jeudi 30 mars 2006

Le cent quatorzième saut de crapaud

… la suite …


… quelques années auparavant…
… à la même époque…

Le bonheur et la souffrance logent en nous. Ils choisissent judicieusement l’endroit, différent pour l’un et pour l’autre. Ils ne font pas bon ménage. En duel permanent, ils se disputent âprement un recoin du corps, un recoin de l’âme qu’ils investiront. Le bonheur vient seul, il est singulier. La souffrance est plurielle.

Chez Joseph, les souffrances se manifestèrent par des crampes à la jugulaire qu’une bride attachée, qu'un licou en feu, qu'un foulard de crin étranglant le contraignaient à porter comme une ceinture entre sa tête et son corps.

Il rougissait de honte ou pâlissait de peur lorsqu’il quittait son île, le seul endroit où il puisse se délester un peu du carcan enroulé à l'invisible pilori paralysant sa voix lorsque d’aventure, elle osait traverser sa gorge éteinte.

Juin, ce mois-passeport vers l’été, celui de la Fête-Dieu, sans doute l’occasion de la plus grande manifestation paradée qu’organisait le curé de la paroisse, ce juin disloqua entièrement Joseph.

La famille Lacasse partait vers le village, père en tête, gorgé à l’avance de l’admiration qui rejaillirait sur lui alors que tous verraient son fils aîné, porte-drapeau de la banderole de satin offerte au vent, aux cieux et aux yeux des habitants de l’Anse-au-Griffon, lancerait la marche.

- Joseph ne sortira pas, dit Suzanne. Il n’est pas question qu’il aille à la procession quand il n’est pas même capable de faire le petit peu que je lui demande de faire.
- Tu te punis aussi, répondit le père anxieux de quitter la ferme.
- Il a besoin de discipline.

L’enfant disparut vers la grange. Il avait bien entendu tomber le châtiment sur lui et dans la poussière qui se levait sur la route, s’évanouirent ces quelques moments d’espoir de quitter ce lieu dans lequel l’enfer avait fait son nid.

Les hirondelles faisaient des clins d’œil en passant au travers le rayon de soleil qui, du plafond de la grange traçait une ligne oblique jusqu’aux pieds de l’enfant grelottant. Il savait sentir la menace. En reconnaître l’annonce par ses silences tambourinant dans l’espace.

L’attente inquiète fut d’une si longue brièveté que, fondue dans le cliquetis d’une chaîne qu’activaient des mains expertes dans le maniement de la torture, la silhouette de la cousine apparut à la porte. Elle avait détaché le chien qui, avec une force dévastatrice, la tirait tant et tant qu’elle en oublia de boiter.

Cloué sur place, Joseph ne put s’éclipser du regard grimaçant de Suzanne. Sidéré par la présence du chien qui venait tout juste de renifler sa présence, l’enfant appela la mort, qui seule pourrait l’exempter des morsures que le cruel animal s’apprêtait à lui infliger.

- Espèce de petit morveux, tu pensais bien que je n’allais pas te trouver.

Les yeux jaunes du chien, dans une fixité surprise, lui brûlaient la peau.

- Connais-tu le châtiment à qui tue sa mère ?

Les crocs cherchaient l’endroit exact où trancher la chair.

- Tu vas arrêter de me provoquer tous les jours avec ton air de morveux.

L’haleine fétide du chien lançait vers Joseph des odeurs de coyote déchiqueté.

Suzanne n’en pouvait plus, à bout de force, de retenir les ardeurs herculéennes du chien qui bondit vers l’enfant mouillé de sueurs. Le cri qui s’échappa de lui résonnera dans ses tempes jusqu’à la fin de ses jours. Il l’entendra perforer les silences muets que devinrent, à partir de ce jour de la Fête-Dieu, d’innombrables appels à la pitié qu’il logera à la vie. Devant cette proie inerte et abandonnée, surpris par son cri lugubre, le chien stoppa son élan et s’attaqua à la chaîne. Il la prit dans sa gueule spumeuse et rebroussa chemin, bousculant au passage la cousine stupéfaite.

Le chien se précipita hors de la grange et prit le chemin des coyotes. Il laissait derrière lui, dans le sillage que la chaîne rouillée avait tracé, une femme défaite dans sa guerre et un vaincu, englouti dans la peur qui venait, une autre fois, de le mordre à la jugulaire.

Suzanne tourna un talon haut et un autre hésitant, sortit de l’île imaginée par Joseph, évanoui, halluciné… divaguant dans une réalité à construire. Son île ne lui était plus un refuge sécuritaire. Il allait devoir créer un autre lieu quelque part entre le visible et l’invisible, où il pourrait s’établir sans courir de risques.

Il le trouva. Aussitôt revenu de cette mort momentanée, il le bâtit en lui, dans son imagination.

Suzanne quitta la ferme avant le retour du père.

…à suivre…

mardi 28 mars 2006

Le cent treizième saut de crapaud

… la suite …


… quelques années auparavant…
…de celles qui perdureront…


Joseph Lacasse avait mal au sang. Il n’arrivait pas à établir une ligne de démarcation entre le sien et celui que Suzanne fit éclabousser dans son âme. Était-il bien à lui ou à sa mère, ce sang que la cousine arbora diaboliquement devant ses yeux ? Son cœur boitait. Son île s’asséchait.

Joseph Lacasse avait mal au corps. Il ne parvenait pas à balayer de son esprit les reflets de cette personne, plus infirme qu’il ne la voyait en plein jour. Les artifices de la nuit… La boiteuse nue bousculait des images auxquelles, jamais auparavant, il ne s’était arrêté. Était-ce lui qui l’avait ainsi mutilée ? Ou le résultat charnel de ce qui accompagne la méchanceté ? Le corps parle, plus menaçant encore quand il se lève la nuit, du feu à la main, du feu dans les yeux, du feu sur le sang. Joseph ne pouvait plus regarder son propre corps. Son corps sali. Il se mit à craindre ce spectre se faufilant près des hanches de Suzanne. Allait-il l’attaquer, l’estropier s’il se touchait ainsi qu’elle le fit devant lui ? Son corps se froissa.

Joseph Lacasse avait mal au sexe. Il n’avait jamais porté attention au sien avant cette nuit fantomatique. Pourquoi était-il différent de celui de la boiteuse ? En serait-il amputé un jour comme punition pour la mort de sa mère ? Deviendra-t-il à ce moment-là, infirme ? Comme elle. Et méchant ? Comme elle. Y avait-il les bons, les sans-sexe, et les mauvais, les avec-sexe ?

Joseph Lacasse avait mal au monde. Il n’avait jamais remarqué que la guerre isole. Qu’elle bat son plein sur des ailleurs que les belligérants n’ont pas choisis, mais que leur impose la cruauté. Qu’on ne choisit pas ses adversaires. Ils nous arrivent tout droit de l’éclatement perfide de l’égoïsme. Un acte d’orgueil gigantesque armé jusqu’aux dents. Un forage d’instincts meurtriers. Un choix entre la fatalité de vivre ou de mourir. Le monde devenait à ses yeux une caserne assise sur de la poudre à canon.

Joseph Lacasse avait mal à la lumière. Il apprit dans un fulgurant éclat de phosphore tout l’artificiel des rayons du soleil et ceux de la lune. Il ne pouvait plus nommer leurs dissemblances. Le jour, il cherchait la nuit. La nuit, s’apeurait du lacté dans lequel les ombres s’empoussiéraient. Il colora son île imaginaire en noir et blanc. Avec les pourtours gris, comme ses yeux. Sur tout ce que son regard s’arrêtait, les couleurs dégoulinaient, se rapetissaient dans une mare délavée.

Joseph Lacasse avait mal à lui. Il reçut la métamorphose nocturne comme une nouvelle naissance. Il enfantait d’un autre qu’il n’avait pas désiré. Un être couvert d’abjections qu’il nourrirait de stériles pourritures, de restes de table où il ne sera jamais convié. Comme si au lieu de les jeter au chien, on les engouffrait furieusement dans la gueule avide d’un fou. Il côtoierait un Joseph Lacasse non baptisé, en retard sur la route des limbes. Un lui à côté de lui. Leurs ombres superposées projetant encore plus d’ombre.

Joseph Lacasse avait mal à l’avenir. Il n’arrivait plus à départager hier et demain. Il n’y avait que la nuit dernière. Que la peur de la nuit prochaine. Que la nuit. Que la peur. Celles qui s’approchent, nuit et peur confondues. L’éternité de la nuit. Il lui donna des noms comme s’il devait les démarquer sur l’ardoise du temps. « Celle-là », puis « l’autre après », et « encore une autre »… Il se mit à les indéfinir afin de mieux estamper la mémoire de l’horreur. Plus de place ne restait en lui pour autre chose que cette chose qui charpenta sa marche à l’aveugle dans les brouillards remplissant ses yeux.

Joseph Lacasse avait mal à la mort. Il la voyait maintenant. Collée à ses reins, cherchant à lui consumer l’intérieur. Un brasier d’os, de chair et de sang qu’alimentait sadiquement une main habile à lui charogner les derniers vestiges d’une vie offerte au bourreau, comme un sacrifice inévitable. L’espace entre la vie et la mort était aspiré, capté et emprisonné dans un grand filet à papillons. Étourdi, Joseph Lacasse voltigeait au coeur des grands huit articulés par un chorège païen, centrifugé aux mailles du piège. La danse macabre commençait.

Joseph Lacasse avait mal à la vie. Il ne la voyait plus maintenant. Le linceul noir dans lequel elle s’était drapée, l’en empêchait. Rejoindre sa mère. Revenir en elle. Ne plus bouger afin qu’elle ne meure plus. À rebours, comment faire ? S’accrocher à l’aile blessée de la mouette qui plonge dans la mer ? Ramper sous la paille de son île ? Arracher l’acier de son œil ? Ou tout simplement se laisser envahir par l’insensibilité des mots, des gestes ? Se donner en pâture à la haine et à la rancune ? Traverser comme un marcheur épuisé les jours et les nuits, la tête haute à ses pieds, les sentiers sans ruisseaux ? Mordre ? Comme un chien dévorant des coyotes…

Joseph Lacasse n’était plus Joseph Lacasse. Il ne souvenait plus de lui. On avait déformé le peu, si peu de lui avec lequel il pouvait composer. Un sans-nom sans abri perdu dans un pays inconnu.

Joseph Lacasse, égaré parmi les siens, ne put, jamais plus sourire. Les réflexes innocents de l’enfant en lui furent stigmatisés. Une vague asséchée.

Joseph Lacasse n’avait plus d’identité. On avait croqué dedans. À grands coups de ruissellements de sang. Une jambe boitant l’avait frappé si fort que les ecchymoses inapparentes à ceux qui ne le regardaient plus, se logèrent en locataires éternels dans l’exigüité de son être. Le seul endroit où il pouvait être petit.

Il changea de nom. Joseph Lacasse était devenu Joseph… Le cassé.


… à suivre …











lundi 27 mars 2006

Le cent douzième saut de crapaud

… la suite …


… quelques années auparavant…

Son île imaginaire, établie dans la grange, là où jambes à son cou il trouvait refuge quand la boiteuse cousine Suzanne le prenait en chasse, s’installa en lui. En fait, elle y est toujours demeurée. Des années après les événements, marié à Élisabeth Gendron, il devait fréquemment y retourner. Comme un abri que le temps instilla dans son sang. Une réponse sommaire à la réalité des autres. Sans être un rêveur, la vie de Joseph tenant plutôt du naufrage. À un oubli de naufragé… Une longue tige d’acier, grise comme ses yeux, le reliant encore à la berge qui s’éloignait dans des bruits devenus rumeurs… Il lui semblait vivre à côté de la vie.

Les membres de la famille Lacasse, et Suzanne, revenaient des prières du mois de Marie en compagnie des Gendron. Les hommes discutaient. La boiteuse écoutait la mère. Les enfants s’entremêlaient. Joseph fermait la marche. Le jour tombait. Le chien les attendait.

Un soir de ce mai aux odeurs de lilas, ce fut avant les concerts de criquets et de cigales, ces annonceurs de beau temps, restera imprégné dans l’âme et le corps de Joseph. La boiteuse ne s’était pas intéressée à lui de la journée. Avec le temps, une victime finit par se sécuriser des attaques de son bourreau. Elles le maintiennent en vie. L’empêchent de mourir de lui-même. Il n’allait jamais se douter que maintenant on piétinerait ses nuits.

Le grenier, d’où il appelait le sommeil qu’accompagnerait une sentinelle vigilante, transformé en chambre inconfortable, froid en hiver, suant en été, les entre-saisons voguant entre le deux, ce grenier possédait une porte donnant sur l’étage de la maison. Les frères et les sœurs de Joseph dormaient dans cette grande pièce où quatre lits s’entassaient. La chambre de son père. Puis la dernière, adjacente à l’ancienne nuptiale, l’antre de Suzanne. Le périmètre de sécurité était délimité par une rampe qui, lorsqu’on s’y accrochait, menait à la cuisine d’hiver au rez-de-chaussée et à l’entrée du grenier.

Grand-père Lacasse voyait bien sous le pas de la porte, la lueur scintillante d’une lampe à l'huile. Elle restait là, à plat ventre sur le plancher, nuançant des teintes de jaune avant de s’évanouir dans un noir le plus obscur. Cette raie de lumière ne possédait qu’une seule vie. Sans doute l’espace compris entre se dévêtir et se mettre au lit. Parfois, l’humidité des doigts de Suzanne égrenant les aves de son chapelet traversait les murs dans une fragilité graduée.

Ses frères et ses sœurs dormaient. Les enfants rejoignent vite le pays des songes. Ils ont tellement accumulé d’images au cours de la journée que leurs yeux grattent. Ils sont tellement occupés à suivre les fées qui emplissent leur nuit que rien ne les distrait. Ils se retrouvent dans cet ailleurs que le mélange des sons, des couleurs et des odeurs a mis en bouquet et qu’ils respirent comme un oxygène concentré.

Cette nuit-là.

Cette nuit-là, Suzanne n’éteignit pas le fanal. Elle se leva, et telle une louve silencieuse mariée à un chien sanguinaire, l’ogresse somnambule se dirigea vers le grenier. Boitait-elle ? Joseph ne put le dire. Il entendit le gond de la porte tourné sur lui-même. Apparaître à ses yeux. Rêvait-il ? Les cheveux de la cousine se perdaient derrière son cou. Nue. Blafarde. Même en nageant dans les sueurs qui l’inondaient, son ’île était trop loin. La noyade ne venait pas. Le squelette des mots lui barrait la gorge. L’asphyxie respirait pour lui. Paralysé dans des gestes urgents, sa mâchoire pleurait. Son cœur vomissait.

- Vois ce que tu m’as fait, espèce de petit morveux.

Une coulée de sang filamenteux, rouge et noir selon les reflets de cette lumière qui insistait à la main de la cousine, cheminait vers sa cheville difforme. L’autre main, ouverte et maculée, tendue vers Joseph, l’accusait. Le condamnait. Une cible s’avançant.

- Espèce de petit morveux.

Elle martelait plaintivement ses paroles, toujours le fixant. C’est l’âme qu’elle visait. Inépuisablement, comme si d’avoir entrepris ce pèlerinage diabolique la rendait plus humaine à ses yeux. Plus vivante de la mort qui s’écoulait d’elle.

Joseph, comme un fœtus pourri, recroquevillé en lui-même, paralysé de peur et de honte, reçut le pubis de la cousine en pleine figure. À la senteur du sang, à l’heure où le chien guettait les coyotes et hurla sa rage, il perdit connaissance.

À l’aube, quand naissent les couleurs du jour, Joseph ouvrit un œil. La porte de sa chambre refermée ressemblait à un catafalque. On bougeait sous le plancher. Il lui sembla entendre le « bonjour » de son père qui partait. La chaîne cliqueter. Des chuchotements au-dessous parvenant à ses oreilles évanouies, il ne repérait qu’une seule voix. Visqueuse.

Son île l’appelait.

- Penses-tu que je fais faire deux déjeuners, Joseph Lacasse ? Tu viens de passer tout droit.

Il y avait dans le voisement de Suzanne, en plus de la haine habituelle, le signal que le champ de bataille où déjà coulait le sang, avait été déplacé.

… à suivre …






samedi 25 mars 2006

Le cent onzième saut de crapaud

… la suite …


... quelques années auparavant…

Les enfants, ça ne regarde jamais plus loin que très proche. En fait, leurs yeux ne sont pas encore devenus des radars, ils sont géodésiques. Ils voient ce qu’ils dévisagent, c’est tout. Premier degré. Par la suite, dans les empreintes de la mémoire, là où tout s’est concentré sans nuances de teintes et de significations, comme installées quelque part bien au chaud dans un grand ensemble vierge de possibles, s’organisent les remous. Les bousculades fusionnent. Ils n’arrivent pas encore à discriminer le nécessaire de l’important ou de l’essentiel. L’œuvre du temps prend la relève. Les années codifient ces flashs stroboscopiques, les structurant comme si elle y mettait de l’ordre. Un grand ménage du printemps.

Le chien sans nom léchait ses pattes. Les premières fontes de neige l’obligeaient à cette hygiène, une tâche à laquelle il s’appliquait avec une patience carnassière. Il y était, suite à la demande de la cousine Suzanne, depuis la fin de l’été. Les foins étaient coupés. Entassés dans la grange. Les odeurs mêlées. Celle de la luzerne, surtout. À moins que ce ne fut du sarrasin.

À l’automne, Joseph Lacasse remarqua le poil de la bête devenir épineux, les yeux d’un jaune progestatif et les crocs, comminatoires. Il se souvint de ce matin, une fois son père parti vers le village, où le monstrueux animal, babines rouges et corps luisant, ayant sans doute attaqué un coyote audacieux puis s’étouffant au bout de sa chaîne, l’air bouffi d’orgueil qu’il ne partagerait avec personne, manifestant une rage contenue. Les frères et les sœurs de Joseph jugèrent plus prudent de ne pas le nourrir. Le chien savourait une victoire, les pattes ensanglantées.

L’hiver fut rigoureux. Le chien hurla quelques nuits sans attendre pour le faire que la lune fût pleine. Il guettait des proies, tapi dans l’ombre, enveloppé dans un silence complet. Arracheur de vies.

Les attaques de Suzanne vis-à-vis Joseph, depuis l’installation de la bête, prirent une nouvelle direction. Comme un scientifique rigoureux, elle colligeait des données sur la routine et les habitudes de ce jeune orphelin de mère qui n’osa pas s’enquérir du portrait disparu de la crédence. Même la dentelle tressée sur laquelle reposait le cadre n’y était plus. Un coup de chiffon effaça les derniers signes de la seule présence ayant pu le rassurer.

Elle tenta quelques initiatives belliqueuses dont le seul objectif visait à gauger la défensive de l’autre. Celui-ci ne pouvait rivaliser en stratégies. Une seule : il quittait précipitamment pour aller se blottir à la même place, dans la grange. Entrée. À droite. Une porte. Le foin. L’attente que tout fut redevenu calme.

Le printemps passa ainsi. Qu’elle ne le prenne pas en défaut sur quoi que ce soit, cela représentait une journée de répit. Qu’elle réussisse à lui lancer un objet ou une volée de coups, cela représentait une journée normale. Qu’elle progresse dans l’élimination de la distance qui la séparait de lui et parvienne à lui retenir un bras, y enfonçant des ongles acérés, cela lui rappelait les failles de sa défensive.

Combien de fois espéra-t-il qu’elle parte ? Que le père lui signifie que sa présence n’était plus requise ? Il invoquait l’intervention de sa mère. Cela n’advint jamais. Traqué, s’épuisant rapidement à tenter de croire que ce supplice ne pouvait être que temporaire, inconscient du fait que sa cachette était brûlée, Joseph se construisit un château-faible au beau milieu d’une île imaginaire. Le foin était l’eau. La porte, le continent, loin à ses yeux, tel un mirage. Et cette ardente certitude que jamais ne viendront les secours. Il s’effilochait de jour en jour, de nuit en nuit, de cachette en cachette. Seuls les grognements rauques du chien le ramenaient à une réalité qui progressivement l’expulsait du temps.

Suzanne n’avait plus besoin maintenant d’accélérer les sautillements que ses pas marquaient inégalement sur le plancher de la cuisine ou dans les marches de l’escalier. L’enfant répondait continuellement de la même manière, mécaniquement, à ses charges. Elle avait renoncé à crier, sauf l’abject « espèce de petit morveux » préfaçant le début des hostilités. Elle goûtait déjà au miel de la victoire. En redemandait.

En mai, le mois consacré à Marie, en fin de journée, tous les habitants du village se réunissaient sous l’imposant calvaire jouxtant le cimetière. Le curé de l’époque y invitait les paroissiens pour des prières, les premières depuis les grandes cérémonies de Pâques. Cela permettait aux gens de se rencontrer, d’échanger sur la saison présente et celle à venir.

Le père de Joseph tenait absolument à ce que ses enfants participent, se targuait devant son fils aîné, officiant près du curé. Il ne tarissait pas d’éloges pour celui qui, avec une facilité incroyable, s’était mis au latin et semblait même le comprendre.

- Pas mal moins fainéant que Joseph, celui-là.

Le père reçut les paroles de Suzanne comme un compliment envers celui dont il espérait secrètement le voir partir pour le séminaire.

Joseph Lacasse n’aimait pas y être. À ses oreilles, ce qu’il entendait, prenait des airs de bien inutiles lamentations.

… à suivre …









jeudi 23 mars 2006

Le cent dixième saut de crapaud

… la suite …


... quelques années auparavant…


L’enfance de Joseph Lacasse se résumerait en un grand jeu de cache-cache. Entre Suzanne, la cousine de son père, et lui. La boiteuse. Celle dont il était le souffre-douleur. Qui, le jour, l’épiait afin de le prendre en défaut sur tout ou rien. Qui, dans ses rêves la nuit, l’obnubilait en se transformant en une castratrice féroce et sanguinaire. Les vilénies qu’elle utilisait, s’écrivirent comme de profondes douleurs dans l’âme du jeune garçon de l’époque, du jeune homme qu’il devint et de l’homme qui s’ensuivit, alimentant une inépuisable source de fiel à laquelle il s’abreuvait bien malgré lui.

Elle mit un cadenas sur son âme. Des couches de culpabilité superposées à celles de la honte, de la peur et de l’inquiétude étendues avec un pinceau rudimentaire ! Sans attendre qu’elles ne sèchent, une autre y était appliquée avec encore plus de force mue par une énergie destructrice.

Cette femme allait devenir son ennemie. Sa fatalité aussi. Ne pouvant espérer du père un quelconque appui, il partait pour la guerre, vaincu à l’avance, armé d’une sensibilité que la moindre épreuve affaiblissait. Ne pouvant souhaiter de ses frères et de ses sœurs une quelconque déférence, on l’enrégimentait dans une troupe solitaire.

Cette femme lui imposait un terrain de bataille sur lequel, sans expérience, ne sachant pas d’où les coups pouvaient survenir, il errait sur des chemins minés. Il vécut pour la première fois de sa vie, l’antipersonnel. Les coups de canon sans nombre éclataient à ses oreilles, éparpillant dans son espace de plus en plus restreint des morceaux charnus de son innocence, l’assourdissant chaque jour davantage. La surdité guettait son cœur.

Cette femme devint à ses yeux le premier modèle que l’existence lui fournissait ; le premier modèle féminin. Et ça boitait… Des bruits incessamment répétés de sabots le pourchassant. Même sa retraite la plus intime, la grange, fut assiégée. La pugnacité de Suzanne allait lui être crachée au visage de manière atroce.

La belligérante, tout à fait consciente des limites que lui imposait son infirmité, devint encore plus rusée. Maniant fort habilement les artifices de la gentillesse et de la cruauté, elle lui tendait des pièges dans lesquels tombait grand-père Lacasse, croyant que l’opiniâtreté de la cousine s’adoucissait quand dans ses yeux pointait une supposée accalmie. Il paya chèrement cette ingénuité.

Suzanne insistait depuis quelques semaines auprès du père de Joseph afin qu’il se procure un chien. Les coyotes, nombreux dans la région, s’attaquaient aux poules de la ferme. Chaque matin, une nouvelle victime s’ajoutait à celle de la veille. Cela donna des munitions à la cousine au point qu’un bon jour, un clébard aux yeux jaunes, aux crocs aiguisés et à l’allure patibulaire fut attaché tout près du poulailler.

Le père de Joseph fut strict en interdisant que pour aucune raison on ne le détache. La férocité sanguinaire de la bête nécessitait que l’on s’en tienne éloigné. Les enfants eurent la tâche de le nourrir, mais en lui lançant d’une distance mesurée, deux longueurs de chaîne, les restants solides de la table. D’ailleurs, ce chien n’intéressait ni grand-père Lacasse ni ses frères et sœurs. Ses allures lycanthropes n’avaient rien de rassurant.

Ce chien, sans nom, ne jappait que la nuit. Sans doute au passage des coyotes. Puis se taisait dans un grognement sourd. Les cliquetis de sa chaîne résonnèrent longtemps dans la mémoire apeurée de Joseph.

Suzanne mit un certain temps à l’apprivoiser. En fait, se l’approprier serait plus juste. Elle cachait dans son tablier des morceaux de sucre. Sans être vue par personne, un pas claudicant après l’autre, de jour en jour, s’approchait de lui. Les monstres se reconnaissent et savent se domestiquer.

Un mois plus tard, sans pour autant pouvoir lui toucher, elle avait su se faire accepter de lui. Du moins, permettait-il qu’elle harponne la chaîne, la tienne de plus en plus longtemps dans sa main et en échange, lui jetait un carré de sucre. La bête s’y projetait puis, docilement à la fin, s’en retournait au bout de la chaîne que Suzanne lâchait.

Le manège fonctionna à l’insu de tous. Bientôt, elle pouvait exiger de lui qu’il sache attendre le moment précis de la tombée de la récompense. Pour un service à rendre. Celui qu’elle mijotait en elle avec avidité.

Ce chien allait s’ajouter à l’arsenal de la cousine. Déjà, elle s’en délectait. Son infirmité se transcendait dans la bête continuellement assujettie à une chaîne de la même couleur que le cadenas qui emprisonnait Joseph.

La stratégie militaire de la cousine était maintenant prête. Ne restait plus qu’à identifier le moment idéal pour l’exécuter. Les armes fourbies, elle allait les camoufler sous une période de tranquillité présageant l’explosion d’une indescriptible fureur.

Joseph ne vit pas que le chien aux yeux jaunes, aux crocs menaçants, terré tout le jour au bout de sa chaîne, frétillait à la vue de Suzanne.


… à suivre …









mardi 21 mars 2006

Le cent neuvième saut de crapaud

… la suite …


... quelques années auparavant…


Joseph Lacasse naquit en 1886, année du Chien dans l’horoscope chinois. Étrangement, on le retrouva derrière l’église en 1950, année placée sous l’influence du même signe astrologique. Il ne savait pas que la Chine existait. Ne se doutait pas que les chiens allèrent gruger sa vie…

Jamais il ne fut un être parfait, comme toute sa vie cette femme qui devint son épouse, et que l’on surnomma grand-mère Lacasse, Élisabeth Gendron, s’employa à tenter de le rendre. Il y a de ces gens qui l’on reconnaît sur le tard. Elle en était une. Dans le village de l’Anse-au-Griffon, Élisabeth passait pour être une mère, puis une grand-mère, jamais une jeune fille ou une femme. Dire pourquoi exigerait que l’on prenne le temps de raconter sa vie… bientôt, sans doute.

Il se maria à cette demoiselle qui eut une emprise sur lui du début de leurs fréquentations jusqu’à quelques heures avant sa mort tragique. Étrangement, les noces eurent lieu en plein hiver. Un samedi où sévissait un temps de chien. Pour Joseph, ça ne le changea pas beaucoup des événements qui empestèrent sa vie…

Son père fut un personnage important dans la modernisation de la paroisse. Une sorte de visionnaire pour qui la côte gaspésienne devait prendre un virage important afin de sortir de l’isolement dans lequel il s’embourbait. Anse-au-Griffon ne devait plus, selon lui, n’être qu’un lieu de passage mais un endroit où l’on pourrait faire du commerce et voir des familles s’y installer à demeure. On ne se rappelle pas s’il fut élu à des responsabilités civiles mais le père de Joseph croyait en l’expansion de son coin de pays.

Le fils Joseph reçut ce prénom en hommage à Saint-Joseph, dont la paroisse porte le nom : Saint-Joseph-de-l’Anse-au-Griffon. À sa naissance, dernier fils d’une famille qui comptera huit enfants, sa mère mourut. Toute sa vie durant, il aura été à sa recherche. Une seule photographie, celle qui s’empoussiérait sur la crédence de la cuisine, que plus personne ne remarquait. À part lui. Dans son âme, cet inconfortable sentiment d’être la cause de la mort de sa mère. L’inconnue cachée derrière ce voile de mariée, cette tulle légère qu’il aurait tant aimé lui arracher de la figure afin de la vraiment voir, face à face.

Il se souvient des heures passées devant l’image jaunissant. Du profond vide, de l’horrible ennui que l’absence de sa mère entassait dans son cœur et son âme, il se souvient ne jamais avoir soufflé un mot. De cette culpabilité refroidissant ses relations avec cet homme courant-d’air qui multipliait les allers-retours dans la maison que tenait une autre femme, une cousine boiteuse dont les qualités de cuisinière passèrent à l’histoire dans le village.
Cette femme haïssait Joseph. C’était viscéral. Elle le traquait. Le ralentissement dû à son infirmité l’empêchait de le rejoindre alors qu’elle le menaçait en hurlant des sarcasmes sordides. Joseph pouvait la devancer alors qu’elle le poursuivait, jamais éviter ses regards le fusillant.

Il avait peur de cette marâtre dont les gestes hypocrites lui permirent de croire qu’une trêve avait été signée, alors qu’ils cachaient plus de méchanceté encore. Se réfugier dans la grange derrière la maison devint son réflexe qui freinait momentanément les élans de vengeurs de la cousine Suzanne.


Il y restait caché des heures. Il se souvient de cette journée entière, en position foetale dans la paille revêche, alors que claudiquant derrière lui, la cuisinière au regard agressif tentait une autre infructueuse offensive.

- Je t’avais demandé de ne pas rester dans la maison à perdre ton temps devant ce vieux portrait. Elle est morte ta mère. Tu y es pour quelque chose, espèce de petit morveux.

Elle tenait à la main un long couteau. Joseph avait remarqué la lame grise acier bleuissant les veines des mains de Suzanne qui s’approchait de lui, plus terrifiante que jamais. Il s’échappa. La grange chaude du foin coupé par l’employé de son père, où il retraita, devint sa prison. Dans sa tête d’enfant, la punition s’installait à demeure. Il se sentit méchant, coupable d’un crime involontaire à épier éternellement.

La peur, physique et refroidissant ses os, jamais il ne put mieux l’avoir en face de lui qu’en cette occasion. Il entendait dehors qu’on l’appelait. Sortir équivaudrait à un arrêt de mort. L’arme était choisie. Le bourreau nommé. Ne restait plus que le moment. Lui ne le connaissait pas, mais dans sa conscience savait qu’il était tombé, ne restant plus que la proie se fasse intercepter pour que cela s’accomplisse.

Ce n’est qu’à la nuit tombée, sous un ciel chargé d’une tempête à venir, que subrepticement, feutrant ses pas comme l’aurait fait une boiteuse, Joseph regagna sa chambre dans le grenier où les souris couineraient jusqu’au matin. Elles se transformeraient en des monstres à tête de cousine. En des images de dentelle qu’émietterait le temps. En une porte s’ouvrant puis se refermant, laissant passer un homme que ses yeux d’enfant percevaient comme un géant, pour aussitôt ressortir. En des visages de frères et de sœurs gambadant dans les champs, ne voyant pas cette camisole de force qui l’enserrait. En des cauchemars ahurissants desquels il s'extirpait péniblement, retenant ses cris, de peur que la peur l’étouffe.

Tout cela se passait… avant les chiens…

… à suivre …








dimanche 19 mars 2006

Le cent huitième saut de crapaud

… la suite …


... quelques mois auparavant…


« Quelques » signifiant toujours « plusieurs »…

Un autre événement s’était entassé au travers ceux vécus par Joseph, suite à l’arrivée de la famille d’Herménégilde. Jeanne, après en avoir discuté avec grand-mère Lacasse, exigea que son beau-père cesse de fumer à l’intérieur de sa maison. Elle avait bien remarqué l’homme sortant de moins en moins pour donner un coup de main à son mari, s’engourdissant de plus en plus dans sa berceuse avant d’aller geler dans la chambre froide. L’oisiveté la répugnait. Perdre son temps en plus d’enfumer la maison, elle n’allait plus le supporter.

Ce fut d’ailleurs la première fois qu’elle utilisa le possessif « sa » afin de désigner la demeure où maintenant elle vivait et comptait bien, diplomatiquement mais fermement, y faire régner sa présence.

Joseph avait toujours fumé. Depuis très jeune. Les travaux de la ferme le gardant dehors pour une bonne partie de la journée, c’est évidemment là que s’éparpillait la boucane de son tabac. Ajoutons que ce fameux tabac, il le récoltait lui-même dans un petit potager adjacent à celui que grand-mère Lacasse entretenait soigneusement. Elle l’avait convaincu, cela n’avait pas été trop difficile, ses arguments ne visant pas à lui faire changer d’idée mais plutôt lui indiquer ce qu’il devait faire. Et il écoutait si parfaitement bien…

En très peu de temps, puisqu’il ne sortait plus à cause des chiens, Joseph arrêta de consommer la cigarette. Le sevrage fut pénible autant physiquement que moralement. Mais cela n’impressionna guère Jeanne pour qui grand-père Lacasse lui était toujours apparu comme un homme soumis, faible et que l’on pouvait dompter facilement. Puisque de toute façon il ne lui adressait jamais la parole, encore moins un regard, cela n’allait rien changer à leurs froides relations. Jour après jour, elle s’astreignit à le considérer comme une espèce de bibelot, une parure à la fenêtre comme ce rideau jauni qu’on aurait bien hâte de changer.

Pendant quelques mois, plusieurs en fait, il conserva les réflexes du fumeur et ses doigts ambrés stoppaient les toussotements qui heurtaient la suzeraine. Grand-mère s’efforçait d’enterrer les quintes de son mari, repoussant Jeanne vers une autre pièce ou l’interrogeant sur des questions exigeant d’elle que son esprit se concentre sur autre chose.

- On saura jamais s’il tousse de maladie ou de tabac, disait Jeanne.

Grand-mère Lacasse bifurquait la question, percevant bien dans ce combat inégal - un des belligérants ne semblant pas ouvert à la lutte – que progressivement s’installait une répulsion que sa bru ne parvenait plus à dissimuler.

L’arrivée du téléphone, on n’en dira que deux mots puisqu’elle se situe à la même époque, fut une autre victoire pour Jeanne. En plus de la sortir de son isolement, elle savait pertinemment que cela indisposait le vieil homme. Crispé dans sa chaise, à l’affût des sons de l’appareil, Joseph, tendu comme une corde violon, retenait ses accès de toux afin de ne pas surmultiplier les bruits dans la grande cuisine.

Tout doucement, les poumons se calmèrent, les doigts s’humidifiant afin de tourner une après l’autre les pages de l’almanach prirent une couleur s’apparentant davantage au gris. Comme ses yeux.

Puisqu’elle ne l’entendait plus râler, tousser, cracher ; puisqu’elle ne l’entendait que se lever, marcher vers la table de cuisine puis la chambre froide ; puisque les doigts du vieil homme ne lui servaient plus qu’à feuilleter des pages de papier froissé, au rythme chaque jour plus ralenti ; puisque le regard de Joseph ne faisait que se poser en travers d’une fenêtre donnant sur la forêt ; qu’il ne tressautait plus qu’aux aboiements des chiens et les drelins-drelins du téléphone, Jeanne l’installa encore plus loin dans sa vie. Elle refusait même d’aborder les inquiétudes de son mari lorsque celui-ci manifestait du souci pour son père.

- Il est très âgé, disait-elle, puis s’occupait ailleurs.

Herménégilde, pour sa part, insista auprès de son père afin qu’il l’assiste dans les travaux. Grand-mère Lacasse lui brisa les ailes en l’enjoignant de ne pas le forcer, que de toute façon s’il souhaitait sortir, il était bien libre de le faire. Ne le faisant pas, c’est que l’intérêt n’y était plus. Qu’il ne le dise pas, mais voir son fils devenir le maître de céans avait été son plus cher et plus profond souhait. Cela lui permettait, enfin, de se reposer et de profiter des dernières années de sa vie.

- On ne connaît pas la fatigue des vieux. Elle est plus importante qu’on peut l’imaginer.
- Vous le connaissez plus que moi, répondit Herménégilde.
- Ça, tu peux le dire. Comme si je l’avais tricoté.

Le débat fut clos. Le modèle parfait d’une famille gaspésienne (où d’ailleurs, il n’y a pas beaucoup de différence), nombreuse, travaillante et qui, en plus, avait la charité de prendre en charge leurs vieux parents. En des temps si difficiles.

Mais un cancer se logeait dans l’âme de Joseph Lacasse. Un cancer qui n’avait absolument rien à voir avec le tabac.

… à suivre …









vendredi 17 mars 2006

Le cent septième saut de crapaud

… la suite …


... quelques mois auparavant…

« Quelques » signifiant « plusieurs »…

Ce qui suivra, remonte à ce matin où Herménégilde, fils aîné de Joseph Lacasse, devant une famille alourdie par la naissance d’un douzième enfant, arriva plus à la tôt maison familiale afin de discuter avec son père. Il savait que la conversation qu’il aurait avec lui serait attentivement suivie par grand-mère Lacasse et que la décision finale à sa proposition d’emménager son clan ici viendrait d’elle. Déjà ce fils, le seul à s’être intéressé à la terre, travaillait pour son père et demeurait à quelques bornes de chez lui, là où il était évident que ça ne pouvait plus s’étirer davantage. Il y a tout de même une limite physique à ce qu’un endroit puisse accepter. On ne parlait plus d’étroitesse, c’était de l’exiguïté.

Après en avoir jasé avec sa femme Jeanne, Herménégilde allait offrir à ses parents d’installer sa troupe dans la maison à l’est du village, celle qui avait quatre grandes chambres à l’étage et un grenier facilement transformable en trois autres pièces. Au rez-de-chaussée, on pourrait réorganiser le petit salon pour eux, celui de l’entrée d’en avant qui ne servait que lors de la visite annuelle du curé. Son plan était clair, il ne manquait que l’acceptation de grand-mère et Joseph Lacasse. De toute façon, se disait-il, je suis toujours ici pour travailler aux champs, cela ne changera pas grand-chose à part l’arrivée de la ribambelle d’enfants et de ma femme.

Grand-mère Lacasse fut enchantée par l’offre. Ça se voyait dans l’enthousiasme qu’elle mettait à fixer une date pour leur arrivée. Surtout qu’elle s’entendait parfaitement bien avec Jeanne. Le mot « parfait » est sans doute celui qui convient le mieux à cette vieille dame, petite de taille, grande de cœur et d’esprit. Toujours, et cela depuis qu’elle a épousé Joseph, grand-mère Lacasse utilisait ce vocable, l’appliquant à tout et à rien.

- Ça serait parfait. Nous serions moins seuls. Ça mettra de la vie dans la maison qui de toute façon est devenue beaucoup trop grande juste pour nous deux. Parfait. Qu’en penses-tu Joseph ?

Joseph, on ne saurait dire s’il a vraiment répondu quoi que ce soit, s’il avait réagi ou s’il avait même suivi la conversation. Il savait que ce que sa femme décidait, eh ! bien c’est exactement ce qui allait se produire. Elle s’arrangerait pour que tout soit parfait.

Herménégilde travailla toute la journée avec une ardeur renouvelée, ne remarquant absolument pas que son père venait de ralentir le rythme. Ils ne se parlaient jamais. L’essentiel. Afin que la besogne se fasse. Parfaitement…

Grand-père Lacasse a toujours entretenu une sainte peur des chiens. Lorsqu’il les entendait aboyer, gronder ou simplement émettre de courts halètements étouffés, des frissons s’emparaient de lui, l’enveloppaient, l’étourdissaient. Ce fut la première chose à laquelle il pensa, lorsque la décision fut prise : Herménégilde allait-il faire suivre les chiens avec lui et sa famille ? Grand-mère Lacasse le rassura en lui promettant que tout allait être parfait.

Les chiens furent parqués derrière la maison. Il y en avait trois, dont un ressemblait à s’y méprendre à un coyote. Les deux autres connaissaient leur maître. Ils braillaient sur commande lorsque Berzingue, le nom que les enfants avaient donné au chef, les incitait à le faire. Autrement, ils s’affairaient à tourner en rond autour du pieu auquel ils étaient attachés. Avaient-ils un nom ? Personne ne s’en souvient. Mais Berzingue, lui, pouvait faire reculer qui que ce soit, tellement la férocité était inscrite dans ses yeux jaunes.

L’arrivée et l’installation de quatorze nouvelles personnes dans la maison Lacasse se firent rapidement, tout aussi vite que l’aménagement de cette pièce qui deviendrait la chambre froide, celle des aïeuls. Cela marqua aussi le temps où grand-père Lacasse diminua ses activités à la ferme et, bientôt, cessa de sortir. Il prit la route de la berceuse, l’almanach Beauchemin à la main et les yeux perdus à travers la fenêtre de cette immense cuisine où les deux femmes, parfaitement au diapason, allaient et venaient du matin au soir.

Le cérémonial de la chambre froide débuta. Sieste le matin et l’après-midi. Repas avant tout le monde et oups ! au lit. Sans que personne ne puisse vraiment établir la chronologie exacte des événements, ils devinrent le lot du vieil homme en marche vers le vieillard qu’il fut lorsqu’on le retrouva, quelques mois, plusieurs pour être plus précis, derrière l’église de la paroisse de l’Anse-au-Griffon, la jugulaire ensanglantée

Toujours ces aboiements de chiens. Ses frissons. Il les voyait dans ses rêves et lorsqu’en sursaut il s’éveillait, des yeux jaunes, des crocs noircis lui faisaient face, le menaçant. Ses nuits devinrent asthmatiques. Ses jours, un qui-vive continuel. Les enfants, malgré qu’on leur ait demandé d’éviter le bruit, chahutaient et cela le rendait nerveux et à leurs yeux, un bien bizarre de grand-père.

Joseph Lacasse ne pleurait que dans ses rêves. Des pleurs silencieux qui ne dérangeaient pas sa femme, petite et recroquevillée auprès de celui dégageant dans la chambre froide qu’une liquide tiédeur jaillissant de ses songes.

Il allait devoir continuer à vivre ainsi. Résigné comme si on venait de lui entourer la jugulaire d’un collier de chien.


… à suivre …








mercredi 15 mars 2006

Le cent sixième saut de crapaud

… la suite …


... quelques semaines auparavant…


Quelqu’un qui ne parle presque jamais, se coupe-t-il volontairement de tout système de communication ? Écoute-il pour autant ? Est-ce que grand-père Joseph aurait entendu ce que Jeanne disait à grand-mère Lacasse, un froid matin de février ?

- Herménégilde me rapportait hier que dans le village la rumeur court à l’effet que vous et grand-père Joseph deveniez un fardeau.
- Un fardeau ?
- Oui. Une espèce de boulet dans le sens que deux bouches de plus à nourrir alors que c’est déjà difficile d’arriver à le faire, eh! bien c’est de plus en plus malaisé.
- Et qu’en pense Herménégilde, avait répondu grand-mère Lacasse qui venait de laisser son torchon fixant son regard sur la fenêtre où son mari aurait pu suivre la conversation. Celui-ci, perdu quelque part dans son almanach, en semblait bien loin.
- Il trouve cela épouvantable que de telles choses puissent être colportées. Surtout que jamais il n’a envisagé que vous puissiez nous quitter.

Mais Joseph avait tout entendu. Plus fort que les aboiements des chiens. En plein cœur. Pour éviter d’en apprendre davantage, il s’était levé, pris le chemin de la chambre froide. S’étendit sur le lit. Les yeux ouverts sur le plafond, dans sa tête de vieillard impuissant, revit passer devant lui les dernières années, celles depuis que sa femme et lui, toujours dans la même maison, n’en étaient plus les propriétaires. Jamais, avant ces quelques mots encore accrochés à ses oreilles, il n’avait vraiment ressenti autant que là, le poids de la vieillesse. Son inutilité.

Il demeura plus longtemps qu’à l’habitude dans son espèce de prison dorée. Ruminant. Lorsque grand-mère Lacasse ouvrit la porte afin de le reconduire vers la fenêtre, vers sa chaise berceuse, un homme différent se leva. Les douces mains de son épouse, celles qu’il connaissait si bien, lui apparurent distantes et lointaines. Les sentaient utiles encore. Elles besognaient, donnaient le coup de pouce nécessaire qui empêchait qu’on puisse la voir vieillir. Trotteuse, elle savait ce dont sa bru avait besoin et aussitôt c’était fait. Il faut dire qu’avec douze enfants, un mari et deux personnes dorées dans les pattes, une paire de bras n’était pas de trop pour Jeanne. Tandis que lui, continuellement assis, calfeutré à la fenêtre donnant sur la forêt, refusant de sortir avec son fils, sacrant intérieurement contre les bruits des enfants et des chiens, était totalement stérile. Ce vide et ce creux lui emplissant l’intérieur, il en prit conscience par toutes ses fibres, comme un coup dans le cou.

Est-ce à ce moment-là que s’infiltra en lui ce que l’on pourrait appeler une déprime ? Une goutte faisant déborder le vase ? La clef du cadenas lancée au bout du silence ? Impossible d’ajouter plus de mutisme à celui dans lequel il s’enfermait.

Grand-père Joseph était un homme sans racines. Jamais de sa vie il n’a su dire si la mer l’intéressait, si la terre était sa vocation. Ambivalent, ce fils de défricheur de la côte gaspésienne, encore maintenant il en subissait les incontournables contrariétés. Il aimait tout et son contraire. Il ne parvenait à peu près jamais à bien préciser sa pensée. Ne voulait déplaire à personne même si dans son for intérieur il aurait crié à pleins poumons sa haine envers certains ? On lui reprochait de ne pas toujours dire ce qu’il pensait et lorsque d’aventure il le faisait, on émettait des doutes et des réserves sur ses propos.

Tout cela circulait en lui alors que les neiges de février s’amoncelaient jusqu’au milieu de son trou sur l’extérieur. Ses yeux devinrent vitreux, sans vie et craintifs ; on le dit après son départ comme on dit n’importe quoi après le départ de quelqu’un, surtout pour le dernier voyage. Aurait-il voulu que les rumeurs se concrétisent et que son fils l’invite à quitter ce lieu qui l’avait vu naître, l’avait abrité toute sa vie ? À Gaspé, on connaissait bien ce petit manoir situé juste en face de la baie, tenu par une vieille fille du nom de Magella et qui recevait les personnes seules, principalement les vieillards incapables de tenir maison. Y avait-on songé pour lui et grand-mère Lacasse ?

Les dernières semaines de grand-père Joseph creusèrent un fossé le séparant du monde, principalement de sa femme. Rien ne semblait pouvoir les aboucher. Une lutte de trop longue date les avait éloignés l’un de l’autre. La distance démarquée par plus de cinquante ans de vie commune s’était accentuée depuis que la maison grouillait de tant d’enfants, de tant de vies. Tout ce qu’aimait grand-mère Lacasse s’opposait à tout ce qu’on ignorait des goûts de Joseph. Ils avaient organisé avec le temps, en fait grand-mère l’avait fait pour les deux, une manière de vivre qui se voulait peu dérangeante et surtout avait rendu la vieille femme indispensable et le vieil homme invisible. L’ombre de l’homme invisible étant elle-même invisible !

Avait-il, dans sa tête, souhaité qu’une seule fois dans sa vie, alors qu’elle ne faisait que vivoter, boiter sans faire de bruit, prendre deux instants pour parler à cette femme qui l’accompagna sans jamais le connaître ? Que pouvait-il dire de lui à part son malheur ? Le malheur de ne pas savoir qui il était ?

Les quelques semaines qui s’écoulèrent avant qu’il ne laisse sa berceuse, son almanach et affronte sa terreur des chiens, Joseph Lacasse remonta tout doucement, retenant son souffle, vers sa vie.

Une vie de chien…

… à suivre …









lundi 13 mars 2006

Le cent cinquième saut de crapaud

… la suite …


... quelques jours auparavant…


La famille Lacasse s’était habitué aux « crics cracs » de la chaise berceuse. On s’inquiétait seulement lorsqu’ils cessaient, étant à peu près les seules manifestations de la présence de Joseph. Avec le temps, les enfants de Jeanne et Herménégilde s’étaient fait une raison : ce vieillard se berçait ou dormait dans la chambre froide…

Il n’avait de contact avec aucun d’entre eux et le peu de paroles qu’il pouvait laisser tomber, n’avaient que fort peu de sens, du moins pour des oreilles enfantines. C’était un homme enfoui dans l’ombre de la fenêtre, regard perdu vers la forêt et sursautant seulement lorsqu’un chien aboyait.

La seule activité semblant lui procurer un certain plaisir, du moins absorbait-elle son attention des heures durant, était la lecture de l’Almanach du peuple arrivé début décembre et qu’il étirait toute l’année. Un seul almanach lui convenait, celui de la maison Beauchemin. Il le déposait près de la fenêtre, le reprenait après les siestes imposées ou lorsque la maison était vide d’enfants.

Bien malin celui qui aurait pu dire si Joseph Lacasse savait lire. Ses yeux, gris acier, parcouraient inlassablement les mêmes pages, s’arrêtaient ici et là, repartaient comme à la recherche d’on ne sait quoi immobilisant son regard. Il tenait le livre de ses mains fortes et veineuses, le retournant sens dessus dessous, revenant continuellement là où des images noires et blanches, grisonnées à la fin de l’année, semblaient le regarder, lui parler peut-être !

On ne l’interrogeait pas. On le laissait, sa tasse de thé refroidi posée sur le rebord de la fenêtre, voyager dans un monde dont il devenait, jour après jour et de plus en plus, le seul habitant. Il y avait bien Herménégilde lui offrant de l’accompagner aux champs. Jeanne qui réchauffait son thé. Grand-mère Lacasse, sans un mot, l’enjoignait en lui grattant le coude à venir manger ou retourner à la chambre froide.

Les chiens hurlaient qu’on sentait chez lui passer une avalanche de frissons, écarquiller les yeux.

- Ils sentent la mort, murmurait-il entre ses dents jaunies par le tabac.

Quelques jours avant sa mort, on avait branché la famille Lacasse au téléphone local. C’est à partir du bureau de poste (bureau de la malle, comme on dit ici) et de la standardiste d’office que devint Angèle, la servante du curé Boudreau, que tout transitait. C’est elle qui recevait les appels et les distribuait par la suite. Tout le monde était courant que les conversations de chacun étaient épiées par les autres, mais c’était cela le téléphone. Personne ne s’en formalisait.

Grand-père Joseph, lorsqu’il ne tournait pas les pages de l’almanach dans un chuintement éteint, surveillait l’appareil planté au mur de la cuisine, à deux pas de la porte d’entrée. Intrus irrégulier, les coups inégaux qu’il lâchait comme un hoquet le faisant sursauter, il le surveillait constamment et posait un regard effaré vers Jeanne ou grand-mère qui, elles, reconnaissaient là un instrument formidable pour briser la monotonie de leur isolement.

Si la mémoire des chiffres ne fait pas défaut, les « un grand, un petit et un autre grand » faisant éclater le silence de la maison ou écrasaient le son du bouillonnement de l’eau qui servirait pour le thé, voilà le premier numéro de téléphone de la famille Lacasse.

Joseph Lacasse ne recevra jamais aucun appel. Pas une seule fois, dans les dernières semaines de sa vie, le tintement subit ne lui aura été adressé. Les voisins, proches ou éloignés, pouvaient pénétrer l’intimité de la demeure des Lacasse, prendre des nouvelles, en donner… alors qu’à l’intérieur, sans vraiment s’en rendre compte, un vieil homme aigri, usé n’eut jamais envisagé le faire.

Lors de la visite paroissiale du curé Boudreau qu'il entreprenait à l’automne, moment propice pour exiger la dîme, le chanoine consacrait bien quelques minutes au vieillard mais, au fil des années, il n’était pas dupe de celui-ci. Le voir construire autour de lui une sorte de prison dans laquelle il enfermait une incommunicabilité chaque fois plus rigide, barrait les routes pouvant parvenir à cet homme énigmatique. Le dernier monologue qu’il entretint avec lui, dans un automne froid et pluvieux malgré les prédictions de l’almanach, il s’en ouvrit auprès de Jeanne alors que celle-ci lui avait manifesté sa fatigue que créaient les naissances redondantes.

- Il m’inquiète.
- Vous savez, monsieur le curé, on ne le sent pas malheureux, seulement renfermé.
- Ce n’est pas bon qu’un homme qui fut si actif, tout d’un coup se retrouve dans cet état.
- Grand-mère s’en occupe bien.
- Oui, mais il ne s’occupe pas de lui. Voilà le problème.
- Je ne sais pas si nous sommes en mesure de lui offrir plus que cela.
- Vous devriez quand même essayer de lui donner de petites responsabilités, je ne sais pas quoi au juste, quelque chose qui pourrait le sortir de sa chaise berceuse, de son almanach.
- Vous avez sans doute raison. Même les enfants lui tombent sur les nerfs.
- Je vous reviens là-dessus, acheva le chanoine avant de prendre son chapeau et quitter la maison des Lacasse. Encore cette année, il partira sans avoir pu récolter la dîme.

Grand-père le vit reprendre la route vers le presbytère et posa ses yeux sur le diabolique téléphone.


… à suivre …


vendredi 10 mars 2006

Le cent quatrième saut de crapaud

… la suite …


... quelques heures auparavant…


Jeanne soutenait le bras de grand-mère Lacasse dont les larmes n’arrivaient pas à jaillir. Mille et une pensées défilaient dans sa tête ; elle ne savait pas à laquelle s’accrocher. Autour d’elle, les spectateurs choqués distribuaient leurs regards hésités entre le corps du grand-père et l’âme de la grand-mère. Difficile de trouver les mots, le silence devenant un refuge salutaire. On sentait comme si la dignité du suicidé lui était rendue alors qu’une proche y jetait un oeil chargé de stupeur et d’incompréhension. L’impression de vivre quelques instants suspendus dans un temps irréel ! Fallait-il tout de suite parler, sympathiser ? Sur qui, pour qui ? La douleur, pouvait-elle véritablement se faire comprendre ou du moins saisir parce qu’elle passait d’une personne à une autre.

Dans la mort, il y a toujours des morts. Cela va de soi. Mais le suicide, surtout celui d’un vieillard, une personne dorée, interpelle davantage. Il évoque le mystère. Le pourquoi devance le comment. Le pour qui ou le contre qui, car il y aussi de cela dans un geste aussi fatal, ramène au passé, le proche et le lointain. Le superficiel et l’essentiel. Dans la mort, il y a d’abord, soi. Devant la mort.

Herménégilde tournait en rond. Autour de sa femme et de sa mère. Les femmes et les mères sont le contraire de la mort. Elles sont la vie. La donnée, la maintenue… la suite. Sa première réaction fut de souhaiter que l’on coupe court au spectacle, celui de son père, veines bleuies et jugulaire rougie. Il fixa durant un instant le visage de celui qui ne voyait plus. Il lui apparut chargé d’une infinie faiblesse, d’une souffrance innommable.

À l’arrivée de l’ambulance puis celle des policiers, Jeanne et grand-mère Lacasse avaient déjà repris la route de l’est, vers la maison d’où s’échappait une légère fumée blanche par la cheminée. Les chiens ne gueulaient pas. Tout leur semblait gris. C’est encore plus mortuaire que le noir. Elles allaient, d’abord, faire bouillir l’eau, préparer le thé, et déplacer la berceuse vers la chambre.

Jeanne souhaitait que les enfants n’apprennent la nouvelle qu’une fois revenus de l’école. De la bouche frémissante de leur père. Rivière-au-Renard est loin quand le funeste est si proche.

- Il est sorti malgré les hurlements des chiens, dit grand-mère Lacasse se réchauffant les mains à sa tasse de thé.


… et le jour était gris…
comme le couteau gris
que Joseph Lacasse prit dans la grange,
sur l’atelier de son fils…

Il erra de nombreuses heures dans la forêt. Voulait-il sans doute que se taisent les chiens ? Souhaitait-il que l’on remarque son absence ? La fine neige de mars, celle qui ressemble au grésil ou au verglas, juste entre les deux, se mêlait au blanc de ses cheveux. La lame du couteau, il la tenait fermement comme un crayon avec lequel on écrirait une lettre sans post-scriptum : lettre bourrée de fautes, en dents de scie, pour dire qu’on est pressé. Passer à autre chose. Mais, la dernière lettre, grand-père Lacasse ne la rédigera pas. Éternellement cachetée dans son âme. Attendait-il un peu de soleil ? Espérait-il ce rayon déchirant les nuages, lui faisant entrapercevoir une chaise berceuse installée pour lui et l’attendant ?

Jamais on ne saura ce qui sifflait dans sa tête. Sans doute des bruits inconfortables qui l’assourdirent, le menant vers l’arrière de l’église. Personne ne se souvint de l’avoir vu passer. Nous ne remarquons pas l’ombre des ombres.

Il s’appuya de longs instants à la pierre grise. La lame grise dans sa main. Regarda loin devant lui. Pour marquer l’itinéraire qu’il emprunterait. Dans la plus intense des solitudes. Celles qui se métamorphosent en isolement.

Le vent du large ne portait aucune odeur avec lui, aucun message qui puisse faire dévier son esprit de ce qu’il avait à faire.

Si quelqu’un passant par là, attiré par le son des cloches qui, pour rien, grésillaient des fausses notes fêlées dans leur sarcophage de bois, l’eut remarqué, il est fort à parier qu’il ne l’aurait pas vu. Pas de soleil sur la lame grise, sémaphore désespéré, pouvant attirer l’attention par des clignotements semblables à ceux d’un phare. Pas de mise en scène. Rien de théâtral. Un vieil homme debout. Appuyé. Courbé peut-être… vers un sol qui rougirait de sang suite au bref, court et précis coup de couteau à la jugulaire. Animal qui s’égorge. Y eut-il une plainte ? Une douloureuse sensation de brûlure ? Le rencontre du froid et du chaud dans la tiédeur moite de la main imprimée sur la lame ? Les jambes qui se coupent. L’affaiblissement du corps. L’affaissement. Les derniers gris qui entrent en soi par une porte rouillée. La tête qui vacille. Le vomissement dans les poumons. Quelques sursauts avant que les genoux ne raidissent. La lame glissa de ses doigts étarqués. L’haleine putride du dernier souffle. Ce voile qui picote les yeux, voltigeant dans une danse ralentie et que les autres trouveront macabre. Puis, rien. Ce qui suit n’est plus de son domaine.

Les chiens cessèrent de japper…

… à suivre …








jeudi 9 mars 2006

Le cent troisième saut de crapaud

… la suite …


... quelques heures auparavant…


Le village grouillait des habituelles allées et venues de tout un chacun. Il ne faisait ni beau ni laid, ni chaud ni froid, une espèce de neutralité dans les couleurs enveloppait l’espace. On entendait bien les jappements des chiens s’étouffant au bout de leur chaîne. Les matous faisaient leur ronde à la recherche des femelles en chaleur, les appelant par des borborygmes étouffés. Le vent chatouillait les cloches de l’église qui frissonnaient quelques sons, pour redevenir aussitôt silencieuses. Une auto passa devant chez Émile, le marchand général, s’arrêta chez le forgeron puis redémarra. Les cordes à linge alignaient des blancheurs de plus en plus raides dans cette fin d’après-midi… pas tout à fait comme les autres.

Afin de bien situer l’événement, rappelons qu’il se situe à des lunes du grand incendie, à la fin de cet hiver qui précéda la saison perturbée, dans un mois de mars en route vers le printemps. Il y avait encore de la neige. Certains jours plus abondante, disparaissant et revenait. Les lueurs du matin corrigeaient la froideur des nuits en s’installant plus tôt. Les Gaspésiens de la côte savent qu’il faut se lever de bonne heure si l’on souhaite profiter des bienfaits que l’aube apporte avec elle.

La maison de la famille Lacasse était située à l’extrémité est de la paroisse. Herménégilde y vivait avec sa famille de même que son père et sa mère. Afin de bien les distinguer, on disait « les Lacasse » pour parler du fils et sa famille, de grand-père et grand-mère, pour identifier les aïeuls. Joseph, le grand-père, avait laissé la maison paternelle à l’aîné de ses fils ainsi que la terre à la seule condition qu’il accepte de les héberger jusqu’à leur mort. L’entente convenait à tout le monde.

Au fil des années, « les Lacasse » devinrent, par le nombre du moins, un véritable clan. Douze enfants. Autant de garçons que de filles. Ça s’empilait sens dessus dessous. De mauvaises langues, il y en a partout, avancèrent que pour faire dormir toute cette assemblée, on utilisait une partie de la grange, sauf l’hiver. Que parfois, la présence des vieux devenaient un fardeau de plus en plus lourd à porter. Mais, on le sait, il ne faut pas se fier aux blablas…

Particulier tout de même que de voir, à la messe du dimanche, se présenter toute cette ribambelle emplissant une bonne partie de la nef. Au premier coup d’œil, malgré le fait que les dames de Sainte-Anne soient très attentives à fournir à madame Lacasse ce qui lui manquait désespérément pour habiller sa marmaille, tout semblait rouler comme sur des roulettes. Les enfants fréquentaient l’école et monsieur Lacasse, non sans peine, réussissait à subvenir aux besoins de sa nombreuse famille. Le curé Boudreau était aussi d’un grand secours.

La grand-mère Lacasse, besogneuse infatigable, donnait le coup de main qu’il fallait à sa bru afin que le surnombre imposé par la vie lui soit moins pénible. Joseph, son mari, était au contraire un homme aigri, renfermé et pour qui les enfants de son fils étaient des machines à bruit. Jamais il ne leur adressait la parole, continuellement assis dans la berceuse face à la fenêtre qui regardait vers la forêt. Sa peur viscérale des chiens l’empêchait de sortir. Cloué à sa chaise, les années passant, de plus en plus marabout, on s’efforçait presque à l’oublier.

Pour éviter les désagréments lors des repas, grand-mère Lacasse le faisait manger avant tout le monde puis l’invitait à la sieste. On l’isolait dans la chambre aménagée près de la cuisine, si petite, si froide et si impersonnelle que personne n’avait l’idée de s’y pointer le bout du nez. Après souper, c’en était fait de Jospeh Lacasse, il était enfermé jusqu’au lendemain matin.

Herménégilde, ce garçon travaillant comme dix, fort comme un bœuf, ne ressemblait en rien à son père. Il adorait ses enfants et leur consacrait tous ses moments libres. Cultiver une terre aride et peu généreuse, cela occupait tout son temps, mais il savait s’arrêter afin de s’amuser avec eux, répondre à toutes leurs demandes et rêvait de jours meilleurs pour chacun et chacune. Qu’ils fréquentent l’école, même si à cette époque mademoiselle Ève n’était pas encore dans le décor et qu’il se devait de les conduire à Rivière-au-Renard, il acceptait cette situation avec résignation et les comptait chanceux de pouvoir apprendre mieux que lui. Un grand cœur qui ne se plaignait jamais.

Vivre avec ses parents ne lui était pas une corvée, mais il savait compter. Il n’avait pas nécessairement gagné à l’échange : deux bouches de plus à nourrir contre ces arpents de terre infertile. Mais l’esprit de famille, de clan, primait. Il s’organiserait, s’était-il dit. Il en assumait maintenant les conséquences.

Jeanne, sa femme qui lui donna douze enfants coup sur coup, d’une année à l’autre, avait hésité longtemps avant d’aborder la question de « la famille » avec le curé Boudreau. Elle sentait ses forces la quitter. Afin de ménager la chèvre et le chou, le chanoine l’avait convaincue qu’elle ne devait pas intervenir dans les plans de Dieu et qu’il allait l’aider au point de vue matériel. Cela ne la satisfaisait pas. Elle sut, avec la connivence de grand-mère Lacasse, trouver une façon d’arrêter la production quasi industrielle d’enfants. Les femmes de cette époque avaient de la jugeote et bien des trucs dans leur utérus…

Quelle ne fut pas la surprise de Jeanne, d’Herménégilde et de grand-mère Lacasse lorsque monsieur Aldège frappa à leur porte, dans cette fin d’après-midi de mars, pour leur annoncer qu’un grand malheur venait de se produire! Qu’ils devaient le suivre vers l’arrière de l’église afin de constater le décès, c’est le mot qu’il utilisa, de grand-père Joseph.

... à suivre ...

mardi 7 mars 2006

Le cent deuxième saut de crapaud

Le corps gisait là, derrière l’église. Inerte et froid déjà. Depuis combien d’heures, personne n’aurait pu le dire mais ça se comptait ainsi, pas en journées, cela est certain. La flaque de sang dans laquelle il reposait, croûtée. Les yeux ouverts, tristement exorbités, fixant nulle part et le gris de la pierre. Les veines de ses mains gonflées et la jugulaire éclatée.

La neige avait pris le temps de fondre légèrement, traçant autour du cadavre dans laquelle il reposait, un filet aux couleurs diluées. Un soleil capricieux prit la place d’une pleine lune froide et, pour l’occasion, messagère de malheur.

- Finir ainsi, avait dit madame Aldège retenant un mouchoir brodé sur sa bouche.

- J’aurais pu comprendre si ça avait été Constant Jones, il me semble qu’il avait tout pour faire cela, ajouta le père Guillemette. Il était rapidement accouru auprès du macchabée, craignant y trouver un mortel retour de sa fille Clémence disparue depuis cette fameuse saison où le temps fit des siennes.

Émile, le marchand général, s’inquiétait du fait que la mort par suicide nous renvoie tous quelque part en nous, nous poussant presqu’à imaginer que telle ou telle personne puisse en être alors qu’une heure auparavant on n’y songeait même pas. Portons-nous cette prédisposition ainsi qu’une fatalité contre laquelle il n’y aurait rien à faire ? Traverser la ligne du mouvement vers l’immobilité, consciemment, une arme fatidique à la main, serait-il inscrit chez certains comme une hypothèse ou une solution ou l’éclatement d’une crise intolérable ou l’explosion d’un gène hybride ? Se suicider est-ce mourir ou tout simplement s’enlever la vie ? Cela exige-t-il une force surhumaine ou un inconscient laisser-aller dans le désespoir ?

Le curé Boudreau appela immédiatement le secrétaire de l’archevêché afin de s’enquérir des procédures à suivre.

Le maire Léo refusa net de se rendre sur les lieux du drame, n’ayant pas la force pour supporter un tel événement. De plus que la vue du sang le rendait fragile et lui faisait perdre conscience. Il mandata le bedeau Arthur afin qu’il enveloppe la dépouille puis fit venir les enquêteurs de la Police Provinciale qui en portait toujours le nom à l’époque.

Quelques femmes sortirent les rubans noirs qu’elles accrochèrent aux arbres, alors que l’institutrice Gaudreau réfléchissait à comment elle devait aborder le sujet auprès des enfants de l’école.
Dans ces instants où une tragédie brise la suite tranquille des choses ; dans ces moments où trouver les mots justes relèvent de la voltige ; dans ces actuellement où chacun cherche en soi des justifications… l’ordinaire de la vie suspend son cours, inscrit dans l’agenda de tous, en lettres majuscules, la singularité d’un geste.

Étrange comme ce n’est pas tout à fait à la mort que l’on songe quand elle arrive par ce chemin, mais beaucoup plus aux intentions, aux raisons… un roman dont la finale ne serait pas écrite… l’inachevé qui s’arrête sans avoir entièrement tout dit.

Bizarre ce sentiment qui nous habite : doit-il rejoindre celui qui a décidé de partir ou accompagner ceux qui restent ? Où situer la culpabilité ? Le coupable a disparu, se laissant comme seul et unique preuve. Chercher dans l’hier ou l’avant-hier, la parole lancée ou l’autre, retenue, qui aurait pu…

Indéfinissable que cette émotion devant un corps inanimé, que l’on connaissait plus chaud avant. Ces heures durant lesquelles il sera là, froid de plus en plus, ne réagissant à rien, dormeur ensommeillé, expulsant ses rêves noirs dans nos cauchemars.

On faisait la parade devant lui. Plusieurs, dans le seul but inavoué d’inscrire dans leur mémoire les dernières images, sans ombres, d’un quelqu’un qu’ils ne savaient plus comment nommer. D’autres, horrifiés par la brutalité instantanée du départ, vérifiaient pour combien de temps encore leur ticket de vie était valide. Certains, incrédules, ne pouvaient rien dire.

Lorsque le bedeau eut recouvert le corps d’un linceul, la géométrie de la scène changea. Tout se confondait avec la neige. Des traces rosacées s’imprimèrent sur le drap en divers endroits. Près de la tête surtout. L’arête du nez saillait. Les pieds dépassaient. Quelques-uns partirent emportant avec eux, pesamment déposés sur leurs épaules vivantes, le dernier reflet hallucinant de la mort.

Après, tout se déroula rapidement. Comme un scénario préenregistré se déroulant à vive allure. Comme lorsque la vie s’extirpe de quelqu’un alors qu’il a décidé de l’évacuer. Une ligne si mince entre avant et après. La conscience de l’avant et l’inconnu de l’après. Une non-suite.

Les policiers mandèrent l’ambulance après avoir, dans des coups de phosphore instantanés, pris en photos le blanc du drap, l’intérieur du drap et l’autour du drap. Les brancardiers débarrassèrent l’arrière de l’église d’un corps gelé, le déposant dans un patatras mêlé de chair et de métal, ce qui sema l’émoi dans la paroisse de l’Anse-au-Griffon. Ils laissèrent derrière eux, dans une commotion extrême, des êtres pantois chez qui les larmes du deuil ne réussissaient pas à sourdre.

Aucun bruit de sirène ne chercha à faire de l’écho.
...à suivre...


dimanche 5 mars 2006

Le cent unième saut de crapaud



Grand-père fut surpris par la ronde géométrie de cette minuscule pierre encastrée dans une roche, à quelques pas à peine de la grave. Depuis combien de temps s’y trouvait-elle ? L’avait-il vue auparavant sans y porter attention ? Un quelconque fantôme marin l’aurait-il déposée là, signe minéral à décoder !

Quand les signes nous interpellent-ils ? Sans doute au moment précis où l’on est en mesure de les apercevoir, d’y accrocher son esprit puis tenter une rocambolesque explication. Autrement, ils passent sous nos yeux inexorablement distraits par le soleil, par le vent, qui parfois ne distraient personne. Ils doivent nous éclabousser afin qu’on s’y arrête.

Combien de fois, par la suite, revenons-nous à ces petits riens perdus parmi nos millions d’images enregistrées par le cerveau, revoir apparaître, incongrûment, ces coups de chapeau du destin auxquels nous n’avions pas répondu ? N’avions-nous pas su qu’ils cherchaient placidement à vouloir dire quelque chose ?

Il y a les grands signes, ceux dont il est impossible de passer à côté sans être bousculé. Il y a de ces signes, plus irréalistes que d’autres, que l’on ignore, étant trop parlants. Un oiseau s’écrasant à la fenêtre. Mauvais présage. Des oublis qui s’évertuent à faire nous rappeler. Le songe d’une mort annoncée. Craquer des allumettes dans le vent et voir surgir la flamme. Les tessons de verre d’un miroir échappé pour sept ans de malheur…

Mais ces petits signes, innocents, côtoyés quotidiennement et qui ne s’évaporent qu’une fois qu’on n’y a porté attention et cherché à en scruter le sens. Une pierre en forme d’œuf, couvé par une roche en plein cœur d’elle-même, sur ce qui aurait pu devenir une plage s’étendant de loin à plus loin encore.

Cette fois-ci, grand-père s’y arrêta. Figea son regard après avoir cherché dans les eaux du petit étang si le crapaud géant allait coasser. Rien. Que cette pierre dans le ventre de la roche. Derrière, les bruits inlassables de la mer venant s’éteindre sur le sable où le varech s’amoncelait. Et personne. Pas de pêcheurs de maquereaux ni ramasseurs d’agates. Du vert forêt accroché aux arbres. Un bleu effiloché derrière le gris des nuages. Des éternuements stridents de mouettes après un plongeon entre les vagues.

Un de ces silences comme on en souhaite parfois se répandait autour de lui. Comme lorsque l’attente étire le temps. Comme ces moments infinis ne durant que la seconde prise par un couteau sur la table pour tomber par terre. L’imparfait losange des pas perdus imprimé dans le cercle imaginaire des mémoires. Un temps sans temps.

Grand-père s’approcha de ce menhir arraché à un imaginaire cromlech. N’y pas toucher surtout, afin que la pureté du hasard déposée là ne s'entache. Il promena son regard étonné sur cette œuvre rudimentaire, laissant monter en lui les mots qu’il ne dirait pas, les images qu’il ne modifierait pas, les émotions qu’il n’analyserait pas. Que le regard, mille fois fouillant l’extrémité supérieure et son plus intime intérieur.

La sculpture sauvage, dans son immobilité symétrique, se laissait dévisager. Ne répondait rien. Ne renvoyait rien d’autre que sa statique position. Aucune couleur originale : qu’un gris délavé et noirci. Attirante toutefois. Envoûtante d’inutilité. Elle tournait le dos à la mer. Dans la position de l’enfant puni lorsqu’il colle son nez à un mur bloquant l’horizon. Hasardeuse aussi par sa force fragile. Étrange.

Notre grand-père demeura longtemps, il ne s’en souvient pas mais cela eut l’effet de raccourcir sa journée, prostré devant cet objet façonné par un sculpteur inconnu qui n’avait pas pris le temps de le signer. Faut-il toujours marquer ce que l’on crée ?

C’est à ce moment que l’idée de chercher à découvrir le « signe » que portait cette pierre envahit son esprit. Un message lui était-il adressé ? À d’autres qui s’y arrêtèrent auparavant ? Il ne pouvait le dire, mais dans un profond recueillement, laissant son esprit s’imprégner au maximum de la présence de cette pierre, il la fixa tout en faisant disparaître autour de lui les bruits et les odeurs maritimes. L’ambiance devint rapidement magique, comme si un ailleurs intemporel s’installait. La sculpture, tel un mantra visuel, emplissait ses yeux et son âme. Il lui semblait que timidement elle se mettait à bouger, les pourtours lisses de la pierre cherchant à dépasser leur périmètre fort bien ancré. Une sorte de musique,
violonneuse à souhait, en sortait, langoureusement étirée, rejoignant un grand-père au bord de la transe.

Cette voix inconnue, giratoire, de laquelle quelques mots peinaient à se faire entendre, l’exulta. Il crut entendre : « c’est à l’intérieur que se cachent les secrets de l’extérieur… ne regarde plus ce que tu cherches, cherche ce que tu regardes, … tout est devant toi… cueille ce qui est mûr avant que cela ne devienne autre chose… d’un grain de sable fait ton univers…» .

Grand-père reprit sa route sans trop avoir saisi le message mais conscient, toutefois, qu’une pierre qui parle, se doit d’être écoutée. Au bout de la grave, un caillou dans la main droite, puis dans la gauche, il se retourna vers la sculpture que doucement les couleurs de cinq heures enveloppaient.

Il sourit.


mercredi 1 mars 2006

Le centième saut de crapaud

Louise


Oui, oui, je le sais Louise. Tu n’aimes pas qu’on te dise des choses qui viennent du cœur, préférant les idées, les débats, les échanges musclées desquels émerge l’action.

Tu n’aimes pas recevoir, préférant donner. Même pas prêter, trop simple. Incomplet. Ce qui est à toi appartient aussi aux autres.


Et ce café du matin, essentiel,
celui qui démarre ta journée,
que tu fais dans la quiétude de ton repère
que les papiers et cette odeur du travail emplissent,
Ti-Guidou à côté de toi…


Je sais, Louise, que tu n’aimes pas les entendre tous ces mots que je pourrais utiliser afin de dire combien ta présence est remplissante de spontanéité, de vigueur et d'une si formidable chaleur, alors je te les écris.

Important encore de te les écrire aujourd’hui, 1er mars, journée de ton anniversaire, ces mots qui me viennent avec autant de facilité que de vivre près de toi est une chance que je savoure depuis que j’ai appris à mieux te connaître.

Être ton frère, je le suis depuis un bon moment ; être ton ami, je dois l’avouer, remonte presqu’au début de ma retraite. Nous nous sommes véritablement connus quelques mois après le décès tragique de Monique Wittig, cette admirable auteure pour moi, cette profonde référence pour toi, davantage même.

Tu me l’as offerte par ses bouquins, avec cette pudeur qui te caractérise si bien, je m’en souviens encore, en disant que je devais me faire moi-même une opinion. Tu n’as pas orienté ma lecture, tu l’as plutôt clarifiée et précisée. J’y ai découvert une plume tout simplement admirable, un talent génial et une penseuse hors du commun.

Mais tu sais, Louise, tu réussis à te cacher derrière des textes alors que d’une certaine façon tu en fais partie. Lire Monique Wittig m’aura permis, sans avoir tout saisi - je n’ai pas cette intelligence globalisante que tu possèdes - de découvrir une manière nouvelle d’écrire mais principalement, une autre voie dans la pensée.

Je collectionne dans des cahiers que j’appelle mes « cahiers de lecture » des mots, des phrases, des idées provenant d’auteur(e)s que je croise par le biais du livre. De Monique, je te signale quelques substantifs magnifiques dont je ne connaissais même pas l’existence : « déprécation », « pogrome », « blet/blette », le gigantesque « opoponax », et « buccin».

Cette majestueuse phrase : « On dit à ma soeur, il revient quand, il ne revient pas, mais quand, jamais, alors il est mort, non il n’est pas mort, et où c’est qu’on met les gens qui sont morts, dans un trou, mais ils vont au ciel ?»

Ton engagement total et indéfectible envers son œuvre, comme il ressemble à tout ce que tu entreprends. À mener jusqu’au bout… et un peu plus loin encore.


Et ce vin français,
Beaujolais de nom,
que tu aimes encore plus
lorsqu’il se boit en agréable compagnie,
osera-t-il un jour s’italianiser?


Louise, c’est aujourd’hui le mois de mars, à une semaine de la Journée des femmes que tu te plais à décrier, refusant que l’on enferme la femme dans une boîte à cadeau, qu’on se plaise à lui fermer la gueule au lendemain de ces vingt-quatre heures dont on l’aura artificiellement fardée pour se donner bonne conscience.

Car de la conscience, tu en as. Non pas de celle qui apaise, de celle qui hurle, de celle qui scrute et trouve dans les gestes autant politiques, publics et privés les faussetés et les mensonges. Et tu te lèves, entièrement deboute, le ton haut, vociférant de toutes tes fibres que la vérité est maîtresse et n’a rien à cirer avec la flagornerie.

Tu entraînes avec toi, tu tires et tu déplaces dans le seul but de clarifier. Les choses doivent être claires, assumantes. Les demi-mesures sont des mesures vides. Et le vide est une forme stérile, une absence de la pensée. Exactement là où tu refuses de loger.


Et ces repas,
copieux faut-il le souligner,
comme tu aimes qu’ils soient partagés
dans des circonstances idéales,
celles que tu réussis toujours à rendre...


Louise, ma sœur, mon amie, je veux te remercier d’être près de moi.
J’achèverai par un clin d’œil de Monique :
« Je suis celle qui a le secret de ton nom. Je retiens ses syllabes derrière ma bouche fermée alors même que je voudrais les crier au-dessus de la mer pour qu’elles y tombent s’y engouffrent sombrent. »

Je t’aime… et des poussières,

Jean



Un être dépressif - 15 -

  Un être dépressif -  1 5   - Une transplantation, c’est extraire de la terre pour la planter ailleurs.   Je tarde à le publier ce dernier ...