mardi 21 février 2006

Le quatre-vingt-quinzième saut de crapaud

Vous me faites parvenir à l’occasion des commentaires sur les sauts de crapaud. Parmi ceux reçus, un très beau poème de Gracia Cabot que je veux partager avec vous.

Je suis de cette mer qui va et vient sans cesse.
Celle qui prend son essor on ne sait où
pour revenir vers nous.
Je suis une fille de mer
d’une mère qui est aussi d’un ailleurs
que de son chez soi récemment choisi.
Celui-là même qu’elle aussi n’a fait que remiser pour mieux s’en souvenir et nous en parler.

Je suis fière et fière d’être mère et grand-mère.
Ce petit être à odeur inoubliable qui m’a tenu le doigt la toute première fois qu’il était là, tout contre moi.
Et dire qu’il compte déjà du bout du doigt !
Il me ramène aux vraies odeurs et aux vrais airs.

Merci Gracia pour ces mots que vous lancez au large, accrochant avec eux les générations fières de la Gaspésie. Vous savez, lors de mon trop bref séjour là-bas, j’ai rencontré des gens qui quittèrent la région suite à ce que j’appellerais « le génocide » délibérément orchestré par des fonctionnaires et des administrateurs lors de l’expropriation de 1970 des terres et des Gaspésiens afin de permettre l’érection du parc Forillon.

Ces actes barbares sont passés sans que personne, sauf bien sûr Lionel Bernier, ne s’en préoccupe. Il y a de ces gestes qui tuent, celui-ci en est un. On a déraciné des hommes et des femmes de leur terre gaspésienne, les obligeant à s’exiler tout près ou trop loin. Certains y reviennent aujourd’hui. Ils retrouvent les résistants de la première heure qui vécurent dans une impuissance qu’on se plaisait à davantage écraser, des instants d’humiliation qu’un jour, au nom de la plus élémentaire justice, il faudra bien réparer. Mais peut-on rafistoler des brisures que les cicatrices du temps n’ont pas encore ramanchées ?

Les coassements d’un crapaud, bien qu’ils fussent ceux d’un géant, lancés à partir d’un étang à l’entrée du parc Forillon, ne sont rien à comparer aux échos des cris accrochés à tous les arbres de la forêt de la côte gaspésienne qu’ont lancés ces propriétaires déchus. Dépossédés suite à un vol légitimé par une loi inique.

Il faut, comme ces Gaspésiens déboutés mais toujours debout, continuellement, ainsi que les marées, les grandes marées, dire et redire, assourdissant même par nos incessantes plaintes, que justice doit être rendue. Cela, à la face du pays, au nom des disparus, les éternels et les momentanés, hurler malgré l’indifférence qui a caractérisé les décideurs, que cette terre est gaspésienne et doit la redevenir entièrement.

On y revient, par petites grappes, comme des convalescents qui savent qu’ils ne guériront jamais. Le virus inoculé semble encore bien vorace. Latent.

Les Émile, Aldège, Léo, Clémence, Philip, Arthur… les Épelgiag aussi, tout comme les autres, ne sont que des personnages fictifs issus de l’imagination d’un grand-père se promenant sur la grave qui s’allonge de l’Anse-au-Griffon à Cap-des-Rosiers, et plus loin encore, mais ils savent être de la côte. De la Gaspésie. En eux s’est installé un si profond, un si intense enracinement que rien ne saurait, une autre fois, les y arracher. Ils ont la foi, pas de celle qui transporte les montagnes, de celle qui les incrustent là où elles sont.

La mer sera, qu’on le veuille ou non, la fille de cette éternité circulant dans le sang des hommes et des femmes qui croient encore et le disent à d’autres, que la vie y prend sa source jaillissant sur ceux qui poussent et que l’on attend.

Les histoires, les légendes, les contes et la poésie en sont les fiers porte-paroles.

Gracia, cette fierté que vous portez au bout de plume vous honore.



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