. Les cloches furent ma première révolte.
- Les cloches? s’intéressa le bedeau.
- Oui, les cloches. Je me suis vite rendu compte à quel point mon père, craignait que ma présence fut mise au jour et que n’éclate la vérité. Ma mère m’astreignait au silence en me faisant jouer au fantôme. Le jeu me plaisait, mais vint un temps où la solitude et l’isolement pesèrent sur mon moral. Vous connaissez mon père?
- Monsieur le curé, bien sûr. Surtout qu’on était associés dans une petite affaire…
- La boisson?
- Entre autres, bafouilla le bedeau.
- Personne ne connaît bien cet homme comme moi je le connais. Vous êtes la troisième personne au monde à qui j’adresse la parole depuis mon arrivée à l’Anse-au-Griffon. Mais je veux vous parler des cloches.
- Oui…
- Ce fut le premier moyen que j’ai découvert pour l’énerver. Je me suis mis à tout moment à les faire sonner afin d’attirer l’attention vers le clocher. Jour et nuit. Mes parents ne voulaient pas que je monte au clocher en dehors de certaines heures et jamais le dimanche. Alors, quand j’y étais, au lieu de regarder autour et de lire, je hurlais dans le vent par les cloches.
- Cela a beaucoup inquiété le village.
- C’est ce que je voulais faire. Je me suis organisé, en déréglant le système électrique, pour qu’elles se fassent entendre sans ma présence. Ce qui a rendu mon père furieux.
- On n’est jamais venu réparer cela.
- Il ne voulait pas, car cet homme pensait à tout ce qui pouvait se produire menaçant son secret. Le sien, celui de ma mère et par ricochet, le mien.

Nathaniel s’était rapproché d’Arthur comme si ce qui allait suivre risquait de davantage l’étourdir. La ressemblance avec le défunt tenait du simulacre.

…à suivre…

Si Nathan avait su (12)

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