samedi 16 avril 2022

LE CHAPITRE - 5 A -

                                                                 5A

 

    La nuit vint, bellement étoilée. Discrètement, Mister Black accrocha un fanion rouge à l’entrée du café Nh Sông, le signal qu’une réunion du groupe Janus se tiendrait la nuit suivante dans le District 5, à quelques pas du President Hotel. Il s’agirait de la première depuis plus d’une semaine. À l’ordre du jour : comment se réorganiser après l’arrestation du graffitiste.

Le leader, préparant minutieusement les réunions, s’en tenait à un scénario simple, conscient qu’elles ne duraient qu’une heure, le même canevas : les tâches à définir, rappel des objectifs et des buts que Janus s’était donnés. Le mot-phare : apprendre. Les mots-clés : recherche, vérification des faits et action.

À chacune des assemblées, Mister Black et lui, à titre de responsables des deux branches de l’organisation, une axée sur l’aspect historico-politique, l’autre sur les arts, recueillaient ce que l’on qualifiait de “devoirs” que chacun des membres s’était donnés afin d’en faire une synthèse. Ceci permettait aux membres de Janus de comparer leur style de vie au Vietnam avec celui de jeunes d’autres pays, principalement occidentaux.

Thi se trouvait encore au café lorsque le messager se présenta. La soirée, calme à la suite du départ de Một, le colonel 1, permettait au jeune poète de mesurer son trouble occasionné par l’entrée fracassante de ce bonhomme dans une intimité qu’il s’efforçait de garder secrète. Un jour, le graffitiste, parfois sujet à des crises de dépression passagère, lui confia la genèse de ses origines : fils d’un GI’s américain noir, un père ni connu ni même vu en photo. La similitude entre leurs deux situations n’avait toutefois pas été suffisante pour que s’ouvre le poète.

- Tu fermes tard ce soir !

- Les heures ne sont jamais les mêmes, c’est la clientèle qui fixe le moment de la fermeture les portes. À 23 heures, c’est le règlement, tout doit être clos.

- Je viens poser le fanion pour demain.

- Hoa m’a informé de la nouvelle procédure.

- Lotus m’a chargé d’une mission.

- Laquelle ?

- Il aimerait plus de discrétion dans nos rapports avec elle.

- Avec Hoa ?

- Elle lui semble trop proche d’un certain groupe de personnes pouvant nous nuire, selon une source dont il ne veut pas dévoiler l’identité.

- Peux-tu être plus précis ?

- Encore vague, mais il semble qu’elle ait confié à d’anciens militaires les problèmes qui l’ont assaillie il y a peu de temps.

- Le parc ?

- Tu es au courant ?

Thi expliqua que la jeune serveuse tatouée lui avait raconté ses démêlés avec des vendeurs de drogue du parc Phm Ngũ Lão, ainsi que le fait d’avoir eu recours aux services de clients réguliers du café afin de la sortir du pétrin. En échange, elle doit maintenant recueillir des informations sur quelqu’un d’autre.

- Des informations sur qui ? Renchérit le graffitiste.

- Un nouveau client de passage ici.

- Elle n’a pas glissé un mot au sujet de Janus ?

- Ces types sont davantage intéressés par les activités de cet homme qui possédait, jusqu’à très récemment, une chienne de toute beauté.

- Tu peux m’en dire un peu plus à son sujet ?

- Un étranger ayant certaines relations avec des universitaires. Il semble  s’intéresser à mon ancienne professeure de la faculté de littérature française.

- Une histoire d’amour ?

- Peut-être.

- Je reviens sur ces types, des militaires qui ont offert de l’aide à Hoa. Ça te dit quelque chose ?

- Ils sont des clients de jour et je suis du service de soir.

- Je vois.

Mister Black, un être aux émotions à fleur de peau, décelait une hésitation entre les paroles du jeune poète, comme une retenue. Il le connaît très peu, d’ailleurs, qui peut se targuer de bien déchiffrer ce bonhomme intérieur, aux limites du repli sur soi. La poésie, peut-être ? Même là, il s’évadait. Le fait que tous ses poèmes se retrouvent noyés dans le fleuve, est un exemple.

- Rien d’autre, Thi ?

- Rien d’autre.

- D’accord, je dois aller au boulot. On se voit demain ?

- District 5.

Mister Black quitta le café, mais son esprit embarrassé ne cessait de voyager entre les deux serveurs qui devaient sans aucun doute entretenir des liens autres que ceux qui les unissaient au travail et le groupe Janus. Lotus, le perspicace, le diplomate, le fin renard pourra mieux que lui entrer dans cet enchevêtrement et y mettre de l’ordre.

 

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    Le bip annonçant l’entrée d’un message ramena Daniel Bloch à la réalité de cette nuit fraîche. Cette soirée, il l’avait consacrée à rédiger une lettre qu’il adresserait à cette amie cambodgienne, la linguiste Saverous Pou.

“ Demain au café ? La docteure Méghane et mon étudiante m’y rejoindront en fin d’après-midi. “

Il répondit sur-le-champ : “Pourquoi ne pas dîner ensemble chez OLÉ ? J’attends votre réponse.”

Qui ne tarda pas à venir.

“Je vois de leur côté et vous confirme.”

Il revint à sa correspondance.

Vers 1970, son nom devint Sevaros Lewitz. Elle publiait chez un éditeur qui ne devait certainement plus avoir pignon sur rue. Il passerait par l’ambassade américaine à Hanoi afin de la retrouver et lui faire parvenir un courrier. Était-elle toujours vivante ? Si oui, elle dépassait les 70 ans. Pouvait-elle donner suite à cette invitation de renouer contact ? Si elle vit encore au Cambodge, lui rendre visite conviendrait-il ?

Daniel Bloch tapa son message, l’adressant à son contact américain, puis comme poussé par un élan de recherche, se lança dans sa lecture de quelques références sur le Manuscrit de Woymich. Ceci l’avait passionné à l’époque au cours de laquelle il décida de modifier de fond en comble le contenu de son cours portant sur les langues anciennes. Il s’était rendu à la Bibliothèque Beinecke de livres rares et manuscrits de l’Université Yale, situé à New Haven dans le Connecticut. Impossible d’oublier ce voyage, le dernier qu’il fit avec sa femme. Celle-ci, nouvellement embauchée comme traductrice au siège social de l’ONU, à New York, profita de cette escapade pour lui annoncer son intention de s’installer à demeure en terre américaine, qu’elle ne le suivrait donc plus dans ses nombreux déplacements entre les USA et l’Europe.

L’homme au sac de cuir devenait de plus en plus convaincu que les lettres écrites par le grand-père de Sứ Giả étaient codées. Une occasion pour lui d’ajouter les travaux de Alan Turing, le célèbre cryptologue qui joua un rôle majeur dans la cryptanalyse d’Enigma, cette machine à coder allemande durant la Seconde Guerre mondiale.

Alliant ces deux éléments à ce qu’il retirerait d’une possible rencontre avec Saverous Pou, il croyait être en mesure de faire avancer l’affaire des anciens colonels, tout au moins arriver à découvrir ce qui pouvait s’y dissimuler. Ces lettres, Bao allait les lui remettre lors de leur prochaine rencontre ; il en serait de même pour la docteure Méghane. Cette dernière pourrait se montrer fort intéressée par celui que l’on considère aujourd’hui comme le fondateur de l’informatique, Alan Turing.

Un chien aboya.

 

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    Hoa laissait passer la nuit devant ses yeux hagards. Amorphe sur un banc de parc, quelques gouttes de sang traçaient une ligne sur son bras qu’elle n’avait pas encore eu le temps de libérer du cordon élastique gonflant la veine dans laquelle son compagnon de galère avait injecté une dose d’héroïne.

Entendait-elle ce lancinant saxophone dont les notes flottaient autour d’elle ? Voyageait-elle dans une réalité plus abstraite ? Pouvait-elle rejoindre ce cocktail de couleurs et de formes qui, dans son hallucination, l’amenait à tendre les mains vers d’invisibles objets ? Quelques instants un sourire, puis dare-dare transformé en moue vomitive. Son corps ne lui appartenait plus, combattant une inertie paralysante, cherchait inefficacement à sortir de l’état de stagnation qui la crucifiait rigidement à un siège de fortune.

Serait-ce les aboiements d’un chien dans la nuit qui poussa Daniel Bloch à quitter sa chambre pour se rendre dans le parc ? Croyait-il pouvoir renifler quelque odeur rappelant une certaine chienne qui y gambaderait ? Il ne songea à rien d’autre que retourner vers ce banc sur lequel il s’assoyait, alors que Fany courait à gauche et à droite.

Surpris, il reconnut la serveuse tatouée roulant sur elle-même, en un piteux état. Ses yeux bouffis suivaient-ils des dragons enflammés sur le dos de comètes ? Des nuances rouges devenues d’agressants violets... Criait-on des messages fous à ses oreilles ? Parvenait-elle à demeurer vivante alors que des chimères l’attiraient dans des abysses se creusant sous ses pieds ?

Il s’approcha d’elle, à une distance suffisante pour ne pas cingler le nuage illusoire qui l’enveloppait. Des inconnus, autour d’elle, s’amusaient à la caresser vulgairement sans qu’elle ne réagisse. D’autres cherchaient à lui dérober ses effets personnels. Daniel Bloch intervint.

- Laissez-la tranquille !

Le ton employé chassa les malotrus. Il regardait la jeune fille qui, de plus en plus, ressemblait de moins en moins à celle qui lui préparait son café robusta au Nh Sông. Figure hideuse, toute en grimaces, glaire coulant de sa bouche comme un crachat répugnant, corps tortu, jambes retorses, pieds nus ; un cadavre noyé bourlinguant à la dérive. Rien n’émergeait de cette loque humaine, à la limite de la déconfiture. Elle semblait réclamer la mort, mais ses mots n’y parvenaient pas.

- Pouvez-vous appeler une ambulance, demanda-t-il à cet homme qui manifestement attendait un bus qui le conduirait vers le Cambodge.

- Je ne crois pas que cela soit une merveilleuse idée.

- On ne peut la laisser dans un tel état.

- Vous êtes étranger, je comprends votre empathie envers cette jeune fille, mais ici à Saïgon, la chasse aux toxicomanes relève plus de la police que des services de santé publique. On appelle l’ambulance et c’est un fourgon policier qui se pointe. Balancée dans une cellule, puis son trip achevé, l’interrogatoire, le fichage et l’oppression systématique.

- Je vois.

- Si je peux me permettre un conseil, ne restez pas ici, surtout auprès d’elle.

- Je la connais.

- Celle que vous voyez devant vous n’est pas celle que vous avez l’habitude de côtoyer. Pour le moment, c’est une personne qui perd toute humanité, chimiquement ailleurs. Les heures qui suivent la ramèneront sur terre, de retour d’un voyage dont elle seule se rappellera. Le pire, c’est qu’elle cherchera à y retourner.

- Je vais quand même me tenir tout près.

- C’est le mieux à faire. Disparaissez de sa vue lorsque l’engourdissement commencera à la quitter. Elle ne souhaitera pas trouver devant elle quelqu’un de connu alors qu’elle s’échappera de cette nacelle démoniaque.

Daniel Bloch s’éloigna de quelques pas, spectateur oisif d’une turpide déchéance. Lui, qui toute sa vie chercha la réponse à une multitude de “pourquoi ?” se retrouvait face à cette fille qui tente de résoudre une multitude de “comment ?”. L’addiction, cette dépendance incontrôlable, l’oblige à ramper pour se procurer la substance qui la détruira davantage. Tout y passe, même sa dignité. Tout y est voué, temps et argent. Sa vie s’écoule par les trous que les aiguilles ont perforés dans ses bras qu’elle cache sous de longs vêtements kaki. Ses efforts sont immenses afin de garder son emploi au café et ainsi accumuler quelques dongs qu’elle dilapide la nuit venue. La violence qu’elle met de jour à se maquiller en employée digne de confiance, l’abandonne brutalement le soir alors que le manque se fait sentir, faisant d’elle une esclave inassouvie.

Où se situe la morale lorsqu’une personne, volontairement ou non, décroche du monde des convenances socialement admises ? À quoi réfère-t-elle en adoptant des comportements hors des normes officielles ? Les choix puisés ailleurs que dans le diktat de la bonne hygiène, de la bonne attitude, de la rectitude politique supposent-ils, au-delà d’une simple rébellion, un refus systématique du climat ambiant au profit d’un autre, plus personnel et cherchant à le mutualiser ?

Hoa, sur son banc de parc, perdue dans un monde que tout quidam la croisant, jugerait son comportement absurde, inacceptable, serait-elle la manifestation visible d’une morale dissemblable, provocatrice ? Quel jugement porter sur cette attitude ? Condamnation sans procès, une mise au ban immédiate ?

Immorale ? Ses moeurs font-elles de cette fille un objet plus qu’un sujet ? Peut-on encore la considérer membre de la confrérie humaine bien-pensante et bien soumise ? Si ne pas s’offusquer face à de telles manifestations, tenter de regarder plus loin que cette rognure d’un corps humanoïde, voir une âme souffrante, inadaptée, cela nous rend-t-il complice de la déchéance humaine ?

Tous ceux qui s’acharnent à trouver dans l’envers de la morale commune, la solution à des besoins qui avidement les interpellent, devrait-on les flanquer dans le même bassin de dégoût que celui qui aspire Hoa ?

Peut-on construire sa propre morale ? Faire fi de tout et agir son contraire ? Serait-ce une façon de choquer, vouloir heurter le regard des autres ?  

Le matin se levait. Hoa émergea de sa chevauchée délétère. Daniel Bloch revint à l’hôtel.

 

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- Bon matin, monsieur Bloch. Rentrez-vous de voyage ? Lui demanda le réceptionniste de nuit.

- Je n’arrivais pas à dormir, alors je suis allé prendre l’air. J’ai fait attention à ne pas vous réveiller en sortant.

- Depuis les événements, mon sommeil est perturbé. De violents maux de tête ne cessent de me harceler.

- Vous avez vu un médecin ?

- J’attends les résultats des examens sanguins qu’il m’a prescrits.

- Ressentez-vous d’autres symptômes ?

- Plusieurs. Je n’ai plus d’appétit et après avoir mangé les nausées me harcèlent.

- La cuisinière ?

- La propriétaire cherche une remplaçante, certaine qu’elle n’est plus en mesure de travailler. Revenir sur les lieux d’une agression provoque des crises d’anxiété impossibles à contrôler.

- Triste.

- Encore plus pour vous. Je suis tellement désolé. Je ne la voyais pas beaucoup cette belle Fany, mais...

- Il est préférable de ne plus en parler.

- Je comprends. Est-ce que je vous prépare un café ?

- Vous seriez bien aimable.

- Je vous le porte au balcon ou...

- Dans ma chambre.

Lhomme au sac de cuir allait monter qu’une question lui vint en tête.

- Le jour, vous étudiez ?

- Oui monsieur, à l’université des sciences de l’éducation.

- Futur enseignant, bravo.

Un courriel patientait dans sa messagerie électronique, provenant de son contact à l’ambassade américaine de Hanoi ; ce jeune secrétaire se faisait un devoir sacré de répondre à la vitesse de l’éclair aux demandes qui lui parviennent.

“ Monsieur Bloch, nous avons déniché l’adresse de madame Sevaros Lewitz au Cambodge. Elle serait à Kep-sur-Mer, ville située à la frontière vietnamienne tout près de Hà Tien. Voici son numéro de téléphone actif ( 855 - 017-041-975). Si vous avez besoin d’un visa cambodgien, faites-le moi savoir et je vous le délivre dans les 24 heures. Le nom suivant vous dit-il quelque chose ? Phạm Khắc Thíc. Il nous a demandé des informations à votre sujet, se présentant comme un employé au service du ministère de l'Intérieur, à Saïgon. Il nous a été impossible de vérifier l’exactitude de son identité. Jack. “

Il y a environ 300 kilomètres, six heures de bus entre Saïgon et Kep-sur-Mer, au Cambodge. Daniel Bloch ne postera pas la lettre écrite à cette amie cambodgienne, un appel téléphonique fera l’affaire. Il s’en occupera cet après-midi. Un coup du destin permettrait cette rencontre, si cela devenait possible, pourquoi ne pas inviter Bao à l’accompagner ? Le projet l’enchanta et lui permit de s’endormir souhaitant ne pas être troublé par les relents du spectacle fourni par Hoa.

 

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    Le groupe Janus est né un soir de 2004 (année du Singe de bois) au café Nh Sông, autour de Lotus et Mister Black. Ce signe de l’horoscope chinois, le plus fantasque de tous, ne peut mieux définir ce qui allait caractériser ce groupuscule aux idées ambitieuses.

Le “singe”, cet intellectuel à la soif infinie d’apprendre, cherche à être au courant de tout ce qui se passe dans le monde. Pour cet animal inventif, original, capable de résoudre les problèmes les plus difficiles avec une étonnante rapidité, devenu la mascotte du groupe naissant, répondait parfaitement bien au fait que plusieurs jeunes Vietnamiens se sentent enfermés dans l’actuelle société vietnamienne et qu’ils ne peuvent s’y résoudre.

Thi, le garçon de table nouvellement engagé pour travailler le soir, fut immédiatement conquis par les deux personnages et l’idée de former un club de rencontre ayant pour objectif de s’informer sur les allures du monde extérieur. Il invita sa collègue Hoa à se joindre au projet naissant, sans se douter de la double vie qu’elle menait.

Programmer les réunions en pleine nuit, donnerait à Janus une attirante clandestinité, comme le fait de les tenir chaque fois dans un endroit différent. Les salons de massage s’imposèrent d’emblée en raison de leurs vingt-quatre heures de fonctionnement.

L’idée fit son chemin.

 

Quand on veut enterrer quelque chose,

quand on veut oublier,

 

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