mardi 7 septembre 2010

Le trois cent soixante-dix-neuvième saut / Le trois-cent-soixante-dix-neuvième saut



Alors que je suis à lire le dernier Yann Matel (BÉATRICE ET VIRGILE) – un titre qui nous ramène à La divine comédie de Dante – je me retourne vers les notes de lecture qui traitent de l’Holocauste ou des atrocités déployées par les nazis. Elles nous parviendront de Jonathan Little (LES BIENVEILLANTES), de Jorge Semprun (L’ÉCRITURE OU LA VIE), du classique de Primo Lévi (SI C’EST UN HOMME) et finalement de Daniel Mendelsohn (LES DISPARUS).

Little


. Je croyais maintenant mieux comprendre les réactions des hommes et des officiers pendant les exécutions. S’ils souffraient, comme j’avais souffert dans la Grande Action, ce n’était pas seulement à cause des odeurs et de la vue du sang, mais à cause de la terreur et de la douleur morale des condamnés; et de même, ceux que l’on fusillait souffraient souvent plus de la douleur et de la mort, devant leurs yeux, de ceux qu’ils aimaient, femmes, parents, enfants chéris, que de leur propre mort, qui leur venait à la fin comme une délivrance. Dans beaucoup de cas, en venais-je à me dire, ce que j’avais pris pour du sadisme gratuit, de la brutalité inouïe avec laquelle certains hommes traitaient les condamnés avant de les exécuter, n’était qu’une conséquence de la pitié monstrueuse qu’ils ressentaient et qui, incapable de s’exprimer autrement, se muait en rage impuissante, sans objet, et qui devait donc inévitablement se retourner contre ceux qui en étaient la cause première. Si les terribles massacres de l’Est prouvent une chose, c’est bien, paradoxalement, l’affreuse, l’inaltérable solidarité de l’humanité. Aussi brutalisés et accoutumés fussent-ils, aucun de nos hommes ne pouvait tuer une jeune juive sans songer à sa femme, sa sœur ou sa mère, ne pouvait tuer un enfant juif sans voir ses propres enfants devant lui dans la fosse. Leurs réactions, leur violence, leur alcoolisme, les dépressions nerveuses, les suicides, ma propre tristesse, tout cela démontrait que l’autre existe, existe en tant qu’autre, en tant qu’humain, et qu’aucune volonté, aucune idéologie, aucune quantité de bêtise et d’alcool ne peut rompre ce lien, ténu mais indestructible. Cela est un fait, et non une opinion.

Semprun

. Depuis quinze jours, chaque fois que j’avais eu affaire à des gens du dehors, je n’avais entendu que des questions mal posées. Mais pour poser les bonnes questions, peut-être fallait-il déjà connaître les réponses.

. Personne ne peut se mettre à ta place, pensais-je, ni même imaginer ta place, ton enracinement dans le néant, ton linceul dans le ciel, ta singularité mortifère. Personne ne peut imaginer à quel point cette singularité gouverne sourdement ta vie; ta fatigue de la vie, ton avidité de vivre; ta surprise infiniment renouvelée devant la gratuité de l’existence; ta joie violente d’être revenu de la mort pour respirer l’air iodé de certains matins océaniques, pour feuilleter des livres, pour effleurer la hanche des femmes, leurs paupières endormies, pour découvrir l’immensité de l’avenir.



Lévi

. Si c’est un homme

Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.

Mendelsohn

. Il y a bien des façons de perdre des parents, ai-je pensé : la guerre n’est qu’une parmi d’autres.

. Finalement, nous ne nous trompons pas parce que nous ne faisons pas attention mais parce que le temps passe, les choses changent, un petit-fils ne peut pas être son grand-père, en dépit de tous ses efforts pour l’être; parce que nous ne pouvons jamais être autre que nous-même, prisonnier que nous sommes du temps, du lieu et des circonstances. Quel que soit notre désir d’apprendre, de savoir, nous ne pouvons jamais voir que de nos propres yeux et entendre de nos propres oreilles, et la façon dont nous interprétons ce que nous voyons et entendons, dépend, en dernier ressort, de qui nous sommes et de ce que nous pensons déjà savoir ou désirer savoir.


On verra plus tard ce que Martel a écrit sur le sujet.

Au prochain saut

Un être dépressif - 15 -

  Un être dépressif -  1 5   - Une transplantation, c’est extraire de la terre pour la planter ailleurs.   Je tarde à le publier ce dernier ...