lundi 14 novembre 2005

Le trente-huitième saut de crapaud

…la suite...

Les dix années qui suivirent, autant pour Madeleine que pour son fils qu’elle surnommait Mer-Sel car il était sa mer et le sel de sa vie, furent la réplique quotidienne d’un même scénario. Aussi tristes que leur solitude, aussi imprévus que les sautes d’humeur de Marcelin mais combien calmes alors que le père-capitaine les laissait dans la maison blanche pour reprendre l’espace d’une saison de pêche le bateau sans nom.

L’enfant ne connut personne d’autres que ses deux parents et la grave en face de chez lui. Il ne pouvait aller loin étant rappelé par les hurlements de son père ou les chuchotements murmurés de sa mère l’invitant à se faire discret afin d’éviter ce qui trop souvent lui tomba dessus, c’est-à-dire les injures et les coups.

Mais un fait demeurait et qui allait survivre tout au long de la vie de Marcel : il était la copie conforme de son père. Autant le gris de ses yeux que son corps solide sculpté dans du bois de grave. Sa mère voyait en lui l’exacte reproduction physique de Marcelin. Il n’avait de différent que le filet de sa voix. Le tempérament aussi.

Les premières années, s’étant rendu à l’évidence que son fils ne sortirait jamais de ce profond éloignement, qu’il ne verrait rien d’autre que ce coin de terre et ce bout de mer, Madeleine prit en charge de lui apprendre à lire et à écrire utilisant le sable de la grave et la position des étoiles dans le firmament. Elle y mettait une douceur multipliée craignant que dans sa tête d’enfant ne s’y installent les démons qui obstruaient la pensée de son mari.

De son côté, Marcelin ne s’intéressait pas à ce garçon qui fuyait sa présence, évitait son regard et recevait les coups sans pleurer, sans broncher. Il ne savait pas qu’à sa naissance, la mère lui avait montré à taire ses pleurs, à ne jamais laisser voir son malheur et à espérer dans son âme que puisse un jour se pointer les ailes du bonheur.

Dix années entières d’une telle recette perpétuellement resservie, identiquement la même, firent naître en Marcel un profond sentiment d’insensibilité. Il ne savait pas ce qui était beau ou laid, ce qui était bon ou mauvais, tout étant continuellement identique, aucune fantaisie, aucune surprise. Son père ne le frappait pas, c’était qu’il était absent. Son père le frappait, c’est que lui ou sa mère sans trop le savoir lui avait déplu. Coups solides et ensuite le mal disparaissait. Et la vie, du moins le passage des jours et des nuits, des semaines sans père et des semaines avec père, la vie suivait son cours. Mais la mer était là. Devant lui. Parlante et rieuse. Ainsi que les cris des coyotes, que Madeleine craignait autant que les fureurs de son époux.

Puis, à la fin de cette dixième saison de pêche, Marcelin ne rentra pas. Il ne rentrerait plus. Jamais. Le bateau sans nom échoué, son capitaine empalé à son mat, un drapeau blanc lui ceignant le front. C’est Carbonneau qui le trouva. Le ramena à son port d’échouage. Sur le quai de l’Anse-au-Griffon, les têtes baissées n’osaient fixer les restes d’un drame qui allait demeurer à jamais collé dans les mémoires des marins. On s’y attendait. Un jour. Le cadavre fut confié au médecin du village alors que la nouvelle, déjà, se répandait accrochée aux ailes des mouettes voyageuses.

Ce fut Carbonneau qui, annonçant la nouvelle à Madeleine découvrirait l’état lamentable dans lequel elle vivotait ainsi qu’un un fils-sosie planté droit auprès d’elle. Le gris des yeux de l’enfant lui glaça le dos. On ne pouvait imaginer telle ressemblance, une copie conforme.

- Merci Capitaine Carbonneau. Dites au curé que j’irai le rencontrer pour le service funéraire.
- Si je puis t’être d’une quelconque aide, tu me le fais savoir.
- Il s’appelle Marcel, dit spontanément Madeleine voyant que le marin fixait son fils avec des yeux remplis d’étonnement.

Déjà Marcel avait fui vers la grave. Son chien amaigri le suivait en boitillant. Il ne saisissait pas le sens de cette nouvelle, le sens de la mort, car la vie même n’en avait pas. Il fixait du plus loin qu’il pouvait les mouvements de la mer, celle qui lui parlait si étrangement, celle dont sa mère lui disait qu’elle pouvait lui parler et n’entendait rien d’autre que les roulis familiers perçus de jour en jour.

Madeleine vint le rejoindre. Elle posa les mains sur ses épaules et pour une des rares fois de son existence, déposa dans ses cheveux un long baiser.

- Lorsque la mer avale ses marins, elle les garde en elle. Il est impossible de les retrouver, car jalousement elle les retient dans son ventre. Il y a on ne sait trop combien de capitaines, de matelots ou de simples navigateurs au creux de la mer. Ils ont péri chacun à leur manière, chacun de la façon dont ils l’ont servie ou tenté de l’asservir. On ne dompte pas cette grande échevelée. Elle est trop forte, trop puissante. Dis-toi, Mer-sel, que celui qui meurt en mer ne revient pas.

Sans parler, Marcel semblait lui dire qu’il en était tout autrement pour son père. Madeleine le perçut et lui dit :

- Si elle a fait une exception pour ton père, c’est pour une seule raison. Il ne l’a jamais écoutée. Il faut écouter la mer lorsqu’elle nous parle car elle s’attend à ce qu’on lui réponde.

Il s’enfuit vers la maison blanche où plus jamais un bateau sans nom, un bateau sans parole ne s’échouerait.

…à suivre…

Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

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