samedi 18 mars 2023

MARCHER À L'OMBRE DES FANTÔMES - 16 -

 



MARCHER

À L’OMBRE

DES FANTÔMES

 

sixième marche

 

F   A   N   N   Y

 

    La structure de ce récit repose deux axes : la marche de chacune des trois entités que sont Fanny, Phước et Narrateur dans un premier temps, puis des textes qui sont en fait la réponse au contrat remis entre les mains de celui qui a accepté de mettre en mots l’histoire de cette dame âgée qui répond à la demande du Dalaï-lama. Marie ne recevra que la partie sous-titrée “ les textes “ et se chargera de la publier à sa guise, une fois qu’elle l’aura fait traduire en anglais pour respecter le contenu éditorial de sa maison d’édition.

Chacune des marches cherchent à circonscrire les personnages et Narrateur annonce, au début de la sixième, que maintenant il s’en tiendra surtout aux textes, car les lecteurs et lectrices qui aborderont cette “ marche à l’ombre des fantômes  en savent suffisamment sur les principaux personnages pour poursuivre la lecture du véritable objectif de ce contrat.

À la fin de cette entrée en matière, celle de “ la sixième marche de Fanny “, je vais davantage m’attarder à raconter son arrivée en Chine  elle demeurera trois mois ( du 5 juillet au 5 septembre 2005 ), son arrivée au Vietnam, son voyage entre Ca Mau ( l’extrême sud du pays ) et Ha Giang ( l’extrême nord ) en compagnie de son guide et traducteur, cela entre la mi-septembre et la mi-avril 2006 alors que Fanny regagne les USA.  

Avant de rentrer à Saïgon, elle aura retrouvé Bao et Daniel Bloch à Hanoi. Ses derniers moments au Vietnam auront été consacrés à me mettre au courant de son projet, mais principalement à les vivre avec Tình.

Je signale un point important pour la compréhension de la suite du récit ; je n’ai eu de rencontre avec la nounou de Marie qu’une fois Fanny repartie vers l’Amérique et que je ne l’ai croisée qu’à une seule occasion en compagnie de Phước - j’aborderai cela dans la sixième marche du photographe-philosophe.

Je reçois, de ma demanderesse, des courriels qui ciblent certains points à revoir, éclaircir ou corriger ; ses réponses me fournissent des informations supplémentaires que je ne peux pas retrouver dans la liasse de documents déjà en ma possession.

Depuis le temps que je planche sur cette histoire - je souhaite ne pas trop étourdir les lecteurs avec ce qui s’y trouve et qu’ils soient en mesure de correctement situer le tout dans l’espace-temps - je réalise que cette femme au caractère pour le moins étonnant, manifeste un acharnement remarquable à mes demandes de précision quant à tel ou tel point.

Toute sa vie professionnelle a été marquée par des élans à toujours mieux faire, un peu comme une pianiste s’acharne à rendre l’âme qui se dissimule dans un concerto et l’incorporer à un orchestre. La musique a été présente dans la vie Fanny, alors qu’elle est toute jeune. Sa mère n’aura pas été seulement une impénétrable étrangère, mais une artiste toujours à la recherche de la perfection. Tout devait être parfait... même sa fille à qui elle n’accordait pourtant que peu d’attention.

Dans la liasse de documents, j’ai découvert toutes les transcriptions des traductions qu’elle a effectuées sur plus de trente ans au siège social de l’ONU. Elle me l’a dit, redit et répété à chacun de nos rares entretiens, le fait de se relire l’amenait à se corriger, s’assurant ainsi que la prochaine interprétation devait absolument être meilleure que la dernière... comme si la perfection était toujours à atteindre.

Autant elle aura vécu une enfance solitaire, à la limite de l’isolement dans sa chambre à coucher, jasant avec sa poupée de chiffon, autant avec sa fille Marie, fut-elle assidue à l’amener partout dans ses déplacements, l’autorisant à gambader dans les locaux de l’ONU, la présentant aux différentes personnes qu’elle a été amenée à côtoyer et, surtout, l’invitait à s’intéresser autant aux adultes qui l’entouraient qu’aux enfants qui vivaient avec elle dans la maternelle puis dans les écoles qu’elle allait fréquenter par la suite. Sa fille n’avait qu’une seule interdiction, à savoir d’éviter quelque familiarité que ce soit avec son père, l’amant chinois.

Agissait-elle ainsi en réaction à l’attitude indifférente de sa mère ? Elle n’a jamais abordé cette question ni en ma présence ni dans les courriels que par la suite je recevais. Ceux-ci n’étaient que des précisions, des compléments d’information ou des éléments renfermant plus de justesse encore.

Je ne sais que très peu de chose sur la relation qu’elle continue d’entretenir avec sa fille, mais j’ai pu constater que son genre, Choïdzin, sans doute en raison des rapports très proches qu’il nourrit avec sa fille Léa, se retrouve continuellement en filigrane des mots que Fanny m’envoie et qui parle d’elle.

Il nous arrive souvent de recevoir une quelconque information qui à première vue nous semble anodine, mais que par la suite, la situant dans un continuum se révèle importante. Je cite un exemple au hasard : pourquoi n’a-t-elle pas souhaité nous réunir, sa soeur vietnamienne, son guide et interprète ainsi que moi ? Je n’ai pas de réponse à cette question, mais lorsque je suis mis en contact avec ces deux autres personnes gravitant de manière très intime avec elle, j’en arrive à la conclusion qu’elle ne voulait pas corrompre quelques scènes et cela avant que j’y arrive. Elle ne pouvait pas ne pas être au courant que ces deux personnages allaient me fournir des éléments essentiels à la démarche qu’elle a acceptée d’entreprendre pour répondre aux points que le Dalaï-lama a déposés dans son assiette en 2000 avec une période d’attente de cinq ans.

Autre chose qui demeure toujours nébuleuse : pourquoi tant d’objectivité dans tout ce qu’elle entreprend ? Pourquoi ne jamais révéler ses sentiments profonds - ici j’exclus Tình avec qui elle entretient une relation affectueuse - envers l’amant chinois qui, depuis le tout début de cette histoire ne me semble être qu’un agent biologique alors que pour Phước et Narrateur, nous campons sous le chapiteau de l’utilité ? Est-ce que mon photographe-philosophe, en raison de la culture asiatique, n’aurait pas réussi à déceler quoi que ce soit de spécial, plus loin qu’une certaine surprise, lors du dîner avec Daniel Bloch ayant un tant soit peu une allure de réminiscence du temps passé ensemble ?

La psychologie et le monde de l’éducation utilisent l’expression “ enfant téflon “ pour décrire celui sur qui rien ne colle : ni les punitions ni la culpabilité, ni les compliments ni les promesses, ni la manipulation ni la politesse, ni les récompenses. Je ne crois pas que l’ensemble des symptômes qui définissent un individu qui en est marqué - l’égoïsme, la solitude, être sans-coeur, hyperactif et agressif - puissent être ceux que manifestent Fanny, mais il me semble qu’elle s’en approche un peu. Je la classerais davantage dans la catégorie des gens qui ne manifestent que très peu d’empathie. Il faut certainement voir dans ses comportements une résultante de l’éducation que sa mère lui a imposée. Toutefois, le fait qu’elle fut mise en relation étroite avec le Dalaï-lama pour qui la compassion est le mot d’ordre aura, timidement je l’avoue, modifié son caractère.

J’épilogue avant de continuer l’écriture des textes, en ajoutant ceci : cette femme m’aura amené sur des routes vietnamiennes, mais également sur d’autres plus personnelles, là  parfois notre boussole n’est plus utile et cela de façon inconsciente. Nous pourrons voir comment son influence sur Phước aura été déterminante.

Leur vie familiale n’a pas été un terreau duquel on peut s’attendre à des produits de première qualité. Tous deux sont le résultat d’un acharnement personnel à se construire par eux-mêmes. Ma demanderesse, à force de vouloir se dépasser, d’être meilleure, toujours, alors que pour le photographe-philosophe, c’est sa volonté d’atteindre son rêve, celui de trouver sa route au bout de laquelle d’autres s’ouvriront.

Sommes-nous tous des êtres inachevés ? Je le crois sincèrement. S’achever nécessite d’abord un vouloir à se transformer.

 

* - le onzième texte - *

 

    L’idée d’avoir à passer trois mois en compagnie de l’amant chinois et sa soeur m’est tout de suite apparue comme un supplice, une trop longue série de mauvais moments à subir. Dès les premiers jours, une évidence me sauta aux yeux : je devais respecter le rythme extraordinairement lent que chacun s’imposait.

L’objectif de mon séjour en Chine, il m’apparut crucial de le départager en quelques éléments qui me permettraient d’avancer dans la démarche que le Dalaï-lama m’avait proposée d’accomplir. Recueillir, sans le laisser jamais paraître, des informations sur les années que l’amant chinois a passées au Tibet à titre d’adjoint au gouverneur en poste à Lhassa. Tenter d’établir des liens entre le Falun Gong et les véritables intentions que le gouvernement chinois entretient avec ce mouvement. Évaluer l’hypothèse d’un possible attentat contre lui ou encore plus explicitement, son influence dans son pays.

Étant en terre ouïgoure, il me serait aussi possible de saisir avec une certaine assurance si Giuji y était installé sous les ordres des autorités chinoises ou si cela répondait à un choix personnel. Tout cela devait se faire délicatement et ne jamais laisser poindre l’idée que j’étais en mission.

Mais le pire que j’allais vivre dans cette ville désertique, fut ma relation - disons plutôt l’absence de relation - avec Wen, la soeur qui, à ma grande surprise, apprit le type de rapports m’ayant unis à son frère. Giuji devra me servir d’interprète m’ayant avisée qu’elle ne parle ni le français ni l’anglais.

Un soir, quelques semaines après mon arrivée, une conversation qui, à ma grande surprise, fut plus ouverte que tout ce qui s’était préalablement présenté, alla dans le sens suivant.

- Vous avez donc travaillé ensemble au siège social de l’ONU, me demanda-t-elle avec dans les yeux quelque chose pouvant ressembler non pas à une question, mais plutôt à un réquisitoire.

- Plusieurs années, en effet. Toute ma carrière s’y est déroulée à titre de traductrice pour plusieurs grands de ce monde, ai-je répondu, souhaitant que l’amant chinois précise davantage, ce qui m’aurait permis de découvrir sur quel terrain je pouvais avancer.

Comme il devait traduire l’entretien, cela exigea un peu de temps me permettant ainsi de mieux jauger la situation.

- Fanny relevait du service d’interprétation alors que mon travail de diplomate n’est soumis à aucune juridiction autre que celle du ministère des Affaires internationales du gouvernement chinois.

- Pourquoi ne m’avoir jamais parlé de cette dame ? poursuivit Wen.

- Tu connais, ma soeur, les interdits collés à la tâche d’un diplomate.

- Mais cette femme est la seule personne qui soit venue te rendre visite, ici à Turpan.

- La raison est simple à comprendre, elle est la mère de ma fille.

Une bombe aurait éclaté à l’entrée de la maison que la stupéfaction qui embruma le visage habituellement impassible de la soeur de l’amant chinois n’aurait pas été plus surprenante.

Wen quitta immédiatement la salle à manger, emportant avec elle son plat de riz et de poulet qu’elle n’avait pas encore touché.

- Tu devines certainement ma question.

L’amant chinois prit une certaine distance d’avec la table à demie vide.

- Pour mieux saisir la réaction de ma soeur, je dois te raconter certains faits  reliés à notre famille.

- Je t’écoute.

- Tu connais aussi bien que moi la géographie de l’Asie. Plaçons la Chine au centre, la Mongolie se situe au nord alors que le Tibet, à l’ouest. Nos parents proviennent de ces deux derniers pays, le premier pour notre mère, le second pour notre père. Ils se sont rencontrés ici à Turpan, au début de l’année 1900 alors que tous les deux quittent leur lieu de naissance pour des raisons qui n’ont jamais été complètement éclaircies. Tu connais la discrétion typiquement asiatique. D’ailleurs, ni Wen ni moi n’avions besoin de connaître le fin fond de l’histoire. Tout ce que je peux dire, c’est que ma soeur et moi sommes nés ici, dans ce village ouïghour. Notre famille se compose donc d’une Mongole unie à un Tibétain et deux enfants chinois. Jamais nos parents ne se sont intéressé à toute l’histoire, parfois éminemment complexe, des relations géo-politiques entre ces trois contrées. Mais une chose est apparue clairement dès le début de leur union qui n’a jamais été officialisée par les liens du mariage, à savoir la question religieuse. Le Tibet est profondément bouddhiste, la Mongolie, pour sa part, est fortement empreinte de vieilles traditions chamaniques et animistes, ce qui en fait une forme de bouddhisme unique et propre à cette contrée. La question religieuse, en Chine, a évolué selon les régimes politiques et je ne crois pas intéressant de préciser cela. Turpan, pour sa part, est une terre majoritairement composée de musulmans. Tu peux tout de suite comprendre que ma soeur et moi sommes arrivés presque sur un terrain miné.

L’amant chinois, reprenant son souffle, ne manifesta aucune surprise de voir revenir sa soeur Wen portant une théière brûlante. Elle versa le thé, d’abord dans la tasse de Giuji puis la mienne avec une espèce de désinvolture qui me fit croire qu’elle avait digéré la nouvelle qui l’avait poussée à quitter précipitamment la table quelques instants plus tôt. J’avoue que cette femme ne cessait de me surprendre profondément et que dès ce repas bêtement interrompu, je me suis promis de ne pas l’affronter et de laisser à l’amant chinois le fait de me traduire autant ses paroles que ses agissements que j’interprétais comme des réactions surprenantes à ce qui lui était donné d’apprendre.

Elle quitta à nouveau la pièce, nous laissant seuls devant la suite des propos de Giuji.

- Nos parents ont cultivé toute leur vie ce petit lopin de terre sur lequel pousse des raisins secs. Notre père, sans doute par souci de respecter la tradition, refusait le droit à ma soeur de participer aux travaux alors que de mon côté, il devint rapidement question que j’irais à l’école. Il voyait en moi un élève studieux et souhaitait me voir franchir les divers échelons du système scolaire  devant me mener jusqu’aux études universitaires. Ne pas avoir pu lui-même s’instruire l’incitait sans doute à me pousser vers plus d’instruction. Voyait-il en moi un futur agronome ? Sans l’avoir jamais dit, j’ai rapidement ressenti que cela l’aurait rendu extrêmement fier de son fils.

- Il a été déçu par son choix professionnel ?

- Lorsque je suis parti pour l’université de Beijing, je crois que cela ne l’importait moins que le fait d’avoir réussi à sortir de Turpan et, d’une certaine manière, cela le rendait très fier.

L’amant chinois ouvrait une porte que j’allais emprunter de manière la plus délicate possible, sachant à quel point tenter de le prendre à contre-pied risquait de laisser s'envoler une partie de l’objectif qui m'amenait vers lui. Je dois dire que jamais auparavant et tout au long de nos années vécues ensemble, il n’avait abordé les questions familiales. Sans doute avait-il ses raisons. D’ailleurs je suis encore à me questionner sur le type de relations que nous avons entretenues. Nous n’abordions jamais les questions professionnelles, encore moins les rapports qui me liaient au Dalaï-lama, nous nous consacrions à l’éducation de Marie, aux bienfaits du yoga et la religion taoïste de son maître à penser, Lao-tseu.

- Comment a-t-il reçu ta décision d’orienter ta carrière vers la diplomatie ?

- Mon père était un terrien ; je veux dire par là que s’attacher à l’agriculture représentait une grande noblesse, mais comme notre famille ressemble un peu à la société des nations, il s’est intéressé, m’inondant de questions dont mes réponses ne rejoignaient sans doute pas ce qu’il cherchait à savoir, questions portant pour la majeure partie sur les relations entre la Chine, la Mongolie et la situation particulière du Tibet, son pays d’origine. Il disait souvent : “ Un jour je retournerai là-bas, même si ce n’est que pour respirer ma terre natale. “

- Il a pu réaliser son rêve ?

- Il est décédé en 1959, l’année de l’annexion du Tibet par la Chine.

- Te souviens-tu de ce moment ?

- Je n’ai pas encore 25 ans et à la fin de mes études qui me mèneraient vers la carrière de diplomate. Il ne m’a été permis de me rendre à Turpan car lorsque vous prévoyez entrer au service du ministère des Affaires internationales, vous devez vous soumettre à une foule d’obligations, la première étant de couper tous les liens avec votre passé.

- Comment la nouvelle te parvient-elle ?

- Par un courrier que ma soeur m’envoie et dans lequel elle m’annonce que ce décès a sérieusement affecté ma mère. Wen n’a pas encore 20 ans à ce moment-là, devient responsable et de notre mère ainsi que de la petite entreprise familiale. À Turpan, une femme ne peut aspirer à des responsabilités habituellement révolues aux hommes. Lorsque je retourne dans notre village,une année avant mon départ pour New York, je ne la reconnais à peu près plus. Devenue acariâtre et insensible aux critiques qui lui pleuvent sur la tête, son caractère change. Je me souviens qu’elle a insisté pour que j’abandonne mes études et que je prenne charge du lopin de terre.

- Tu ne réponds pas à sa requête ?

Il se camoufla dans un mutisme qui semblait cacher quelque chose que je n’arrivais pas à bien saisir.

- Je ne veux entrer dans ce qui me semble un secret de famille, ai-je ajouté,  tout en saisissant bien sa lourdeur.

- Wen, plus que moi, vit dans un milieu aux valeurs musulmanes. Le décès de mon père signifiait pour elle qu’envisager un mariage devenait impossible car une union exige l’autorisation paternelle. J’ose à peine imaginer ce que cela a pu être pour elle qui, je ne m’en cache pas, songeait sans tout à fait le considérer à se marier et offrir  une descendance à la famille. La frustration s’est alors installée et sa nature est devenue complètement différente.

- Cela me fait mieux comprendre son attitude vis-à-vis moi.

- Tu en as un exemple lorsque j’ai annoncé que nous étions les parents d’une fille née aux USA. Attends-toi à d’autres manifestions de son tempérament...

Notre véritable première discussion s’acheva sur ces propos et il fallut au moins un mois, le deuxième depuis mon arrivée à Turpan, pour qu’une nouvelle intimité ne se présente. Cela ne me surprit pas étant habituée aux affaires géo-politiques qui habitaient les murs du siège social de l’ONU.

 

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    Les journées longues et ennuyeuses du deuxième mois ne semblaient jamais vouloir s’achever. Je passais la majeure partie de mon temps à marcher sur les routes désertiques constatant à quel point vivre loin de la ville m’était pénible. Parfois l’amant chinois m’accompagnait, me présentait à celui-ci et à celle-là - l’indifférence se lisait sur leurs visages - sans jamais préciser le type de relation nous unissant.

Pour ce qui est de Wen, tout demeurait au beau fixe, mais je sentais que mon départ l’aurait immensément soulagée. Nos repas du soir se déroulaient selon une routine ne variant pas d’un iota, le silence et comme si le fait d’entamer une discussion allait inévitablement ouvrir une boite de Pandore.

La soeur de Giuji ne nous interrogea jamais sur qui était Marie, quel nom de famille lui avait-on attribué, son âge et ce qu’elle faisait comme travail. Ma fille était entièrement détachée de ses préoccupations et je suis certaine qu’elle n’allait surtout pas envisager qu’un jour sa nièce puisse venir visiter Turpan.

Je me suis rapidement aperçu qu’utiliser mon laptop risquait de provoquer quelques questions pour les deux frère et soeur, ce qui m’isolait encore davantage. Pas question pour moi d’envoyer des courriels soit à Léa, encore moins vers le Laos ou Dharmsala. La fiabilité de la très lente connexion Internet s’ajoutait au risque de voir mes envois piratés par je ne sais trop qui.

Vers la fin du deuxième mois, j’ai tenté d’aller un plus loin dans les objectifs qui me mènent ici, à savoir quel avait été le parcours de l’amant chinois après son départ des USA ; pour mettre le sujet sur la table, j’utilisai un stratagème.

- Je ne peux m’imaginer comment il t’a été possible de vivre loin de Marie sans chercher à prendre des nouvelles de sa famille.

- Tu sais comment je suis attaché à elle et à la suite de son mariage, j’ai effectivement pris la décision de ne pas communiquer avec elle.

- Cette décision t’a-t-elle été imposée ou s’agit-il d’un choix personnel ?

Tout de suite j’eus l’impression d’entrer dans du sensible, voire même m’aventurer sur un terrain miné. Le connaissant plutôt bien, je veux dire l’homme qui fut à mes côtés et non pas l’homme diplomate, je savais que cette question risquait soit de lui permettre quelques réponses évasives ou encore le compromettre. Allait-il s’esquiver ou se réfugier dans la ruse  il est si habile ?

- La dernière image que je possède de notre fille est celle de la cérémonie du mariage, par la suite, et je t’en remercie encore, ce sont les photos que tu m’as fait parvenir.

- Je crois que d’avoir pu poursuivre ta carrière à New York, te permettant des contacts réguliers avec elle puis avec sa famille, cela t’aurait rendu heureux.

- Nous pourrions discuter longtemps sur le concept de bonheur, mais là n’est pas le propos. Lorsque je quitte l’ONU pour rentrer en Chine puis être muté au Tibet, il me fallait mettre un point final à ma vie américaine. Je te connais assez bien pour dire qu’une étape de vie achevée, elle s’évapore complètement et qu’il faut regarder en avant. C’est ce que j’ai fait et je n’ai aucun doute qu’il en est de même pour toi. Le travail au siège social a certainement beaucoup compté pour toi, maintenant c’est la retraite avec tout ce que cela signifie dont la possibilité de réaliser ce vieux rêve, celui de voyager. Le passé est derrière nous et ne doit jamais rebondir sinon cela risque de perturber bien des choses et cela à plusieurs niveaux.

- Me permets-tu une certaine ironie ?

- Je t’écoute.

- La Chine a connu la théorie des trois mondes, la bande des quatre, les cinq poisons qui la minent alors que j’ai devant moi un Chinois aux six cadenas.

Giuji reçut ma remarque avec un certain sourire aux commissures des lèvres. Parler des cinq poisons n’était pas innocent de ma part et j’attendais de sa réponse qu’elle puisse me permettre de voir s’il avait saisi mon allusion.

- Deux sur quatre.

- Que veux-tu dire ?

- Tu as raison sur deux points et tort sur les autres.

- Lesquels ?

- Historiquement la théorie des trois mondes et l’existence de la bande des quatre, mais je ne réussis pas à comprendre les cinq et six.

La conversation devenait fébrile et, consciente d’affronter un être rusé, il me fallait donc la mener avec parcimonie.

- Nous avons vécu ensemble un certain temps et j’ai toujours l’étrange impression que le diplomate se manifestait dans notre couple. Voici pour la paraphrase des cadenas. Tu ne t’es jamais entièrement ouvert à moi. Nous avons toujours voyagé en surface, rarement en profondeur, dis-je afin d’encourager le poisson à s’accrocher à l’hameçon.

- Lao-Tseu a dit :

Rien n’est plus souple et plus faible que l’eau

Mais pour enlever le dur et le fort, rien ne la surpasse

Et rien ne saurait la remplacer.

Encore une fois il se réfugiait chez son maître à penser, le fondateur du taoïsme, sachant très bien que je ne pouvais l’y rejoindre et je n’allais surtout pas lui répondre en citant le Dalaï-lama. La pêche me ramenait bredouille.

L’entrée de Wen coupa court à notre échange, mais j’eus la vague impression qu’elle n’allait pas en rester là. Le poison que je venais de lui injecter allait faire son effet, et cela avant la fin de mon séjour en Chine qui s’annonçait d’ici moins d’un mois.

 

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    Je veux prendre quelques lignes pour raconter une de mes séances privées avec la soeur de l’amant chinois. Celui-ci, sans m’avoir fait un récit exhaustif de la vie de Wen, m’avait raconté sous le couvert du secret le plus strict un chapitre plutôt sombre de la vie familiale alors que lui est déjà à Beijing pour que je me fasse une idée assez précise de la vie qu’elle a menée dans la ville de Turpan. Il est très habile à parler des autres tout comme il l’est à taire ses propres fantômes.

Alors que pour moi ce fut passablement difficile de connecter avec ma mère, pour elle ce fut son père, un homme autoritaire qui n’acceptait d’elle aucune réplique ou quelque incartade que ce soit. Elle en eut une qui souleva l’ire du chef de cette famille que je pourrais qualifier de cosmopolite.

Les voisins - certainement les meilleurs reporters de nouvelles - avisèrent le père que sa fille entretenait des relations secrètes avec un musulman. L’information eut l’effet d’un cataclysme chez lui qui ne se gêna pas pour sévèrement punir sa fille ; elle fut claquemurée à la limite de l’emprisonnement et cela pour plus d’une année.

Isolée, ne pouvant plus quitter la maison sous aucune considération, Wen développa une hargne incroyable d’abord pour son géniteur et envers celui dont elle croyait qu’il était amoureux d’elle, lui reprochant de ne pas affronter le chef de sa famille et la demander en mariage. Durant son calvaire, elle se réfugia dans un silence semblable à celui qui sévit dans un cloître. Devant servir de bonne à tout faire, de concierge asservie, la jeune fille alimentait en elle une vengeance qui ne tarda pas à s’accomplir.

Lorsque le paternel lui annonça la fin de son châtiment, elle refusa de sortir de la maison, décidée à ne plus obéir à personne d’autre qu’elle-même. Cette insubordination lui valut des coups de fouet qui multiplièrent sa haine qu’elle généralisa sur tous les hommes qu’elle allait devoir obligatoirement fréquenter. Lorsqu’elle apprit que le jeune homme dont elle fut amoureuse s’était marié, sa hargne devint de plus en plus agressive.

Un jour qu’elle accepta d’accompagner son père à la vigne, munie d’une serpe, elle lui trancha la tête pour immédiatement retourner à la maison et s’enfermer dans la prison que fut sa chambre.

Lorsqu’on découvrit le corps inanimé du propriétaire du vignoble, les soupçons se tournèrent vers des voisins qui entretenaient des velléités en raison du fait qu’il avait toujours refusé de vendre son lopin de terre à une famille musulmane ainsi qu’envers l’amoureux musulman qu’on accusa d’avoir  voulu venger l’attitude négative du père de Wen qui refusait d’officialiser leur union. Elle ne fut aucunement inquiétée alors que la justice condamna l’amoureux éconduit, le plus vieux des fils de cette famille dont la terre jouxtait la sienne. Sa mère ne s’en remit jamais, entretenant un doute qu’elle ne parvenait pas à évacuer de son esprit.

La fille de la maison devint, en l’absence de Giuji, cheffe de famille avec toutes les responsabilités que cela impliquait.

Ce ne sera qu’à la mort de sa mère que l’amant chinois, déjà rusé à l’époque, découvrit la vérité et résolut de ne plus jamais remettre les pieds à Turpan. Cela dura jusqu’à sa retraite qui coïncidait avec son retour de Lhassa en raison de l’ordonnance du ministère des Affaires internationales afin d’avoir un oeil sur la société ouïgoure de la ville. Il semble bien que sortir de la diplomatie est aussi difficile que d’y entrer.

Cette macabre histoire n’allait pas, au-delà de la stupéfaction dans laquelle elle me projeta, me rendre plus cordiale avec cette femme qui me déplaît souverainement. Son comportement de sourde-muette lors de nos repas, qu’elle se fasse aveugle lorsque je la croise et son état de paralytique lorsque par mégarde je l’approche, se transformant en statue de sable en ma présence, rien ne changea par la suite et le serment de me taire que je dus présenter à Giuji, celui de ne jamais revenir sur cet épisode de leur vie familiale, avait tout de même semer une bizarre impression pour une femme qui ne semble rien négliger pour se faire justice.

Un jour, en l’absence de l’amant chinois, m’approchant d’elle pour je ne sais quelle raison exactement, la stupéfaction dépassa tout ce que j’aurais pu imaginer même dans les pires scénarios. Wen dans des mots dénotant une connaissance élémentaire de la langue anglaise m’apostropha :

- Fais attention à mon frère.

Interloquée autant par le fait que cette femme s’adresse directement à moi alors qu’elle m’ignorait totalement et stupéfaite de l’entendre parler anglais, je recule ne sachant trop comment établir un échange avec elle qui me regardait d’une telle manière que moi qui en a pourtant vu d’autres n’ai pu que reculer de quelques pas. Si elle avait tué son père, elle pouvait très bien s’en prendre à moi physiquement. Me rappelant les origines mongoles de sa mère, je me suis mise à chercher dans ma mémoire en quoi le chamanisme pratiqué dans ce pays pouvait signifier pour Wen et possiblement comporter un danger pour ma personne.

Le chamanisme mongol ne se base pas sur la foi en un dieu, mais plutôt sur l’animisme, c’est-à-dire la croyance qui attribue une âme et un esprit à tous les êtres vivants et à tous les éléments qui composent la nature. Il met en corrélation plusieurs mondes : celui qui est visible et perceptible et ceux que l’on ne voit pas - le monde des esprits, le purgatoire, le monde des eaux et le monde des gardiens de la nature.

J’essayais d’imaginer si quelque part dans tout cela le parricide y trouve une place. J’osai tout de même une question.

- Est-ce que tu peux engager une conversation avec moi ou la barrière de la langue t’en empêche ?

- Je ne suis pas aussi idiote que mon frère veut bien te le laisser croire.

- Il m’a raconté ce qui est arrivé à ton père.

- Cet homme n’a jamais cru que je suis née chamane et l’aura payé de sa vie.

Je ne souhaitais pas entrer dans une telle discussion qui n’a aucun intérêt pour moi, mais je cherchais à en savoir plus sur la prescription qu’elle m’avait donnée.

- Pourquoi dois-je faire attention à ton frère ?

- Il ne porte pas sans raison le prénom qu’on lui a donné.

- Rusé.

- Voilà. Personne dans la ville de Turpan ne lui fait confiance et on le tolère parce qu’il vit maintenant avec moi, gardant toujours en tête qu’il a été et est peut-être encore à la solde du gouvernement chinois. Il a beaucoup voyagé et vécu à l’étranger de longues années, que ce soit aux USA ou au Tibet. Son travail de diplomate est la seule chose qui l’aura intéressé dans sa vie. J’ai été étonnée d’apprendre qu’il est le père de ta fille. Tu as donc porté un germe tibétain sans que tu ne le saches. Notre père aurait certainement nourri des espoirs lorsqu’il a été nommé adjoint de l’administrateur chinois à Lhassa, croyant que ses relations avec les autorités chinoises pourraient faire avancer la cause du Dalaï-lama, mais il n’a pas vécu assez longtemps pour en être témoin.

Cette femme en sait beaucoup plus que je ne l’aurais imaginé, mais j’arrivais difficilement à croire que je puisse en tirer quelque chose. Me tendait-elle un piège ? Est-elle de connivence avec l’amant chinois afin de tenter de découvrir si ce voyage en Chine pouvait avoir un autre objectif que celui de reprendre contact avec le père de ma fille ?

Giuji avait reçu mon idée de venir en Chine en route vers le Vietnam pour y retrouver Tình, avec, me semble-t-il un certain enthousiasme surtout qu’il s’inscrivait dans un projet de retraite commun.

Depuis mon arrivée à Turpan, tout se déroulait convenablement, à un rythme qui n’est pas le mien, j’en conviens, mais parfaitement conforme à l’idée qu’on peut se faire d’un périple à l’étranger et celle de renouer des contacts avec d’anciennes relations. Toutefois, cette femme bouleversait tout, me prévenant, sans préciser la nature de cet avertissement.

Notre échange s’acheva avec l’arrivée de l’amant chinois qui parut sidéré que nous partagions, Wen et moi, une tasse de thé et que l’acrimonie installée dès les premières minutes des présentations respectives  semblait s’être amenuisée.

- Wen, tu m’avais pourtant demandé de ne pas dévoiler le fait que tu comprends et parles l’anglais.  Ce qui parut une question eut l’effet de voir disparaître la soeur de l’amant chinois ; ils m’abandonnèrent dans la salle à manger.

 

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    J’avais bien remarqué dès mon arrivée l’absence du traditionnel autel des ancêtres si cher aux bouddhistes, mais à la suite des dernières informations sur la fin tragique du père, tout s’éclaircissait.

D’avoir à poursuivre mon enquête sachant que mes paroles parvenaient aux oreilles de mes hôtes allait m’amener à un peu plus de circonspection. Est-ce que d’approfondir un sujet allait m’apporter deux versions qui, sans être opposées, pouvaient s’avérer complémentaires ? Aurais-je à nouveau l’occasion d’un tête-à-tête avec l’un et l’autre ? Pourquoi Wen souhaitait-elle que je ne sois pas mise au courant de sa connaissance de la langue anglaise ? Quelles étaient exactement les relations qui existaient entre eux ? Le secret de famille, alors que maintenant j’en suis avisée, comporte-t-il d’autres facettes aussi sinon plus scabreuses encore ? Jusqu’ la ruse de l’un et la haine de l’autre pouvaient-elle obstruer ma démarche ? Il ne me restait plus que quelques semaines afin de débobiner cet écheveau de laine.Tous les trois nous marchions sur des oeufs et j’étais conscience que j’allais devoir en casser quelques-uns.

La question qui me torturait l’esprit reposait sur l’assertion de Wen m’invitant à faire attention à son frère. Y avait-il dans cela un conseil ou une façon indirecte de se venger de lui ou, plus gros encore, une volonté de protéger Turpan qui maintenant avait en son sein un officier supérieur du gouvernement chinois ? Après tout, la question ouïghoure ne fait-elle pas partie des cinq poisons chinois.

Comment traduire cette situation complexe en questions et comme le temps allait bientôt me manquer, je résolus d’attaquer de front l’amant chinois. L’occasion se présenta alors que nous marchions vers le marché de Turpan. Je remarquais très bien que les villageois s’éloignaient de nous, tournant leurs regards vers un ailleurs que je n’arrivais pas à percevoir.

- Est-ce que je trompe ou suis-je en proie à une attaque de paranoïa, mais il me semble que les gens cherchent à nous éviter ? Demandais-je à l’amant chinois qui déambulait sans se soucier des gens.

- Les musulmans ont cette fâcheuse tendance de s’éloigner de ceux qu’ils considèrent comme des impurs, ceux qui ne professent pas leur religion.

- Serait-ce la seule raison ?

- L’histoire exacte de ma famille est inconnue de tous et chacun. Imagine, un bouddhiste, Tibétain en plus, tué par un musulman, cela allait-il leur retomber sur la tête un jour ou l’autre ?

- Est-ce que ce qui pourrait être appelé un conflit entre le gouvernement chinois et les ouïghours joue dans leur comportement ?

- Tu n’es plus une enfant d’école et je suis certain que tu connais le contentieux qui subsiste entre mon gouvernement et cette minorité. La question religieuse, du fait qu’elle risque d’éloigner les fidèles des obligations nationales et patriotiques a toujours été un point d’ancrage important dans la politique nationale de la Chine.

- Tout comme le Tibet...

Nous arrivions au coeur du marché  le mélange des odeurs voyageait entre les différentes échoppes. Wen nous avait chargés de rapporter de la viande de mouton et quelques légumes. Giuji fit quelques achats et dans la figure des marchands se dessinait comme une moue que je qualifiai de dégoûtante ; servir cet homme ne plaisait à personne.

J’avais hâte que l’on reprenne le chemin du retour car le mot “ Tibet “, une fois lâché, je résolus d’en enfoncer le clou.

 

 * -   la fin du onzième texte    - *






MARCHER À L'OMBRE DES FANTÔMES - 15 -

 







MARCHER

À L’OMBRE

DES FANTÔMES

 

cinquième marche

 

N  A  R  R  A  T  E  U  R

 

    Devant la complexité qu’embrasse maintenant cette histoire, avec la venue de deux nouveaux personnages - je parle de Bao et Daniel Bloch - j’ai toute de suite été porté à chercher dans les dossiers, les courriels de Fanny ainsi que le diary de Phước quelques pistes afin de mieux les situer ; n’y ai rien trouvé de particulier, rien du moins qui puisse aller dans le sens d’éclairer un Narrateur de plus en plus perplexe.

Toutefois, de ma dernière rencontre avec le photographe-philosophe, l’idée de “ marcher à l’ombre des fantômes “ ne cesse de me coller à l’esprit. Je me doute pertinemment que ceux de mes personnages se dévoileront au fur et à mesure de leur marche sur les routes vietnamiennes, mais qu’en est-il des miens ?

Avant d’entreprendre l’histoire de Fanny je planchais sur ce qui pourrait vraisemblablement devenir un roman. Sans expérience dans l’écriture au long cours, puisque les billets qui alimentent mon blogue dépassent rarement trois ou quatre pages et circonscrivent des sujets moins vastes, je réalise combien difficile représente ce projet. Les poèmes, si je les cite en exemple, leur topo n’a pas l’envergure de ces linéamants qui hantent de plus en plus mes nuits. Serait-ce là mon premier fantôme ? Celui de ne pas répondre adéquatement aux attentes de ma demanderesse. Je ne m’y suis jamais suffisamment attardé.

Écrire, pour certains, relève de la thérapie, personnellement c’est davantage de l’ordre de la création, imaginer des situations qui n’ont souvent aucun rapport avec ce que je vis ou ce que j’ai vécu.

Lorsque j’ai entrepris mon blogue - cela remonte à près de dix ans déjà - j’ai imaginé un vieillard, un grand-père pour être plus précis, vivant sur la côte gaspésienne, dans ce que j’appelle maintenant mon ancien pays. Je lui en ai fait voir de toutes les couleurs l’obligeant à regarder sa vie à travers certains événements plus ou moins récents. Ceci pose la question suivante : comment construire un personnage imaginaire, mais porteur d’expériences auxquelles j’aurais plus ou moins participé ?

Ce grand-père qui voit dérouler devant lui les souvenirs de son passé, conscient qu’ils l’ont marqué de manière indélébile, que peut-il en faire maintenant ? Contiennent-ils, eux aussi, leurs fantômes ?

J’aime bien définir les termes avant de les faire miens, alors... qu’est-ce qu’un fantôme ? Son nid loge-t-il inévitablement dans les cauchemars ? Ont-ils un tant soit peu de liens avec le réel tangible ? Quels buts poursuivent-ils ? Permettent-ils d’activer ou désactiver certaines culpabilités, mesurer les effets de certains faux pas ou encore nous amènent-ils à déceler quelques signes d’épisodes en suspend, en devenir?

Au premier abord, lorsqu’on songe aux fantômes, on s’accroche à l’image d’êtres surnaturels, irréels ; à l’idée de fausseté, d’illusion fixée dans sa définition. Pour mieux dépatouiller cela, j’ajouterai celle de l’apparence afin de mieux cerner la question.

Toute ma vie, il m’a été difficile de retenir le contenu de mes rêves. Pourquoi ? Aucune idée. De sorte qu’associer rêve et fantôme n’est pas possible. J’irai plutôt vers une autre avenue : un fantôme serait le contenant dans lequel grouille un maximum de désordres dans un minimum d’ordre.

On nous apprend très jeune que tout dans la vie suit une ligne continue, que s’en écarter mène à d’incalculables problèmes. Il est tellement plus simple de vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours par semaine et toute sa vie dans cette même direction ; s’en éloigner n’amènerait qu’à croiser des chimères. À regarder, pour chacun d’entre nous, les routes parcourues, nous risquons de constater que s’éloigner des us et coutumes qui régissent notre existence collective, quelque soit la culture - ou la société - dans laquelle involontairement nous avons échoué, tous sont tracés depuis des lustres et qu’en modifier le rythme - ou la direction - n’apporte que des interrogations... sans réponses.

Tout jeune déjà, j’ai appris que j’allais forcément grandir, que je fréquenterais des écoles avant que de me retrouver sur le marché du travail, invité à fonder une famille et répéter, à mon tour, aux enfants que j’aurai, la même façon d’être et de s’en tenir presque les yeux fermés.

C’est peut-être de cette manière qu’on éloigne les fantômes. Mais ils sont opiniâtres...

 

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    Si les fantômes relèvent de l’apparence, que se cache-t-il derrière ce mot, quelque chose comme son aspect sensible, en ce qu’il s’oppose à son essence ou à sa substance. Je crois que Phước apprécierait cette définition à connotation philosophique. Personnellement, j’accroche surtout sur le mot “ opposition “. Un fantôme pourrait alors être comme l’actualisation d’une réalité qui peine à s’intégrer en soi tout en ayant la vie tenace.

Si je reviens un court instant sur le grand-père de mon blogue, je ne me trompe pas en avançant l’idée que les fantômes qu’il n’a pas réussi à chasser relèvent pour la plupart de la prégnance religieuse. Dans son petit village de Gaspésie, le curé possédait plus de pouvoir sur les gens que celui du maire et des conseillers municipaux qui voyaient à rendre la vie des gens meilleure et plus confortable malgré le fait qu’il soit situé à des centaines de kilomètres des grandes villes. Il n’était pas rare qu’un sermon dominical aille tout à fait à l’encontre des décisions des édiles dont les fonctions essentielles gravitent autour de l’entretien des bâtiments municipaux, la voirie, la police, l’approvisionnement du village, l’organisation des jeux pour les familles et de certaines fêtes. Le curé, lui, s’adressait directement aux âmes et ne se gênait aucunement pour mettre en place une morale particulièrement rigoureuse. Il ne se souciait pas de s’interroger si les résultats pouvaient, comme c’était le cas pour notre grand-père et sa famille nombreuse, détruire des rêves ou des ambitions tout autre que le salut de leur âme.

Oui, ce grand-père vivait avec des fantômes et n’a jamais réussi à leur trouver une autre explication que celle de la peur. Il a vécu une trop longue partie de sa vie avec la crainte d’une prochaine risquant de se retrouver en enfer. Pour contrer cela, il mentait. Se mentait.

Lorsque Narrateur revient à ces écrits - ceux du blogue -, les place dans une perspective personnelle, je ne peux qu’admettre que le pire fantôme est souvent celui que les autres incrustent en vous et leur invisible apparence vous engage tout de même à un combat quotidien.

Je ne peux pas en arriver à me soustraire de cette idée souvent envahissante : l’éloignement - comme celui que je vis au Vietnam après avoir quitté mon pays natal - n’est-il qu’une apparence, qu’il est toujours possible, bien que difficile, de combattre par différents moyens techniques comme le téléphone ou le courriel ?

L’adage “ loin des yeux, loin du coeur “ opère-t-il ? Pour répondre à cette interrogation, je retourne à mon plus jeune âge dans un premier temps, à mon adolescence pour le second. L’apparence d’un état antérieur éclaboussant l’ici et maintenant.

Lorsque je quittais la maison familial pour me rendre à cette maternelle dont j’ai déjà parlé, je ressentais au plus profond de moi un très fort sentiment d’abandon. Toutes mes journées se remplissaient de la vague impression qu’au retour, ma famille aurait disparu, évaporé vers je ne sais trop  et que la maison se serait vidée de tous ses occupants, de tous ses meubles. Rassuré à demi, je me disais que ce fantôme - l’apparence du vide miroitant une possible solitude, une perte infinie - j’allais à nouveau l’avoir collée à la peau dès le lendemain. De sorte que je fus toujours un mauvais élève, l’esprit ailleurs, préoccupé de ce que je laissais derrière moi et cette espèce d’assurance que tout aura disparu lorsque j’ouvrirai la porte de la maison. La vie, je la définissais comme une attente à voir se réaliser l’ultime disparition de tout ce qui m’entourait ; tout était fugace.

Pour le second, tellement puissant encore, il multiplierait à l’exposant le plus élevé, fut ce sentiment d’abandon lorsque mon frère malade dut se cloîtrer dans sa chambre, alcôve infranchissable pour le “ jumeau d’un an plus tard “ que j’étais.

Est-ce que partir pour le Vietnam serait une revanche contre ce fantôme d’abandon ? Ou encore, devant une telle apparence fallait-il reconstruire un espace perdu ?

Parler du renoncement de quelqu’un vis-à-vis soi c’est aborder l’importante question de la résignation, du délaissement, d’une certaine renonciation d’un être envers un autre. Cela ne peut se faire sans souffrance, bien sûr, mais également comme une saignante atteinte à l’amour.

Est-ce que longtemps dans ma vie j’ai entretenu l’illusion - ou l’apparence - de ne pas être un individu aimable puisqu’on le poussait vers ailleurs, lui collant à la peau le certitude qu’on y arriverait bien un jour ? N’avait-on pas, à l’âge de la maternelle, puis lors de la maladie de mon frère, essayé de me faire comprendre que ce sentiment allait coller à la peau jusqu’à la fin de mes jours ?

Je sais parfaitement bien que cela ne peut être qu’une apparence, que l’amour tient un rôle prépondérant dans la vie de chacun, mais pourquoi, encore maintenant, cela se présente-il comme une ombre qui me harcèle ?

N’y aurait-il que ces deux fantômes qui me hantent, l’abandon et l’impression de n’être pas aimable ? Quels seraient, si j’active ma mémoire, la mettant en mode recherche, d’autres apparences qui me poursuivent ?

Une insécurité primesautière m’a assez régulièrement poussé dans les tentacules de l’impulsivité. J’ai souvenance des paroles que me servaient autant mon père que ma mère à l’effet qu’étant le plus vieux des garçons de la famille je devais absolument non pas être seulement qu’un protecteur, mais celui qui devait s’occuper des frères et soeurs qui suivaient. Je devais les prendre en charge comme s’ils présumaient que j’en avais la force ou le courage.

Ce sentiment a plutôt muté vers ce qu’aujourd’hui, retournant vers mon enfance et mon adolescence, j’appellerais une peur actualisée. Je craignais qu’il puisse leur arriver des dangers et que je ne pouvais pas leur servir de bouclier. Maintes fois, alors que mes frasques - et elles furent nombreuses - résultaient en périls, je devenais l’unique responsable et par conséquent devais en répondre.

Notre mère s’en remettait toujours au paternel quand venait le temps de punir l’instigateur ou le coupable d’une escapade ayant pu avoir des conséquences malheureuses. C’est vrai que j’ai multiplié les incartades au risque parfois que les trois mousquetaires - c’est ainsi qu’on nous surnommait mes deux frères et moi - se retrouvaient sur la corde raide. Il s’agissait de revenir à la maison, que mon “ jumeau d’un an plus tard “ se présente avec le chandail taché de sang parce qu’il avait saigné du nez ou que le plus jeune, un pleurnichard continuel, se mette à geindre, excusant son comportement par le fait qu’il ne pouvait plus savoir exactement  nous étions et craignait que plus jamais nous allions retrouver notre chemin pour rentrer au bercail, alors je devais m’attendre à ce que mon père me réprimande sévèrement.

Sans doute que le fait d’être plus grand que la moyenne des garçons de mon âge signifiait que je devais être aussi colossal dans le choix de mes actions. L’aventurier n’était pas moi, mon “ jumeau d’un an plus tard “ peut revendiquer ce titre et jamais il n’aura hésité à suivre mes plans abracadabrants y voyant une nouvelle occasion de découverte de l’inconnu.

Lorsque je dis que parfois ce sont les autres qui créent nos fantômes, l’exemple soulevé par les trois mousquetaires m’incite à déceler celui de l’insécurité. Mes deux frères possédaient ce dont je ne peux me réclamer, soit le goût pour l’inconnu. Ils possèdent, chacun à leur manière, cette facilité à ne jamais percevoir les périls couvant sous les expéditions qu’ensemble nous entreprenions. De mon côté, le sentiment de culpabilité m’assaillait. J’allais devenir, au retour, le coupable qu’on sévirait.

Bon... voilà assez je crois pour ces fantômes qui encore maintenant m’habitent. La dernière question qui me reste à débattre repose sur cette question : est-ce que j’ai été l’initiateur d’un ou de plusieurs apparences pour ceux et celles que la vie a placé autour de moi ? Est-ce que mes filles, ma famille, est-ce qu’ils ont à se débattre avec des fantômes qu’indirectement je leur aurais créés ? Ça serait à eux de le dire...

Les prochaines pages nous plongeront dans ceux de Fanny et de Phước. L’arrivée en Chine de ma demanderesse et, plus tard, les routes qu’elle traversera avec son guide vietnamien réveilleront-ils des fantômes que maintenant je ne réussis pas à nommer ? Nous le découvrions bientôt. 

 

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