lundi 22 août 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-DIX-HUIT (98)


Nous en sommes au huitième (8e) épisode du récit ILS ÉTAIENT SIX...
Vous savez maintenant comment retrouver les précédents.




1g) enfin pointe le soleil...  5 heures. Un brouillard digne des rizières en escaliers de Sapa emmaillote le haut de la pente. La langueur du matin augure une journée moins froide que ces derniers jours. Moins qu'hier. Un dimanche où chacun vaquera à des occupations personnelles. Pas de ballade pour les xấu xí.

L'oncle de Dep exige que le kiosque soit ouvert tous les jours de la semaine. Ça lui donne  bien peu de temps pour elle, la fille vendeuse de ballons multicolores. Comme l'oncle jamais ne vérifie si elle s'acquitte correctement de sa tâche, Dep s'occupe à lire entre les rares clients qui s'arrêtent. Hier, samedi, à part l'incursion improvisée des six, elle n'aura servi que deux ou trois enfants qui suppliaient leurs parents de leur acheter un ballon.

Lire, oui. Mais écrire à sa mère devient sa priorité. Elle remettra la lettre à son amie, la couturière, afin qu'elle puisse la poster. Le bưu điện* situé en face du Lac Hoan Kiem* au coeur de la ville, une légende en soi. La mort de la tortue, il y a quelques semaines (sensée y vivre depuis longtemps), aura causé tout un émoi dans la capitale.

Le grêle, comme tous les matins et les autres encore, attendra, bien éveillé, que sa mère lui ordonne de se lever. Elle lui aura préparé son petit déjeuner, cette mère surprotectrice qui, selon quelques médisances, le nourrirait encore à la cuiller. Il a beau grandir comme un bambou, noeuds après noeuds, toujours il restera un petit garçon aux yeux de sa mère. Tous les jours, elle rôde autour du chantier où la bineuse russe creuse des trous que les six remplissent de gravier afin que la base de l'édifice à venir repose sur du solide. Trous dans lesquels plongerait le grêle sitôt qu'il voit la maternelle se pointer. Les autres ne s'en offusquent plus. Le nerveux ne s'en est jamais aperçu. Ce qui arrive aux autres ne le regarde pas, ne l'intéresse d'aucune façon. Lui, sans jamais s'arrêter, joue de la pelle, un point c'est tout.

* bưu điện     Bureau de la poste
* Lac Hoan Kiem     L'épée restituée

2g)  enfin pointe le soleil...  Parler du grêle, c'est comme parler d'une absence. Non pas de l'absence mais du vide, tout comme l'intérieur du bambou. Les six n'ont jamais eu à se culpabiliser pour quoi que ce soit, le grêle s'en charge. Il prend tous les torts sur ses épaules. Au chantier, une erreur est commise, il s'en approprie la responsabilité. Au café, on brise un cendrier, un verre, il s'accuse. Toute sa vie se partage en trois sections inégales: le travail, la maison, les six. Il ne peut concevoir autre chose: continuellement, il y aura des trous à remplir, ceux de la bineuse russe ou une autre; éternellement, il y aura sa mère qui le couvera; fidèlement, il y aura les six à ses côtés et lui, patiemment, attendra le trapu.

De la veille, ce samedi soir du rire univoque, il retient le fragile souvenir d'une fille que le plus âgé a sommé de les suivre. De ce  groupe retournant, la tête entre les jambes, vers le café Con rồng đỏ pour l'y attendre. Du retour, du regard ombrageux de celui qu'il identifie comme étant de la race de sa mère. Omniprésente dans sa vie futile. Il se souvient s'être dit que si quelque chose d'inhabituel s'était passé lors de cette soirée, le fautif ne pouvait qu'être lui. En route, le trapu ralentissant plus qu'à l'accoutumée sa marche nonchalante, le grêle avait subrepticement jeté un regard derrière. Déjà il ne voyait plus le couple près du lac.

Le dimanche, la mère du grêle inventait mille et une besognes afin de l'occuper. Le voir tous les soirs retrouver ceux qu'elle appelait ''les autres'', la rendait malade. Elle feignait une fièvre ou toute autre excuse pour le retenir à la maison. Lui, on se demande encore par quelle énergie dormante, s'évadait tout de même, revenant plus tard subir les foudres de la marâtre. Du haut de ses presque deux mètres, il courbait l'échine, partait se coucher. Convaincu que le scénario de sa vie n'allait pas changer de sitôt.  

5 heures 30... Dep se met en route vers le kiosque, les bras chargés des sacs plastiques contenant le butin à vendre. Les soupirs de l'oncle en disent long... Allait-elle revenir avec une meilleure récolte que la veille, que les autres jours? Il avait bien pensé déménager l'abri au bas de la pente, là où les touristes affluent davantage que dans ce patelin éloigné de la vue des clients. Toutefois, descendre la pente signifiait la remonter; trop lourd pour ses pauvres jambes.


3g) enfin pointe le soleil...  Il est encore 5 heures 30... On imagine le soleil cherchant à se démêler dans tout ce coton gazeux. Le trapu sonde sa mémoire pour déchiffrer l'agenda de la journée. Non, pas de bineuse, c'est dimanche. Pas de cours non plus. Deux ou trois heures à pratiquer cette foutue flûte qu'il déteste. Il la mordrait s'il le pouvait, mais elle appartient à son professeur de musique: une grande dame aux allures nobles héritées dont ne sait trop quelle aristocratie française d'avant 1954. 

Madame Nhạc Sĩ - bizarrement son nom peut se traduire du vietnamien au français par Madame la musicienne - soutient que tout bon instrumentiste doit maîtriser l'art de la flûte. Pour le trapu, sa passion c'est le violon. Son enseignante ne cesse de le décourager, lui répétant sur le même ton:   - Tu n'as pas les doigts assez longs.     Dès son réveil, il se tue à les étirer, les étirer et les étirer encore. Ils finiront bien par allonger. Comme il aimerait souffrir du mystérieux mal qui affligeait le violoniste Paganini, mal permettant à ses très longs doigts une formidable agilité. Il aimait les doigts de Paganini, sa musique encore plus. On lui interdisait de l'écouter:  - Tu perds du temps de pratique à écouter cela. Sors la flûte. Joue, serinait sa mère.

Les jours académiques, tôt le matin, il croise Dep marchant vers le kiosque; lui, il est en route vers l'appartement de Madame Nhạc Sĩ, au coeur du quartier français de Hanoï: vieille maison, meubles vermoulus, un piano que l'humidité décolore et cette odeur... L'enseignante qui loge à l'antenne des sexagénaires, raffole d'un fruit tout à fait particulier, le sầu riêng*. Ce fruit au goût exquis possède une bien fâcheuse caractéristique, il dégage une odeur... de cadavre... odeur répulsive s'il en est une. Au Vietnam, on dit que c'est le fruit de la peine de coeur.

* sầu riêng  Durian

Les autres jours, le trapu fait équipe avec le grêle sur le chantier. N'ayant pas la rapidité des autres, il s'avère la victime idéale des moqueries du contremaître:   - Allez, allez Mozart, grouille-toi.    Le nerveux n'entend pas alors que le grêle s'excuse pour le trapu qui s'éponge le front. Les sous qu'il ramènera à la maison, sa mère les utilise pour payer ce professeur privé qui doit faire de son fils un virtuose de la flûte. Elle le voit déjà membre du «Hanoï Chamber Orchestra» né au début de ce mois de janvier et dirigé par le violoniste Nguyên Khac Thành. Mais, il a été refusé à l'Académie de musique du Vietnam alors Madame Nhạc Sĩ supplée.


4g) enfin pointe le soleil...  Il n'est plus 5 heures 30 depuis quelques minutes déjà. Dep a salué les autres commerçants qui font affaire près de son kiosque. Elle remarque leurs regards circonspects. C'est maintenant devenu un automatisme pour elle que de sortir les ballons, les accrocher, nettoyer son petit espace, replacer le tabouret puis attendre. Au début, elle devait souffler ceux en baudruche mais un voisin de kiosque lui a offert une pompe qu'elle utilise maintenant pour les gonfler. Les clients se font rares le matin mais c'est dimanche et il s'annonce chaud, elle risque d'être occupée. Son crayon est prêt. Ses gants aussi.
'' Je suis arrachée de-ci, de-là, comme un frêle prunier ballotté par un vent trop violent auquel il ne peut résister.''  Pearl Buck

Les commerçants qui déjà ont étalé leurs produits à vendre, ont développé un truc depuis belle lurette. Pour ne pas être vaincus par la concurrence, perdant ainsi des transactions, ils s'installent en rangée, mari, femme, oncle, tante côte à côte. De cette manière, malgré qu'ils offrent les mêmes choses, les profits resteront dans la famille. Les espaces tenus sont les mêmes depuis des générations. Dans le secteur qu'ils occupent, on y retrouve de la brocante, des souvenirs de Hanoï, des t-shirts, des images de Ho Chi Minh*  ou du Général Giap*.

Plus loin loge le marché, bien enfoui sous des bâches défraîchies. Ça bouge très tôt tous les matins. Le marché vietnamien, c'est le coeur de la vie du quartier. Qu'on le retrouve dans les grandes villes ou les petits villages, ça grouille toute la journée de monde et d'odeurs. Pour y dénicher ce que l'on cherche, il suffit d'arpenter la petite allée entre de nombreux étals, discuter et négocier. Il faut négocier au Vietnam, même pour les produits d'usage quotidien. La première vente du matin présage la journée, il ne faut pas la manquer que l'on soit commerçant ou acheteur.

C'est, à n'en pas douter, l'endroit idéal pour les rencontres et les échanges sur tout ce qui survient dans le secteur. Là également partent les rumeurs. On y recueille que très peu d'informations sur ailleurs dans le pays à moins que ce ne soit très important et beaucoup la propagande du Parti. Vers 7 heures résonnera l'hymne national vietnamien du haut-parleur installé au poteau central, suivi de tout ce que trompettent les dirigeants du gouvernement. Ça frise le prosélytisme mais personne n'écoute réellement.


* Ho Chi Minh     Père de la nation  vietnamienne et Président du pays de 1945 à 1969.
* Général Giap   Héros de la défaite des Français à Dien Bien Phu (1954)









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