dimanche 18 décembre 2005

Le cinquante-neuvième saut de crapaud

… la suite…

C’est assis dans sa chaise berçante, les yeux accrochés aux reflets de la lune transperçant la vitre de sa fenêtre qu’Arthur, sous le choc, se remémorait les dernières paroles de Nathaniel. Il l’avait laissé quelques instants plus tôt pour retourner chez lui, le cœur au démontage n’y étant plus. Croiser le groupe funèbre et savoir ce qui allait suivre ne le stupéfia pas davantage que les déclarations du fils naturel du curé Boudreau et d’Angèle.

Il aurait souhaité la neige. L’appela même. Il ressentait au plus profond de lui-même un froid besoin qu’elle ensevelisse ce coin de Gaspésie où, à l’horreur des événements dont maintenant il connaissait l’ampleur, s’ajoutait l’atroce vérité qui le heurta.

Nathaniel, ses mots étourdissaient encore le bedeau, lui avait dit :

- Mon père possédait beaucoup d’argent. Il a hérité de sa famille une somme colossale à laquelle s’ajoutaient les entrées, et cela vous le savez aussi bien que moi, résultant des ventes de votre commerce. Il cachait le tout dans un coffre-fort bien dissimulé dans son bureau. Seule ma mère connaissait la cachette et surtout le fait que le code était inscrit sur ses parties intimes. Je dois vous dire qu’une fois enceinte, elle n’eut plus jamais de relations avec cet homme. Il lui en voulait. Je crois qu’il aurait souhaité une fausse couche ou encore qu’on provoquât une interruption de grossesse. Ni l’une ni l’autre ne se produisirent. C’est à ce moment qu’elle devint une ménagère de curé comme tout le monde l’entend. À sa place, mais combien suspicieuse. Elle ne lui a jamais pardonné l’abandon de son amour et celui de son fils. La vengeance, doucement, germa en elle et devait éclater un jour ou l’autre.

Arthur descendit se faire un thé. Tout comme il allait lentement le boire, gorgée par gorgée, le bedeau, goûte à goûte se remémorait les paroles du jeune homme dont le ton ne déviait jamais : aucune émotion n’entravait son récit.

- Et sa vengeance, elle la mit en route en passant par moi. Je revois encore son sourire complice quand, à l’improviste je descendais de ma chambre au grenier pour remonter illico après avoir lancé à mon père une grimace démoniaque ou uriné devant lui. Alors que les cloches se balançaient mues par des élans formidables ou que je menaçais d’entrer dans l’église, un dimanche en plein durant l’homélie, me dirigeant vers le curé qui, dans sa chaire, menaçait les paroissiens d’une nouvelle quête pour ceci ou cela. J’ai toujours appelé ma mère Angèle, c’était un ordre du père qui craignait qu’à un moment donné la vérité n’éclata; sa réponse était toute prête à être déballée : ils avaient recueilli un enfant du péché et s’en occupaient par charité chrétienne. Pas de papa, pas de maman. Jamais. Un monstre d’égoïsme et une maîtresse amante… voilà qui furent mes parents.

Arthur, à ses paroles, faillit perdre conscience. Il tituba devant ce jeune homme qui le dévisageait froidement. Dans les yeux de Nathaniel, jamais le bedeau n’oubliera ce regard, se profilait une haine inimaginable couvrant une douceur amoureuse que sa condition de vieux garçon ne pouvait comprendre.

- Ma mère est amoureuse de moi. Elle l’a été comme mère, d’abord. Plus je vieillissais, plus ce sentiment se transforma en une folle passion que j’ai plaisir à entretenir. Combien de fois avons-nous fait l’amour juste au-dessus de son bureau? Nous retenions nos cris qui, s’ils avaient pu se faire entendre, auraient enterré le bruit des cloches. Nos élans charnels et incestueux furent les premières manifestations de sa vengeance qu’elle me demandait de venir chercher en elle, que j’emmagasinais avec toute la fouge de mes quinze ans. Voilà maintenant vingt ans que cela dure. Cela m’a appris que l’amour est parfois une porte sur la mort.

Voilà la raison pour laquelle Arthur ne réussit pas à s’endormir ce soir-là. L’insomnie, depuis, est le lot de ses nuits. Devant lui, ce triangle tracé par l’image du chanoine Boudreau continuellement sur la défensive, celle d’Angèle, la douce servante en apparence discrète, effacée et Nathaniel, cet homme au regard de feu, à la parole dure et crue, le hante sans cesse ainsi que les hurlements froissés des coyotes qu’il tuait froidement, les distribuant sur le pas des portes des maisons afin de distraire l’attention du village. Les choses que l’on ne comprend pas ont au moins le mérite de nous obliger à les regarder.

…à suivre…

Si Nathan avait su (12)

Émile NELLIGAN La grossesse de Jésabelle, débutée en juin, lui permettra de mieux se centrer sur elle-même. Fin août, Daniel conduira Benjam...