mercredi 26 mars 2025

Si Nathan avait su (24)



Abigaelle aurait souhaité se présenter chez le responsable de l’émission des permis de chasse et pêche sur rendez-vous, mais la secrétaire de l’école des Saints-Innocents, complètement recluse dans ce corridor qui menait à la sortie maintenant condamnée, située à l’arrière de l’école, à deux pas des toilettes, l’avait prévenue que cette famille n’avait pas de service téléphonique à la maison, ce qui compliquait les communications entre eux et l’école.
 
- Peut-être pourriez-vous laisser une note à Chelle qui se chargerait de la remettre à ses parents ? Nous n’avons pas encore eu à les rejoindre et si cela devenait nécessaire on nous a invité à rejoindre monsieur Raphaël Létourneau des services à l’enfance.
- Les services à l’enfance dites-vous?
- Exactement. Nous avons deux cas sous leur supervision.
- Pas les deux dans mon groupe, j’espère.
-Je ne veux pas vous décevoir Abigaelle, mais oui. Chelle, la petite autochtone ainsi que Benjamin Cloutier. D’ailleurs puisque par ricochet nous parlons de lui, ses parents ont souhaité que leur fils porte les deux noms de famille, Cloutier pour le père et Proulx pour la mère, mais comme vous le savez ça n’a pas encore force de loi dans notre code civil.
- Vous me semblez au fait de bien des choses, chère Henriette.
- Une secrétaire doit être au courant de tout, même les secrets personnels des gens et savoir se taire. Ici, se taire est la loi première que je dois respecter. Madame la directrice est stricte là-dessus à un point tel qu’elle me glisse très peu d’informations qui, je vous avoue, me seraient utiles, parfois même indispensables.
 
Remerciant la secrétaire pour le conseil qu’elle venait de lui adresser, Abigaelle retourna vers son local dont l’emplacement lui parut, maintenant, davantage stratégique que fonctionnel. En oblique avec le bureau de madame Saint-Gelais cela lui offrait une vue parfaite pour surveiller ce qui s’y passait. Jouer avec l’espace pour la directrice ressemblait à une joute d’échecs. Bouger la secrétaire, s’installer face à l’entrée de l’école, placer la classe maternelle dans son champ de vision, tout cela paraissait bien calculé pour participer aux objectifs du plan méthodique de cette femme clouée à un fauteuil roulant.
 
Dès son arrivée, modifiant l’écriteau au-dessus de la porte de sa classe sur lequel on lisait «classe maternelle» par «classe pré-scolaire», Abigaelle l’avait assurément provoquée frontalement. La directrice n’avait certainement pas saisi l’allusion pourtant directe qu’elle reçut de son éducatrice lorsqu’en réponse à la sommation de se présenter à son bureau, elle la corrigea précisant qu’elle n’était pas mademoiselle mais bien madame Thompson, puisqu’elle travaillait dans une classe… maternelle. Il y a parfois de ces petites victoires acquises auprès de gens à caractère militaire qui semblent minimes mais, au fond, s’avèrent une injure directe.
 
*****
 
Devait-elle se rendre dès aujourd’hui chez ce monsieur Don ? Après tout se procurer un permis de chasse ne devait certainement pas exiger la présentation de plusieurs documents et gruger beaucoup de temps du fonctionnaire, ce qui pour Abigaelle l’autorisait à s’y rendre en cette fin d’après-midi du début octobre, un après-midi de soleil et de chaleur qui faisait hésiter dans le choix des vêtements. Elle monta dans sa Westfalia jaune, prit la route vers le rang sans nom, sans numéro et sans asphalte. Il lui faudra moins de vingt minutes pour arriver devant cette maison derrière laquelle un imposant tipi fabriqué d'écorces de bouleau blanc trônait tel un totem. Un chien-loup l’accueillit. L’éducatrice descendit, fit une pause pour que la bête puisse la sentir et comprendre qu’elle n’avait rien à craindre de cette inconnue.
 
Une jeune femme se présenta sur le balcon accompagnée par Chelle qui tout de suite reconnut son éducatrice. Mademoiselle Abigaelle, comme je suis contente de vous voir chez moi. Venez… voici ma maman. Notre chien s’appelle Ojibwée, elle est gentille, certaine qu’elle ne vous fera pas de mal.
 
Main tendue vers la mère de Chelle, l’autre caressant la tête de l’animal qui par la suite s’installa derrière les deux autochtones, elle précisa l’objet de sa visite. Mon mari doit rentrer d’ici une heure. Souhaitez-vous l’attendre ou revenir un autre jour ? Le ton de voix de la maman de Chelle surprit l’éducatrice, un peu comme si elle insistait davantage pour qu’elle demeure au lieu de repartir vers le village. J’attendrai avec plaisir, madame.
 
Dans ce silence automnal emplissant cette fin d’après-midi, deux femmes et une fille assises sur le balcon d’une maison aussi silencieuse qu’elles, seuls les ébrouements d’une chienne confortablement installée aux pieds de Chelle déchiraient l’opacité de l’atmosphère ambiante. Abigaelle, s’adressant à la mère de son élève, dit : « vous savez, j’ai passé toute ma vie jusqu’à maintenant dans de grandes villes, m’asseoir sur votre balcon, écouter le vent dans les feuilles qui hésitent à tomber, respirer cet air pur, cela m'enchante.»
 
- C’est comment les grandes villes ? demanda Chelle.
- Tu vois les arbres ici, alors imagine-les transformés en maisons cordées les unes sur les autres, entre elles un grand corridor d’asphalte... dans ces maisons plusieurs familles grouillantes d’enfants qui ne connaissent que leur rue... plus loin une école, une grande école, si je la compare à la nôtre, au moins cinq fois plus grande. Dans ces grandes villes y vivent des milliers et des milliers de gens, la plupart parlent la langue française, mais ceux qui travaillent doivent parler une autre langue, l’anglais, s’ils souhaitent réussir à faire vivre leurs familles. Des enfants, ils en ont plusieurs, ça ressemble beaucoup aux amis dans ta classe… Ici Chelle coupa net au discours de son éducatrice, «dans ma classe, j’ai un seul ami, c’est Benjamin, les autres ne sont pas mes amis.» Abigaelle la regarda avec attention cherchant du côté de sa mère un commentaire, une question… qui ne vinrent pas.
 
Il y a dans les silences tellement de choses à déchiffrer qui, trop souvent,  révèlent nos propres interrogations, nos propres sentiments, nos propres émotions. Abigaelle ne souhaitait pas tomber dans le subjectif, elle, femme au caractère scientifique, chercheuse de causes profondes et vérifiables, constamment en mode observateur. Toutefois, cela ne l’empêchait pas de respirer cette ambiance autour d’elle, tout en retenue comme si cette retenue camouflait un bloc de non-dits. La relation mère-fille que l’éducatrice observait ne lui semblait poser aucun problème, mais imperceptiblement cachait quelque chose. Quoi exactement ? Difficile voir impossible à dire compte-tenu du peu d’informations déchirant ces silences.
 
C'est comme une présence qu'elle ressentait, laquelle ? Ça lui apparaissait de manière subliminale, profondément ancrée dans cet environnement différent de tout ce qu’elle a vu auparavant ou dans lequel elle a vécu, pour réussir à déceler un fil à découdre... un fil à tisser.
 
- Vous vivez ici depuis longtemps ? À cette question, on ne pouvait plus directe, la mère de Chelle l’esquiva, proposant de préparer une tisane, ça nous permettra d’espérer mon mari, répondit-elle. Il est rarement en retard. Vous verrez, Ojibwée le sent venir même s’il est encore loin de la maison. Elle courra vers la route pour mieux l’accueillir.
 
Alors que la chienne ayant entendu son nom relevait le museau, s’exfiltra un murmure sourd mais continu provenant de l’intérieur de la maison.



Si Nathan avait su (25)

Don descend du pick-up, s’amuse un instant à chatouiller la tête d’Ojibwée, jette un œil sur la Westfalia jaune stationnée dans la cour puis...