lundi 12 décembre 2016

5 (CENT) (QUINZE) 15



Voici le 19e épisode de ILS ÉTAIENT SIX...




         1r)     finalement…    
Avant de mieux présenter Daniel Bloch, deux importantes nouvelles qui secouèrent le quartier un peu comme si, de manière inattendue, éclatait un violent orage surgi d’on ne sait trop où venant défigurer l’atmosphère. Le comité des citoyens en était finalement arrivé à des conclusions au sujet des funérailles du pendu et en mesure de dévoiler les dessous nébuleux de sa famille mystérieusement disparue au lendemain du triste événement.

Les gens du quartier n’avaient toujours pas repris l’habitude d’assister aux réunions hebdomadaires du comité ce qui inquiétait les plus engagés de ses membres. Il ne fallait tout de même pas qu’en raison de cette fâcheuse conjoncture l’enthousiasme pour les choses civiles périclite, qu’on en vienne à penser que la vie collective n’avait plus les mérites qu’elle détenait il n’y a pas si longtemps encore. Des décisions avaient été prises, il fallait maintenant transmettre le maximum d’informations afin de faire taire les ragots qui circulaient depuis trop longtemps vêtus d’une camisole de cancans, de médisances, de potins et de racontars. Pour qu’enfin revienne ce calme résigné qui décrit bien le train-train habituel du quartier et que disparaisse cette humeur revêche qu’aucun poignard n’aurait pu sectionner.

On autorisa Daniel Bloch à assister – privilège accordé pour une première fois  – au discours du président du comité des citoyens. Bizarrement, personne ne rouspéta ou n’y vit une entrave à quoi que ce soit. Au contraire, les membres du comité qui acceptèrent sa présence la considérèrent comme une preuve que l’on n’avait rien à cacher… même à un étranger. Étranger que tout le monde reconnaissait, que plusieurs saluaient, lui attribuant le mérite d’avoir ramené le calme chez les xu xí.

On avait prévu un micro pour la circonstance et installé des haut-parleurs autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la salle. La mère de Tùm (le trapu) a bien fait son travail de distributrice de tracts du Parti à travers les rues du quartier car il y eut foule au moment où le président du comité de citoyens prit la parole.    


2r)     finalement…         
– Camarades, je crois bien résumer la situation en disant que nous voici arrivés au bout d’une longue route. Route parsemée d’embûches, certainement, mais nous y sommes parvenus. Des événements tragiques ont plongé notre quartier dans des émois inhabituels. Ils se sont avéré assez sérieux qu’il aura fallu prendre le temps nécessaire avant d’aboutir à ce que nous dévoilerons ce soir. D’abord, merci de vous être déplacés et ainsi reprendre vos bonnes pratiques : participer à nos rencontres, souligner des problèmes sur lesquels nous nous sommes engagés sur l’honneur à examiner et leur apporter les meilleures solutions, en toute justice pour la collectivité et pour ceux qui se croient lésés de quelque manière que ce soit.
L’assemblée semblait impatiente devant le long préambule qu’il leur servait mais tous le connaissent bien et savent qu’il doit prendre son élan avant de plonger.

Le président enchaîna.     - Je veux d’abord dire ce qui nous est permis de révéler quant au brusque départ de la famille du jeune homme retrouvé mort dans la pinède. Elle n’a pas toujours vécu ici, vous le savez. Son origine, longtemps méconnue, fut découverte lorsque l’inspecteur chargé de s’introduire dans leur maison pour y enquêter, a retrouvé des indices importants qui nous portent à croire que cette famille n’en était pas une au sens légal du terme.        Un léger remous se propagea dans la foule qui s’estompa illico, personne ne voulant manquer un mot de la suite. 

-     Ces gens, et ici je pointe du doigt la femme qui y vivait ainsi que l’homme qu’elle a fait enregistrer comme étant son mari, ces gens ont pris l’habitude de migrer d’un village à un autre dans les montagnes de Sapa, s’installant chez les Hmongs puis chez les Dzaos. Mal accueillis pour des raisons que la décence m’empêche d’expliciter, ils ont tenté de traverser en Chine mais furent immédiatement refoulés au Vietnam. Des éléments précis saisis dans cette maison nous permettent de penser que la femme était une adepte du ''marché de nuit des amoureux''* à Sapa. Le fils plus âgé serait le fruit de cette activité qu’elle dénatura sans vergogne. Précisons que l’homme qu’elle présentait comme son mari, était dans les faits… son frère.     Cette fois-ci le remous dans la foule ne s’atténua que sur l’invitation du président que la sueur abondante inondait.

*Le marché des amoureux de Sapa       Les jeunes filles vêtues de leurs plus beaux vêtements se retrouvent à la nuit tombée dans les recoins du marché, non pas pour vendre des babioles aux touristes, mais pour se rencontrer entre elles et faire la connaissance des garçons, à l’abri des regards indiscrets si possible.


Le silence rétabli, il continua :     -     Nous avons également découvert dans cette maison où vivaient le frère et la sœur se faisant connaître comme époux et épouse, quelques boîtes enrubannées qui intriguèrent notre enquêteur. Les ouvrant, quelle ne fut pas sa surprise de découvrir au moins une dizaine de fœtus qui flottaient dans des bols en verre remplis d’un bizarre de liquide ! Un indice supplémentaire, soit un document sur lequel nous avons pu identifier l’origine des quatre autres enfants, mis à part celui né de l’union incestueuse de cet homme et cette femme, nous a conduit vers le commissariat de police de la ville de Ha Giang. Tous de pères différents. Aucun né dans un hôpital ou un dispensaire.       Les réactions des gens du quartier oscillaient entre stupeur et incrédulité. Comment avait-on pu vivre si près de tels monstres sans le savoir, pire, sans le soupçonner ?


 3r)     finalement…    
L’orateur arrêta ici son exposé, convaincu que le message avait été bien compris, qu’en rajouter serait superflu. Il décida alors d’aborder le second point : la question des funérailles de ce fils illégitime qui mit fin à ses jours sans que personne ne sache exactement pourquoi. Fort probablement, lors de la préparation de l’assemblée, les membres du comité des citoyens s’entendirent sur le fait qu’une fois éclaircie l’histoire abracadabrante de la famille, d’abord cesseraient les divers jugements et que la population allait relier l’acte du fils à cette situation familiale atypique dans laquelle il vivait depuis sa naissance. Ça n’allait pas excuser le geste mais peut-être le rendre plus compréhensible. Ils n’eurent qu’à demi raison.

La douche d’eau froide que le président venait de déverser sur l’assemblée séchait à peine alors qu’il reprit la parole :     - Venons-en maintenant au deuxième point. Le comité des citoyens après avoir écouté tous ceux qui souhaitaient émettre leur opinion, a décidé d’accorder des funérailles au jeune disparu. On demandera aux moines de la pagode d’y voir alors que nous nous chargerons de récupérer les cendres. Comme il y a déjà un certain temps que cette âme est en attente, nous souhaitons que cela se fasse le plus rapidement possible.

Les murmures entendus, à l’intérieur comme à l’extérieur du local du comité des citoyens, semblaient dire que la décision était recevable puisque après tout il s’agissait de son âme et non de son corps matériel dont il était question. Une sorte de sympathie, de plus en plus palpable, se répandit quand éclata la bombe…
  
Daniel Bloch, en spectateur attentif et observateur aguerri, fut le premier à voir entrer dans la salle une Dep droite et fière qui fendit la foule de ses mains tendues, s’acheminant sans aucun doute vers la tribune où se tenaient les dignitaires. Elle marchait comme si depuis toujours elle eût connu le chemin qui la mènerait face au président, face aux autres membres du comité des citoyens. La dureté du silence qui s’écrasa, laissa tout le monde pantois. Debout, droite et fière, elle portait son kangourou troué. Le silence était à couper au poignard.


4r)     finalement… 
Interpellant le président d’assemblée Dep prit la parole :     - Je porte ce vêtement devant vous, devant cette assistance tout comme je le portais un certain samedi soir. Samedi qui a transformé ma vie en mutilant mon corps. Depuis, je tente difficilement d’oublier que ''rire'' signifie verser des larmes, répandre le sang. J’essaie, avec toutes les forces qui me restent, de survivre à une agression bestiale dont je fus l’innocente victime. Celui dont vous avez parlé ainsi que de sa famille, celui-ci fut mon agresseur. Il m’a violé.           La foule poussa un grand cri de surprise et de consternation.        – Il m’a violé sans jamais me regarder dans les yeux. Je n’étais plus pour lui un être humain, que de la chair à dévorer. J’entends toujours, surtout la nuit, ses râles de buffle. Je le sens encore me pénétrer. Les coups sauvages qu’il m’infligea ont déchiré ma peau et souillé mon corps. Mon âme fut jointe comme de la boue fétide à son sperme. Il haletait, je l’entends encore. Il a joui en moi. Je sens encore son haleine puante qui m’asphyxiait. J’ai pu me rendre inconsciente en ingurgitant une gorgée de citronnelle. Je perdis connaissance. Sa violente profanation dont je fus la vierge martyre aura obstrué ma conscience.

Les jambes coupées, baissant les yeux, le président tomba sur sa chaise.                  Dep enchaîna :    – Il m’a laissé là, assommée sous un bougainvillier à fleurs rouges, le cœur anéanti. Le sang qui pissait de mon ventre tailladé se répandit sur mes mains tremblantes ; un instant, je me suis crue morte. Et je l’étais. La jeune fille d’avant venait de mourir, atrocement abattue, abandonnée à elle seule, emprisonnée dans une dévorante culpabilité. Je n’arrivais ni à pleurer ni à crier. Je me suis relevée. Je suis revenue du lac par la pente que l’on m’avait forcée à monter.  Les témoins avaient disparu avant même qu’ils puissent le devenir. Mon agresseur venait d’enfermer dans un souvenir éternel le pacte démentiel qu’il m’avait obligé à signer.

Il fallait voir dans cette foule interloquée, la mine abattue de Khuôn Mt (le visage ravagé), la rage que crachaient les yeux de Thn Kinh (le nerveux). Il fallait voir dans cette foule médusée un Tùm (le trapu) peinant à rester debout tellement son corps chancelait au point que Daniel Bloch dut le soutenir. Il fallait voir dans cette foule hébétée, le sentiment de sympathie pour le pendu se métamorphoser en une hostilité envers l’agresseur. On assistait au paroxysme de l’ébahissement. L’expression vietnamienne résumant le mieux la situation serait celle-ci : à faire tomber les oiseaux et se noyer les poissons.

Se tournant vers les gens, Dep n’avait pas achevé sa confession.     -   Je ne demande pas vengeance. Aucune réparation n’est possible. On ne peut pas recoudre une âme comme on saurait le faire d’une déchirure au corps. Mon corps a guéri. Mon âme sera en convalescence jusqu’à la mort. Lui, une tige de bougainvillier à fleurs rouges à la main, ne souffre plus dans son corps mais son âme erre. Il n’est pas bon de laisser errer une âme. Je propose au comité de citoyens, avec l’autorisation des moines, de lire moi-même la prière des funérailles.       Aussi fièrement, aussi droite que lors de son entrée, par le même chemin qui s’ouvrit devant elle, sortit Dep.



À SUIVRE

mercredi 7 décembre 2016

5 (CENT) (QUATORZE) 14

L'histoire ILS ÉTAIENT SIX... en est rendue à l'épisode 18. Les personnages commencent, du moins je le souhaite, à vous devenir un peu plus familiers.
On voit que la tragédie et le drame ( les deux déclencheurs), les rejoignent et manifestement les amènent à s'interroger autant à titre personnel que comme groupe.

Bonne lecture.






1q) le chemin du poignard     Il faut parfois un poignard pour se frayer un chemin. Chacun des membres des xấu xí, depuis son arrivée dans leur groupe, savaient que Thần Kinh (le nerveux) se promène continuellement armé d’un poignard. Personne n’osa s’aventurer à l’interroger sur le pourquoi : lui poser la question aurait risqué de provoquer une crise flamboyante ou de le voir s’enfermer dans un mutisme cadenassé. Lorsqu’un message, une information ou une invitation lui étaient destinés, on mandatait Khuôn Mặt (le visage ravagé) pour le faire sachant mieux que tous comment l’aborder.

À plusieurs semaines des événements, les six furent abasourdis de s’apercevoir qu’à son tour Cây (le grêle), celui qui pousse comme le bambou, cachait sur lui le même type de couteau. S’il avait été là, Tré (le plus jeune) aurait certainement dit que cette arme à deux tranchants aurait très bien pu être un artéfact abandonné par les GI’s américains, qu’il le savait par son père et lorsque son père parle de l’armée américaine, il sait tout, même ce qui est demeuré secret.

Mais il n’est plus là, le plus jeune du groupe, évaporé dans la nature depuis assez longtemps maintenant pour que sa place au chantier, tout comme celle du plus âgé, fut occupée par de nouveaux venus aussi taciturnes l’un que l’autre. Les deux employés y travaillèrent alors que les travaux achevaient. Ils n’avaient aucune intention de se joindre à qui ce soit, refusant systématiquement toute invitation à prendre le café après les heures de travail.

Il n’était plus là, Tré (le plus jeune) et personne n’avait de nouvelles de lui, même Tùm (le trapu) qui pourtant arpentait régulièrement le centre de Hanoï pour ses cours de musique. – (Il aurait même arpenté la triste Quang Ba, rue meurtrière au temps de la Résistance vietnamienne. Reconnue comme étant le repaire des malfaiteurs et des détrousseurs, un lieu de règlements de comptes sanglants, un nid d'amour pour les couples illégitimes. Semble-t-il qu’encore maintenant elle n’ait pas très bonne presse.) - On ne parla plus de ce couple inséparable que formait le plus âgé et le plus jeune comme s’il n’avait jamais existé. Ni des événements. L’étranger au sac de cuir avait bien tenté, une fois et ce fut d’ailleurs la dernière, d’aborder le sujet. Leur réserve, il l’interpréta comme de la discrétion.


2q) le chemin du poignard     À plusieurs semaines des événements, le comportement de Cây (le grêle) préoccupait les autres. Lui qui, constamment se culpabilisait de tout, se croyant responsable e l’ensemble des malheurs de la terre, aura sans doute eu du mal à se situer face à la catastrophe qui, en plus de bouleverser tout le monde, modifia sensiblement la structure du groupe, sa deuxième mais probablement vraie famille.

Sa mère, surprotectrice à outrance, voyait bien dépérir son unique raison de vivre. Il déclinait, s’affaiblissait. Lui, si grand, se déplaçait le dos courbé. Les messages, les conseils ou les ordres coulaient sur lui comme sur le dos d’un canard. Même qu’un soir, la fusillant des yeux suite à une intervention mineure, elle prit peur; sortant son poignard qu’il lissa de ses longs doigts, il lui cria :    – Un poignard a deux lames qui peuvent trancher au moment où on s’y attend le moins.     Et Cây (le grêle) quitta la maison sans manger… sans qu’elle le fit manger.

Tùm (le trapu) s’arrogea la responsabilité de réunir le groupe des xấu xí autour de Daniel Bloch qui les invitait au café Con rồng đỏ à deux ou trois reprises la semaine. L’endroit qu’à l’époque fréquentaient les six aurait très bien pu être prohibé pour les raisons que l’on imagine. Au contraire, il devint leur ''quartier général''; le terme trụ sở* lui fut attribué. Le message d’un dîner que démarrait Tùm (le trapu) par chaîne téléphonique allait par la suite de l’un à l’autre ; deux mots et chacun comprenait : trụ sở.

trụ sở*     siège social

Il fallut fort peu de temps à Daniel Bloch pour saisir que s’il souhaitait poursuivre ces rendez-vous, il devait éviter l’épineuse question du pendu. Malgré le fait qu’un bon nombre de sujets sont, non pas tabous mais disons ''à éviter'' en compagnie des Vietnamiens, en très peu de temps et moussé par le marketing de Tùm (le trapu) on se mit à discourir religion, politique, relations homme-femme.


3q) le chemin du poignard     À la surprise générale, ce ne fut pas Thần Kinh (le nerveux) mais plutôt Cây (le grêle) qui s’absenta régulièrement des dîners que proposait l’étranger au sac de cuir. Il aurait dit, parlant de Daniel Bloch  : 
    - Je n’aime pas ce type. Je suis convaincu qu’il fomente un complot contre moi. Vous avez remarqué, alors qu’il s’adresse à tout le monde, c’est contre moi qu’il parle. Il cherche à m’isoler. En plus, je suis certain que toutes les langues qu’il a étudiées... Enfin, je me comprends… Vous ne pouvez pas décoder son jeu, toujours à boire ses paroles comme des oisillons dans un nid.    Cây (le grêle) manifestait de plus en plus de comportements dans ce genre, voyant en Daniel Bloch un allumeur d’incendies animé par la nette intention de l’y projeter.

Tùm (le trapu) eut beau tenté à plusieurs reprises de le ramener à la raison, rien n’y fit. Au contraire, son attitude se détériorait à chacune de ses présences au dîner, présences qui s’espacèrent sans même qu’il eut la délicatesse de s’excuser ou de se décommander. De plus en plus rigide, susceptible et méfiant, Cây (le grêle) devenait de fort désagréable compagnie.

La persécution dont il a toujours été victime de la part de sa mère lui devenait-elle, avec le temps, insupportable au point de l’imaginer chez tout le monde ? La mort du plus vieux, la fuite du plus jeune eurent-ils une part de responsabilité dans ses imprévisibles sautes d’humeur, ses réactions agressives ou encore, ses délires occasionnels ? À lui qui, il y a peu de temps encore, n’avait que le chantier et les promenades du groupe pour s’évader de sa mère. Ça laissait croire que l’échappatoire que représentait les xấu xí ne suffisait plus. Reléguant au second plan les problèmes des autres, il canalisait ses énergies sur lui-même.

Lors d’un dîner auquel Cây (le grêle) participait, il se mit à parler de la jeune fille qui vend des ballons multicolores de manière inadéquate, faisant bondir Khuôn Mặt (le visage ravagé) d’habitude si posé et si calme. C’est Daniel Bloch qui mit un nom sur ce comportement : l’érotomanie. Dans les propos décousus de Cây (le grêle) - quelqu’un de non-averti aurait pu les croire véridiques – le jeune homme laissait entendre que Dep serait follement amoureuse de lui, fait des avances explicites qu’il aurait refusées puisque convaincu qu’elle était infidèle et cela avec une quantité d’hommes du quartier. Il échafaudait des preuves fantaisistes qui ne faisaient qu’augmenter sa jalousie l’incitant à lui faire mauvaise presse.

Khuôn Mặt (le visage ravagé) le pria de se taire sur le même ton qu’il avait utilisé avec Tré (le plus jeune) lors du fameux samedi que tous s’efforçaient tant bien que mal à oublier.      – Toi aussi tu es contre moi. Vous êtes tous contre moi. Je me demande pourquoi vous continuez à m’inviter. Au fond je le sais très bien, c’est parce que vous avez pitié de moi, répondit Cây (le grêle) campant son regard directement dans les yeux de Daniel Bloch. C’est son plan à lui que de vous liguer tous contre moi.        Cela coupa abruptement la conversation, chacun se rappelant ce que l’étranger au sac de cuir leur avait dit lors d’un dîner marqué par l’absence de celui qui a maintenant cesser de pousser comme le bambou. La conduite de Cây (le grêle) relevait d’une sorte de maladie mentale et qu’il fallait non pas l’affronter mais user de patience.


4q) le chemin du poignard     Cette prise de bec permit au groupe d’aborder la frileuse question encore sous-entendue de la jeune fille vendeuse de ballons multicolores. L’exaltation passionnelle de Cây (le grêle), le fait qu’il exigea des réparations de la part de tout le groupe en raison de leur attitude agressive envers lui firent que très souvent on évitait de l’inviter, permettant ainsi des échanges moins exaltés. Sur le chantier, on ne parlait plus des dîners avec Daniel Bloch tout en remarquant que le contremaître, une autre cible de Cây (le grêle), s’impatientait de plus en plus à recevoir les remarques impertinentes qui lui étaient adressées. Voulant éviter que Thần Kinh (le nerveux) explose, le contremaître se taisait, soupirant comme un buffle. Savait-t-il que très bientôt il aurait de fâcheuses nouvelles à leur apprendre ?

Lorsque le sujet de Dep vint à l’ordre du jour, l’inconfort fut palpable. L’étranger au sac de cuir le ressentit immédiatement et pour éviter qu’on ne l’évacue il rappela que grâce à la jeune fille vendeuse de ballons multicolores, il s’était arrêté à ce café, avait discuté avec un des six avant d’être mis en contact avec les autres.    
– C’est beaucoup par elle si je vous connais. Je ne sais pas quel type de relations, si vous en avez, vous y relie. J’ajouterai qu’elle est fort charmante pour le souvenir que j’en ai. Je me rappelle que dans son kiosque, il y avait de la lecture. Ça parle beaucoup sur les gens, le fait qu’ils lisent ou pas.

Pour briser la glace – avouons que cette expression ne tient pas tellement la route au Vietnam - Tùm (le trapu) dit qu’il la croise les matins lorsqu’il se rend au centre de Hanoï pour ses cours de musique; qu’elle est toujours polie et gentille. Les deux autres, Thần Kinh (le nerveux) et Khuôn Mặt (le visage ravagé), l’écoutèrent sans ajouter un mot.     – C’est le seul contact qu’elle a avec votre groupe?

Difficile à dire… était-ce de l’inconfort ou une certaine gêne, mais seul Tùm (le trapu) se prononça. Daniel Bloch n’allait pas lâcher le morceau pour autant. Il avait souvenance des tensions qui enveloppaient les salles de cours durant sa longue carrière lorsqu’il abordait des thèmes reliés à la matière qu’il enseignait ou à l’actualité. Des toussotements, des échanges de regards entre étudiants, tout ce que l’on peut imaginer indiquant que l’on n’allait pas s’avancer sur des chemins minés, du moins le premier. Il continua :     - Les filles ne font pas partie des groupes de gars? Deux clans? Pourtant, il me semble que cette fille a quelque chose de différent des autres. Est-ce que je me trompe?      L’effet fut le même qu’un coup de poignard…


                                                  
À suivre

vendredi 2 décembre 2016

5 (CENT) (TREIZE) 13

 

Poursuivons notre récit avec ce dix-septième épisode de ILS ÉTAIENT SIX...




     1p) la promenade des bonzes. Un rituel. Au lever du jour, pieds nus, en silence, un grand bol en cuivre collé au corps tenu comme s’il s’agissait d’un enfant, invitant les fidèles à la générosité, les bonzes déambulent dans les rues. Seuls ou en groupe, ils marchent les yeux fixés au sol arborant une tunique dont la couleur oranger tranche sur leurs crânes rasés. Parfois, s’ajoutent quelques bonzesses.

La religion – le bouddhisme majoritairement au Vietnam - revêt une incroyable importance. Dans plusieurs pays du sud-est asiatique, dont la Birmanie, on en fait  presque une religion d’état, ce qui risque évidemment de susciter des extrémismes malencontreux. Depuis quelques années, le gouvernement vietnamien se fait tolérant envers chacune des religions. On peut maintenant pratiquer sa spiritualité au grand jour alors que sous le régime communiste, plus fermé, c’était l’opium du peuple que l’on pourfendait allant même jusqu’à la répression. 

Le mère de Dep, fervente pratiquante, ne laisse pas passer une journée sans se rendre à la pagode pour y prier, des bâtons d’encens dans ses mains jointes. Le bouddhisme n'est pas assujetti à des rites formels. Il ne détermine pas non plus qui y a droit ou qui n'y a pas droit. Tout dépend de la compassion des gens. Seule la compassion permet d'accéder à l'éveil et de mesurer les conséquences de nos actes. La pagode n'agit que sur commande. Les moines savent que le bouddhisme est comme une torche qui éclaire le corps et l'âme et traverse sept cieux pour faire éclore le lotus de la paix. Elle n’a donc jamais obligé sa fille à quoi que ce soit, lui rappelant seulement les grands principes du Bouddha énoncés à titre de conseil :

1. L’ennemi le plus grand de la vie humaine est soi-même.
2. La plus grande défaite de la vie humaine est l’orgueil.
3. La plus grande stupidité de la vie humaine est le mensonge.
4. La plus grande tragédie de la vie humaine est l’envie.
5. La plus grande erreur de la vie humaine est la perte de soi-même.
6. La plus grande faute de la vie humaine est de tromper autrui et soi-même.
7. La plus grande pitié de la vie humaine est le complexe d’infériorité.
8. La chose la plus admirable de la vie humaine est de se relever après la  chute.
9. La plus grande perte de la vie humaine est le désespoir.
10. La plus grande richesse de la vie humaine est la santé.
11. La dette la plus grande de la vie humaine est la dette sentimentale.
12. L’offrande culturelle la plus grande de la vie humaine est la tolérance.
13. La plus grande lacune de la vie humaine est le manque de connaissances.
14. La plus grande consolation de la vie humaine est l’aumône.


Il ne faut pas se surprendre qu’au réveil, et cela tous les matins, le Vietnamien se dit heureux et reconnaissant d’être en vie. Sachant que l’âme qui l’habite a déjà vécu dans une autre vie que celle-ci et qu’à sa mort, cette âme relogera quelque part dans l’univers proche ou éloigné, il a le devoir d’en prendre soin du mieux qu’il le peut.


2p)      la promenade des bonzes. Les six, leurs parents et leurs ancêtres ont connu la promenade des bonzes; ceux qui suivront en seront certainement témoins. Le passage du temps loge dans cette tradition. Et du temps il s’en est écoulé depuis les deux tragédies intimement reliées. 
Plusieurs dans le quartier ont oublié afin de ne pas alimenter de mauvais présages.        Il s’en est écoulé du temps… celui qui arrange les choses, selon le vieux dicton.

S’il a arrangé les choses, le temps n’a pas recollé tous les morceaux fracassés en quelques heures.  Il a laissé des marques chez chacun des témoins de cette tragédie qui découlait d’une première, demeurée secrète. Plusieurs mois après, aucune personne ne sut jamais rien du viol de Dep par celui qui se pendit le lendemain. Personne, sauf la mère de la jeune fille qui vendait des ballons multicolores. Pour sa part, Thần Kinh (le nerveux) qui l’avait deviné, n’en a jamais parlé à qui que ce soit. Les problèmes qui allaient à nouveau le rejoindre ne lui en laissèrent pas l’occasion. De toute façon, avec qui aurait-il pu partager une certitude que d’autres qualifiaient de doute.

Le temps a laissé des marques au fer rouge… Chez tous les habitants du quartier, oui, qui furent estomaqués de constater que la famille du pendu avait disparu presque dans les heures suivant le drame. Leur maison fut interdite d’accès à tous alors que le comité de citoyens tardait à nommer un inspecteur afin d’investiguer les lieux. On craignait d’ouvrir une boite de Pandore en franchissant les portes. Laisser s’écouler quelques semaines allait permettre, selon les sages du comité, un retour au calme dans tous les esprits alors qu’on en avait plein les bras à tenter de dénouer le problème des funérailles de Cao Cấp (le plus âgé). Le corps n’ayant pas été réclamé dans la limite des vingt-quatre heures prescrite par la loi, on l’avait incinéré puis déposé les cendres dans un endroit tenu secret.

Des marques au fer rouge… De méchantes langues diront : du rouge des bougainvilliers. Car, étrangement, personne ne pouvant nier l’évidence, les bougainvilliers rouges fleurissaient anormalement depuis la mort du plus âgé. Ceux de la pinède en particulier, zone close jusqu’à ce que l’enquête soit classée. Là aussi ça tardait, comme tout peut tarder au Vietnam pour des raisons que seule l’administration connaît. Le policier-enquêteur, celui qui interrogea Tré (le plus jeune) le dimanche fatidique, reçut du haut responsable de la police le mandat de fermer le dossier dans les plus brefs délais. Khuôn Mặt (le visage ravagé) fut convoqué au poste de police dans les jours qui suivirent l’affaire, puis l’enquêteur rendit visite à Dep. Pures formalités, puisque l’évidence parlait d’elle-même et qu’aucun autre élément s’ajouta suite à ces deux rencontres. Dans son for intérieur, l’enquêteur aurait souhaité associer Thần Kinh (le nerveux) à cette histoire tellement il le détestait, le considérant comme un ennemi personnel.


3p) la promenade des bonzes. Deux mots encore au sujet des bonzes. Sans que cela ne fut ébruité, ils revinrent plusieurs fois à la charge sur la délicate question des funérailles du pendu. Leur point de vue était simple : pouvait-on se permettre de laisser errer dans le quartier une âme qui n’eût pas eu de funérailles ? Le risque de malheurs, pire, de malédictions, devait être pris en considération. Les bonzes ne se gênèrent pas d’ajouter à leur argumentation le fait que tous les samedis en soirée et les dimanches en après-midi, cela depuis le fâcheux événement, de violentes pluies s’abattaient sur le quartier. Une âme errante cherche par tous les moyens à crier son désespoir; être abandonnée ne peut qu’attiser sa haine et sa volonté de vengeance.

Jamais le conseil des citoyens ne fut à ce point occupé. Le départ inopiné de la famille du pendu, les funérailles qui tardaient, le rouge des bougainvilliers dans la pinède, les orages ciblés et réguliers, tout cela chambardait le cours normal des choses. Voilà ce qui accaparait régulièrement leur temps de délibérations. Personne n’assistait plus aux réunions alors qu’auparavant le local était rempli à pleine capacité. On se plaignait que des urgences se voyaient continuellement repoussées au profit des mêmes affaires que l’on n’arrivait tout bonnement pas à régler. La grogne menaçait la structure sociale du quartier.

Les funérailles empoisonnaient les délibérations du comité, il est vrai, mais elles incitèrent aussi Tré (le plus jeune) à poser un geste irrévocable. Nous nous souvenons de l’insistance avec laquelle son père, ancien militaire, radotait interminablement sur l’agent orange, ses dégâts, ses morts. Le fils s’empressait de s’endormir pour éviter les sempiternelles divagations. La mort de son meilleur ami, son frère, fut pour lui pire que tous les déversements toxiques des Américains. Il sut immédiatement que sa vie serait marquée de manière fatale, indélébile, que jamais la cicatrice n’allait se refermer. Il vivrait désormais avec du napalm dans le corps.

Que les funérailles de son ami, son frère, soient retardées signifiait qu’il se devait agir. En son nom et au nom du disparu. Signifiait également qu’elles puissent ne jamais avoir lieu. Que l’âme de Cao Cấp (le plus âgé) allait rôder éternellement, souffrante et porteuse de tribulations. Il n’arrivait pas non plus à imaginer un seul instant le chantier sans lui. Voir la bineuse russe creuser des trous, et encore des trous dans lesquels il voudrait plonger. Plus jamais remplir ces fosses songeant à son coéquipier de toujours. Ne jamais enterrer sa présence. Il décida, le lendemain du dimanche fatal, qu’il devait parler à la fille vendeuse de ballons multicolores.


4p) la promenade des bonzes. À l’heure même où ceux-ci marchaient dans le quartier, Tré (le plus jeune) quitta la maison familiale sachant qu’il n’allait plus jamais y remettre les pieds. Son père aura un nouveau sujet de clabauderie sur lequel s’étendre. Il se présenta devant Dep. Elle le reconnut immédiatement. La veille était si proche. Elle le revoyait courir vers la pinède sans trop savoir pourquoi, ce qu’elle comprit par la suite, Khuôn Mặt (le visage ravagé) l’avait bien informée sur la raison de son empressement.

En très peu de mots, le jeune homme à l’allure abrutie, ne la regardant pas directement dans les yeux lui confia :     - Je m’en vais.      Dep savait ce que signifie ces mots. On les lui avait déjà servis. Elle regarda le garçon avec une telle compassion que ce qu’elle lui répondit ne pouvait être exactement ses propres paroles :     -  ''Il faut que tu apprennes à accueillir de chacun ce qu’il y a de meilleur et à ignorer le reste.''      C’est encore une fois dans le creuset des mots de Pearl Buck qu’elle trouva ce qu’elle dit à cet être démoli, marqué pour le reste de ses jours.

Tré (le plus jeune) tourna les talons. Il fuira famille et quartier - aussi bien dire choisir la mort - par la pente menant au lac. Route que tant et tant de fois il a marchée en compagnie des autres xấu xí. Pour ne plus jamais revenir cette fois-ci. En chemin, son cœur et son esprit durent se remémorer mille et un souvenirs, mille et un rires aussi, mais eut-il le courage de dire ce mot devenu synonyme de torture et de supplice? Dep le suivit des yeux quelques instants, le vit entrer dans la pinède malgré l’interdiction formelle. Devant le grand pin, aux pieds du grand pin, il plaça quelques fleurs rouges de bougainvilliers, y mit le feu. La fumée montait vers la branche qui fut le dernier objet que le corps de son ami, son frère frôla. Cette offrande, ces votifs furent pour Tré (le plus jeune) les funérailles que le pendu n’avait pas encore eues.  La souffrance des autres induit la mauvaise habitude de rappeler les nôtres. Dep revoyait, clairement, les brefs instants au cours desquels le groupe des six s'était arrêté devant son kiosque le samedi précédent; revoyait chacun des visages, soucieuse de retenir des expressions typiques chez chacun dans l’inquiétude qui vaguement l’enveloppait. Elle ne pouvait se rappeler du plus jeune sans doute soustrait à son regard par l’omniprésence de son futur agresseur.

Marqué au fer rouge… le plus jeune ayant quitté le quartier, des commérages se répandirent annonçant qu’il vadrouillait dans Hanoï, vendant des bidules ici et là. Lorsque Tùm (le trapu) informa Daniel Bloch de ce que certains appelaient une fugue en raison de son âge, l’étranger au sac de cuir lui demanda s’il allait à l’école.  -   Non. Tré (le plus jeune) l’a quittée il y a de ça très longtemps. En même temps que Cao Cấp (le plus âgé).     

            L’étranger au sac de cuir, dès ce moment, prit une importante décision. Bien informé par Tùm (le trapu) qui s’ouvrait à lui sur tout ce qui se passait dans le quartier, chez les xấu xí, Daniel Bloch comprit que ce groupe lui en apprendrait beaucoup plus qu’il ne l’imaginait au départ. Tout comme la jeune fille à qui il avait demandé une information. Il ne partira pas maintenant.




À suivre





Un être dépressif... TIRÉ À PART # 6

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