lundi 8 mai 2006

Le cent vingt-quatrième saut de crapaud

... la suite …

Élisabeth n’en parla pas. Jamais en fait. Les femmes ne peuvent pas être autre chose qu’une machine à faire des enfants, une soubrette tenant maison, un soldat au garde-à-vous devant leur mari. On le lui avait dit et tous les modèles allaient dans ce sens. Aucun espace pour autre chose.

Sauf qu’Élisabeth, dans son petit corps de jeune fille fraîchement mariée, installée chez le père de son époux au moins jusqu’à la fin de l’été, lorsqu’elle reçut son mari, en éprouva du plaisir. Bien loin des douleurs que sa mère lui avait prédites. En elle, entre ses reins, dans son ventre, là où sans le savoir encore, une nouvelle vie s’installait, la douceur du feu l’avait conquise. Elle sut très vite de quel bois se chaufferait cet homme et opta pour l'accommodement. Élisabeth s’organiserait pour revivre ces courts instants où il la pénétra, selon son goût, sa convenance et verrait à ce qu’à chaque fois, la rencontre puisse être de plus en plus parfaite.

Il y avait, dans ces petits villages du bout de la côte gaspésienne, ailleurs également, une espèce de code non écrit décrétant que durant la première année du mariage, le couple se retrouvait sous haute surveillance. Pour Élisabeth et Joseph, il fut appliqué de manière extrêmement rigide. On ne se mariait pas en hiver pour rien. On ne portait pas du bleu sur sa robe de noces sans que cela puisse cacher quelque chose. On n’allait pas vivre chez les beaux-parents impunément, en découvrir le secret alimenterait les conversations. Élisabeth allait-elle enfanter dans le circuit des dates officielles ? Si elle précédait les dix mois règlementaires ou dépassait l’année, la réputation des familles Gendron et Lacasse s’en verrait éternellement entachée.

Le veuvage du père de Joseph Lacasse avait nourri les placotages fort peu longtemps, la notoriété de l’homme et son implication dans la paroisse étouffèrent les quand-dira-t-on. À tel point que son départ vers Gaspé, aux premières feuilles tombées, eut l’effet d’une perte considérable, presqu’un deuil national. Tous savaient que Joseph ne possédait pas le coffre pour chausser les bottes de ce bâtisseur. Les hommes ont besoin d’un éclaireur, d’un visionnaire afin de lire au loin, proposant des avenues vers lesquelles tracer la route. L’Anse-au-Griffon deviendrait orpheline et ne saurait vers qui se tourner.

Élisabeth vouait pour cet homme une admiration sans limites. Une vénération serait le mot plus juste. Son sixième sens, celui de l’organisation, elle s’affaira pendant les quelques mois au cours desquels elle fut en sa présence, à se l’approprier. Écoutant sans se lasser ce faiseur de rêves, ce créateur d’avenir, ce liseur dans les événements des actions à construire, des chantiers à inventer, Élisabeth s’en délectait. Elle pouvait passer des heures à entendre le fracasseur d’immobilismes, celui qui ne croyait pas aux vertus de la politique comme facteur de changement. Sa foi était celle de la terre, de sa culture et du lieu où la vie y prenant sa source obligeait chacun de ses habitants de la rendre meilleure pour la descendance.

Joseph n’était pas de cette mouture. Son frère plus âgé, celui qui quitterait la maison familiale pour le Séminaire de Québec, deviendrait ce prêtre ne revenant plus sur les lieux de sa naissance, s’engagea dans la grande ville à enseigner l’histoire et ouvrir les consciences urbaines sur des projets plus vastes, plus nationalistes.

Sans instruction, Élisabeth se nourrissait aux enseignements de ce beau-père qui n’aura pas assez de toute une vie pour voir apparaître sous ses yeux le début des transformations qu’il projetait.

Installé près de la baie de Gaspé, le père de Joseph, dépérit tout doucement comme si l’usure de ses combats acharnés le rejoignit trop vite et la déception de voir croupir une population peu encline aux risques d’un monde meilleur l’avait amené à la résignation.

Il ne revenait plus à l’Anse-au-Griffon. La seule consolation qui enveloppa ses vieux jours fut celle de lire les articles de son fils aîné traitant de l’avenir d’un peuple.

Élisabeth dont le corps se modifiait sous l’impulsion de la maternité cousait avec un acharnement inhabituel. Annonçant l’événement à son mari, elle crut y lire, l’espace d’un trop bref instant, la joie. Elle donnerait naissance à un enfant. Les plus intenses caresses lui seraient destinées, son mari n’acceptant pas d’en recevoir.

Un jour qu’elle se retrouva seule avec sa mère, elle osa mais ce serait la dernière fois, aborder avec elle une question qui l’obnubilait.

- Dois-je continuer de recevoir mon mari même si je suis partie pour la famille ?
- N’oublie jamais ma fille que ce n’est pas toi qui décide cela. C’est à ton mari que tu appartiens et c’est lui, lui seul, qui est maître de ces choses-là.

La réponse de sa mère la déçut profondément.
... à suivre ...

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