mardi 28 avril 2009

Saut: 278


( Depuis trois ou quatre sauts, le crapaud tente des choses.... des choses techniques, là où il n'excelle pas du tout...

Je ne pouvais plus déposer des photos; je ne pouvais plus retrouver la bonne police... J'ai changé, et le saut que vous lirez, il contient trois poèmes fabuleux, a été déposé sur le blogue à partir d'un autre fureteur... Voyons ensemble les résultats de l'expérience!

Bonne lecture. )


Chanson (Jacques Prévert)

 

Le malheur avait mis

les habits du mensonge

Ils étaient d’un beau rouge

Couleur du sang du cœur

Mais son cœur à lui était gris

 

Penché sur la margelle

il me chantait l’amour

Sa voix grinçait comme la poulie

Et moi

dans mon costume de vérité

je me taisais et je riais

et je dansais

au fond du puits

Et sur l’eau qui riait aussi

la lune brillait contre le malheur

la lune se moquait de lui

 

 

La Lorelei (Henrich Heine)

 

Ich weiss nicht, was soll es bedeuten

Dass icht so trauring bin;

Fin Märchen aus alten Zeiten,

Das kommt mir nicht aus dem Sinn.

 

« Je ne sais pas pourquoi

Mon Coeur est si triste;

Un conte des vieux âges

Toujours me revient à l’esprit.

La brise fraîchit, le soir tombe

Et le Rhin coule silencieux;

La cime du mont flamboie

Aux feux du soleil couchant.

 

La plus belle des jeunes filles

Là-haut assise, merveilleuse,

Ses joyaux d’or étincellent.

Elle peigne ses cheveux d’or.

 

Elle les peigne avec un peigne en or,

En chantant une romance,

Son chant a un pouvoir

Étrange et prestigieux.

 

Le batelier dans sa petite barque

Est saisi d’une folle douleur;

Il ne voit plus les récifs, les rochers,

Le regard perdu là-haut.

 

Je crois que les vagues ont finalement englouti

Le batelier et sa barque;

Et c’est la Lorelei, avec son chant fatal,

Qui aura fait tout le mal.»

 

 

C’en fut une de passage (St-Denys-Garneau)

 

C’en fut une de passage dans notre monde

Une fin de semaine     une heure

                                 quelle importance a le temps

Pour visiter notre monde

                           notre ville notre espèce de monde

 

À vrai dire c’est une reine qui a le droit de vivre

Cette visite nous a fait plaisir

                                  malgré notre crainte des vivants

Quand elle est venue cela a bien fait

                                          un peu mal à nos yeux

Mais cela a fait à nos yeux du bien

 

 

Elle nous a dit faites-moi visiter

Elle ne nous a pas connus tels que nous étions

Étant tout à son désir et sa curiosité

 

 

Elle nous a dit faites-moi visiter le monde

Nous l’avons prise par la main alors

Un peu mal à l’aise parce qu’elle n’était pas

                                       une compagnie familière

Et que son pas n’avait pas la même allure que le nôtre

Nous sommes un peu trop habitués à l’allure

                                       de notre propre pas

Les reines nous déconcertent quelque peu


Au prochain saut 

 

 

 

mardi 21 avril 2009

Saut: 277



Vous finirez bien par découvrir mes plus profonds inspirateurs…

Autant de femmes
(Pierre Trottier)

Autant de femmes dans ma vie,
Autant de formes pour mon âme.
À chacune sa robe,
À chacune son poème.

La mode change
Tourne la terre
Tournent les corps
Dans leur sommeil

Autant de femmes dans ma vie,
Autant de souvenirs sur les rayons
De ma bibliothèque-cimetière,
Où je me cherche sans relâche
Entre ma fille qui vient de naître
Et ma mère qui vient de mourir.

Entre la robe de baptême
Et le linceul de la défunte,
Mon livre ouvert au berceau
Se referme au cercueil.
«Achevé d’imprimer le 19 mai»

La mode change
Tourne la terre
Tournent les corps
Dans leur sommeil.
Brûlons cette bibliothèque
Et déchirons robes et poésies

Dors ma femme nue
Dors ma fille innocente
Dors ma mère morte
Dors mon âme perdue
À la seule beauté
Qui ne se vêt d’étoffes ni de mots.

La mode change
Tourne la terre
Tournent les morts
Dans leur sommeil

Tourne la tête encor
Vers ta femme et ta fille
Vers ta mère et ta mort
Qui sont les formes de ton âme.


Mes mains
(André-Pierre Boucher)

À quoi est-ce qu’elles sont bonnes mes mains
à présent qu’elles n’ont plus de visages à aimer
l’une toute recroquevillée en guise de porte-plume
l’autre brûlée de tabac

je suis jeune pourtant
puisque je compte mon âge de deux fois mes dix doigts
plus une année
mais une si drôle d’année
de vieillissement prématuré
d’attente…

convulsions irritantes de mes mains
cheminements des veines haletantes
à la capture de chair en beauté-bronze
d’un été magnifique et rare

Soleil au torse nu
haleine multiple contre les promenades
solitude aiguë des cigales à la hauteur des midis
des chevelures blondes
des sandales d’été
des dents toujours prêtes à rire aux éclats

Je suis seul
Viendra-t-il quelqu’un de la route
quelqu’un que je connais : que j’aime
et me parlerait de la ville : ceux que j’aime
ou des inconnus porteurs d’espoir

Mais si donc moi j’ignore pourquoi je suis seul
qui donc le saura


Des navires bercés
St-Denys-Garneau

Des navires bercés dans un port
Doux bercement avec des souvenirs de voyages

Puis on trouve seuls les souvenirs errants
qui reviennent et ne trouvent pas de port
souvenirs sans port d’attache
Trouvent le port déserté
Un grand lieu vide sans vaisseaux.


«un carnet d'ivoire avec des mots pâles»

A NA C H O R È T E (nom masculin)
. religieux contemplatif qui se retire dans la solitude

- (ermite)

B R O C A R D E R (verbe transitif)
. railler avec des brocards (petits traits moqueurs, railleries)

Au prochain saut

samedi 18 avril 2009

Saut: 276



Robert Lalonde vient de publier UN COEUR ROUGE DANS LA GLACE, trois nouvelles dont le thème central est le ou les fantômes. Des fantômes réels ou irrréels. « On dit, là-bas, pour désigner l'attraction dangereuse: «un coeur rouge dans la glace» ou encore «le mauvais soleil». Il s'agit de cette berlue qui vous prend, dans le jour qui ne finit pas, comme si le soleil avait chaviré. Ce n'est que son reflet dans la glace, bien sûr. Mais ça peut vous rendre fou, vous égarer, vous perdre...»

Voici quelques citations de Robert Lalonde, tirées d'ailleurs:

. J’ai dû vivre longtemps sous l’eau, dans un autrefois inouï, dont j’ai mémoire toujours, renseigné à tout moment sur les moindres ondulations de nageoires, reptations d’esturgeons dans le chenal, traversées scintillantes des bancs de laquêches, bonds de truites, balancements hypnotiques des longues algues jaspées d’argent, mouchetées de colimaçons. Je vois tout ça quand je trace les mots, suis emporté dans la mouvance lente, les yeux ouverts dans cette transparence glauque où je suis étrangement habitué à me bouger, à remuer avec les flux, l’ondoiement tranquille ou les turbulences écumeuses. Je sais que nous fûmes poissons, au commencement. J’ai des souvenirs étonnants, sûrs, des grandes profondeurs, éblouissants et précis, parfois, comme ces rêves plus vrais que la vie et qui nous reviennent souvent.

. Il n’y a pas de sens, il n’y a qu’un déroulement, alternativement terne et scintillant, hivernal, printanier, une passion qui cherche à mettre au moins la moitié du monde entre notre cœur et sa honte.

. Celui qui parle ne sait pas. Celui qui sait ne parle pas!

. Ces errements épouvantables et passionnés qui nous font battre le cœur et nous meurtrissent, ces incartades en zones superbement terrifiantes, abîmes où le désir nous jette, flancs de montagne abrupts où s’accrochent amoureusement les grimpeurs, fusées où s’entassent, avec un effrayant bonheur de curiosité, les astronautes fous, terrains vagues où vont s’aimer jusqu’au martyre les grands solitaires obsédés. Notre passion est celle du monarque dans la moustiquaire : on y perd des bouts d’ailes, des bouts de pattes, mais – abîme promis, abîme donné -, on y retourne, comme des drogués.

. Chacun est cet oiseau perché, qui peut détaler par en haut ou par en bas, animé par un instinct, ou plutôt par un désir qu’il ne comprend pas toujours. Toutes les chances et toutes les malchances sont de notre côté, et si nous agissons aveuglément, à quoi sommes-nous donc aveugles? Au passé, à nos traces, à nos certitudes. Nous sommes pour ainsi dire «programmés» pour chercher et trouver. Nous mourons dès que cessent nos fouilles harassantes, dès que la passion de voir, plus haut, plus loin, nous déserte.

. Nous devenons différents parce qu’il est périlleux d’être semblables!

. Comme le cœur est difficile à apaiser. Nous luttons sans cesse, même au repos. Mille batailles secrètes sont gagnées, perdues, parties nulles, tour à tour, dans le mystère du corps, celui du cœur, le mystère entier de l’être entier.

. … l’amour et son contraire – la grande frousse de sortir de soi –

. L’humain est sauvage, indomptable et déchaîné quand il est assailli de désirs sans espérance. Ce n’est qu’à force de bien regarder, qu’à force de voir, qu’on apaise, qu’on appartient à nouveau au monde, qu’on comprend, qu’on trouve un peu sa place, étrange et précise, dans l’univers enchamaillé.

À ces bijoux de Robert Lalonde, j’ajoute ce fort beau poème de Gatien Lapointe :

Corps accordés


Les yeux sont un songe reflétant l’univers


Je dis que nous vivrons

Nous prendrons demeure à jamais

Dire est ouvrir une fenêtre sur la terre

Et nous voyons tout l’avenir


Nous porterons la lumière du monde


J’ai fermé toutes les portes de la cité

J’ai remis aux champs nos animaux familiers

Aucun secret n’existe

Nous habitons la matière nue

Le paysage est dans nos mains


Quel travail reprendrons-nous à l’instant


Un signe bouge dans la pierre intacte

Et le printemps éparpille ses cendres

Ta hanche garde un feu contre les vagues

Toute forme vient fleurir sur tes lèvres


Notre espoir s’étend comme une rivière


Nous avançons dans la nuit vulnérable

Et nous prenons chaleur dans notre chair

J’imagine un lieu où vivre est aimer

Et grandir un soleil port vers tous


Ô année qui fleurit sur ses épis


Tes yeux voyagent dans les quatre vents

Notre sang est le battement du temps

Et ton souffle anime tout horizon

Le chant su sol est sans rupture

On nous conduit au cœur du monde


Nous prendrons demeure à jamais


Un homme veille à la clarté du pain

Et la femme chanta dans le bois solitaire

Nous formerons l’accord fondamental

Ô miel d’été qui me remplit la bouche


Quelle blessure dira la beauté du monde

La mort nous rattrappera-t-elle en pleine route?



«un carnet d’ivoire avec des mots pâles»


A F F A B U L E R (verbe)

. transitif : composer les épisodes de (une œuvre de fiction);

. intransitif : fabuler

- (rêver)

B E S T I A I R E (nom masculin)

. celui qui devait combattre contre les bêtes féroces, ou leur était livré au cours des jeux de cirque;

- belluaire; gladiateur.

. recueil de fables, de moralités sur les bêtes.

Au prochain saut

mercredi 15 avril 2009

Saut: 275





New York, New York!

Comme la chanson de Frank Sinatra!

C'est une tradition, pour certains du moins, de se retrouver à New York, pour Pâques. Au coeur de Manhattan, au pied de l'Empire State Building, à deux pas de Times Square, en plein milieu d'une foule bigarrrée qui cherche la Fitfth Ave. (à gauche ou à droite de Brodway?), sous un parapluie de gratte-ciel aussi différents que magnifiques... c'est la magie new-yorkaise!

Il y a longtemps que le crapaud y était allé, près de trente ans... Comme les choses peuvent changer tout en demeurant fondamentalement les mêmes. La propreté et la sécurité, voilà il me semble les deux aspects qui étonnent celui qui a laissé cette tradition aux autres. Le rythme est toujours aussi fou, les lumières de nuit aussi flamboyantes, les klaxons aussi présents, les couleurs entièrement éblouissantes et les gens, aussi aux-mêmes, c'est-à-dire perdus ou noyés dans des foules innombrables.



Nous ( Mathilde et moi) avons tout fait, du «touristing» au «magasining» au «sightseeing» mais une chose essentielle nous intéressait: WTC. Après une marche dans Central Park et la descente - parade oblige - de la 5ième Avenue, nous nous sommes dirigé, à pied, vers le World Trade Center, Ground Zero. Sans doute pour mille et une raisons mais certainement parce qu'en ce jour de Pâques (nous étions dimanche) nous retrouver là où se sont déroulé les événements du 11 septembre, faire le tour de cet endroit offert à nos yeux par tous les médias, nous retrouver à le marcher, monter dans une tour qui a su se tenir debout et apercevoir, un instant seulement, l'étendue de ce périmètre alors dévasté aujourd'hui en reconstruction, l'effet est tout à fait émouvant. Il y a comme une espèce de silence, comme si les immeubles protégeaient les restes de ces géants abattus, comme s'ils installaient une forme de recueillement.

Nous nous sentions loin du 11 septembre lui-même mais tellement proche d'une catastrophe inimaginable à moins que l'on lève les yeux vers le ciel, que l'on puisse imaginer plus de cent étages, deux fois, s'écrouler. Sur place c'est quasi impossible de s'en faire une image tellement c'est irréel.

Le bruit d'un avion passant au-dessus de nous devient terreur en ce jour de Pâques ensoleillé et froid. Des autos circulent, sans doute un visage se retourne vers les palissades bleues. «C'est là que ça s'est passé!» Ses paroles sans écho combien de fois et en combien de langues furent-elles prononcées?

New York, New York! À Pâques.

Lorsque nous avons quitté WTC en route vers Wall Street, Mathilde et moi ne pouvions que garder un profond silence. Nous nous retournions, pour s'assurer
sans doute que ce que l'on venait de voir était bien les restes de ce qui s'y est déroulé et même là, comment se faire une image précise de l'irrationnel?

Le ciel est haut au-dessus de Ground Zero. Et nous nous sentions minuscules...




Au prochain saut



mercredi 8 avril 2009

Saut: 274



Il me semble que la neige qui nous revient depuis hier, elle me semble … inadéquate!

C’est incroyable à quel point le printemps, comme tout autre saison d’ailleurs, une fois qu’il cherche à s’installer, y réussit un peu et enfin, doucement mais cette assurance qui fait qu’on l’apprécie, nous apparaît comme acquis. Il n’a plus ni le droit ni le privilège de revenir sur ses pas.

Il me semble que la neige de ce matin est inadéquate.

Je vous offre un poème – il fera tout petit, tout rien derrière les deux Baudelaire du dernier saut – mais le voici quand même.

Nous nous retrouverons dans quelques jours puisque le crapaud sera à New York en fin de semaine, celle de Pâques.

matin retors

se referma la porte

dans le bruit matinal

et ronronna la voiture taxi


la pluie appelle le verglas

trois chats au bout de la ruelle

se font face


la fumée en nuages, sous la voiture taxi

s’éfaufila, s’effrangea, s’effilocha

puis erra comme un fantôme


un souvenir démarre, emmêlé à la pluie,

laissant quelques traces dans la gadoue

la ruelle aura repris ses couleurs de l’aube


alors que la voiture taxi, ayant cligné de l’œil,

oubliera ce pâle ruban que le matin dénoue…

… quelque chose de présent dans l’absence


la nocturne noirceur se brisa

à l’heure où glissait la voiture taxi

sur des parapets abstraits


que le temps a plantés autour de la ville

celle qui s’installera dans la ruelle

y prenant toute la place


l’espace est mince

entre césure et coupure

l’on vit dans des déchirures de fumée…

… quelque chose d’absent dans la présence


«un carnet d’ivoire avec des mots pâles»


D É C A T I (adjectif)

. éprouvé par l’âge; qui a perdu sa fraîcheur, sa beauté;

- (flétri).

E C T O P L A S M E (nom masculin)

. couche superficielle de la cellule animale, surtout visible chez certains protozoaires (amibes);

. émanation visible du corps du médium; personne inconsistante qui ne se manifeste pas

- (zombie).

Au prochain saut

vendredi 3 avril 2009

Saut: 273



Il est vrai que le crapaud a négligé la poésie et cela depuis quelques sauts. Mis à part les poèmes du crapaud lui-même, il faut remonter assez loin derrière avant de retrouver un poème.
Je corrige la situation en vous offrant deux Baudelaire qu’il est très fascinant de lire l’un avec l’autre, l’un après l’autre puis l’un avant l’autre.
Faites cette expérience entre l’irrémédiable et l’irréparable…


L’Irrémédiable


Une idée, une Forme, un Être
Parti de l’azur et tombé
Dans un Styx bourbeux et plombé
Où nul œil du Ciel ne pénètre;

Un ange, imprudent voyageur
Qu’a tenté l’amour du difforme,
Au fond d’un cauchemar énorme
Se débattant comme un nageur,

Et luttant, angoisses funèbres!
Contre un gigantesque remous
Qui va chantant comme les fous
Et pirouettant dans les ténèbres;

Un malheureux ensorcelé
Dans ses tâtonnements futiles,
Pour fuir d’un lieu plein de reptiles,
Cherchant la lumière et la clé;

Un damné descendant sans lampe,
Au bord d’un gouffre dont l’odeur
Trahit l’humide profondeur,
D’éternels escaliers sans rampe,

Où veillent des monstres visqueux
Dont les larges yeux de phosphore
Font une nuit plus noire encore
Et ne rendent visibles qu’eux;

Un navire pris dans le pôle,
Comme en piège de cristal,
Cherchant par quel détroit fatal
Il est tombé dans cette geôle;

- Emblèmes muets, tableau parfait
D’une fortune irrémédiable,
Qui donne à penser que le Diable
Fait toujours bien ce qu’il fait!

II

Tête-à-tête sombre et limpide
Qu’un cœur devenu son miroir!
Puits de Vérité, clair et noir,
Où tremble une étoile livide,

Un phare ironique, infernal,
Flambeau des grâces sataniques,
Soulagement et gloire uniques,
- La conscience dans le Mal!
-
(Charles Baudelaire)



L’irréparable


Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,
Qui vit, s’agite et se tortille,
Et se nourrit de nous comme le ver des morts,
Comme du chêne la chenille?
Pouvons-nous étouffer l’implacable Remords?

Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane,
Noierons-nous ce vieil ennemi,
Destructeur et gourmand comme la courtisane,
Patient comme la fourmi?
Dans quel philtre? dans quel vin? dans quelle tisane?

Dis-le, belle sorcière, oh! Dis, si tu le sais,
À cet esprit comblé d’angoisse
Et pareil au mourant qu’écrasent les blessés,
Que le sabot du cheval froisse,
Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais.

À cet agonisant que déjà le loup flaire
Et que surveille le corbeau,
À ce soldat brisé! s’il faut qu’il désespère
D’avoir sa croix et son tombeau;
Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire!

Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?
Peut-on déchirer des ténèbres
Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,
Sans astres, sans éclairs funèbres?
Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?

L’Espérance qui brille aux carreaux de l’Auberge
Est soufflée, est morte à jamais!
Sans lune et sans rayons, trouver où l’on héberge
Les martyrs d’un chemin mauvais!
Le Diable a tout éteint aux carreaux de l’Auberge!

Adorable sorcière, aimes-tu les damnés?
Dis, connais-tu l’irrémissible?
Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,
À qui notre cœur sert de cible?
Adorable sorcière, aimes-tu les damnés?

L’Irréparable ronge avec sa dent maudite
Notre âme, piteux monument,
Et souvent il attaque, ainsi que le termite,
Par la base le bâtiment.
L’irréparable ronge avec sa dent maudite!

- J’ai vu parfois, au fond d’un théâtre banal
Qu’enflammait l’orchestre sonore,
Une fée allumer dans un ciel infernal
Une miraculeuse aurore;
J’ai vu parfois au fond d’un théâtre banal

Un être, qui n’était que lumière, or et gaze,
Terrasser l’énorme Satan;
Mais mon cœur, que jamais ne visite l’extase,
Est un théâtre où l’on attend
Toujours, toujours en vain, l’Être aux ailes de gaze!

(Charles Baudelaire)


Étrangement, ces deux poèmes tirés de LES FLEURS DU MAL, se retrouvent sous «Spleen et Idéal), le premier au numéro LXXXIV et le second au LIV; je me suis permis de les déplacer strictement pour le plaisir de la lecture et, d’une certaine manière, la façon qu’ils possèdent dans le génie baudelairien… de s’interpeler!


«un carnet d’ivoire avec des mots pâles»


C H T O N I E N (adjectif)
. qui a trait aux divinités infernales.


C O R Y P H É E (nom masculin)
. chef du chœur dans les pièces de théâtre antique;
. personne qui tient le premier rang dans un parti, une secte, une société;
- chef; guide.
. deuxième des cinq échelons dans le corps de ballet de l’Opéra de Paris.


Au prochain saut

Un être dépressif - 14 -

  Un être dépressif - 14 - C’est à partir du poème de Jean DUGUAY, mon ami psychologue-poète, que je lance ce billet.                      ...