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Hoa, la serveuse tatouée, dirigea le nouvel arrivant vers la table coutumière où Bao s’entretenait avec une jeune fille.
- Je vous apporte le café.
Une fois faites les présentations - la jeune fille répond au nom de Sứ Giả, pouvant se traduire du vietnamien au français par “messagère” - s’enclencha la discussion.
- Professeure Bao m’a annoncé que vous étiez au courant de l’existence des lettres, de notre première visite chez ma grand-mère du Mékong et que le sujet vous intéresse.
- Tout à fait, cette affaire me captive au plus haut point. Je veux toutefois vous informer que je n’ai rien d’un enquêteur, qu’une foule de détails relatifs au Cambodge me sont totalement inconnus, mais d’y plonger excite suffisamment mon intérêt pour souhaiter en être plus instruit.
- Vous serez bien servi.
Tout comme la veille au soir, il jeta un oeil panoramique autour de lui, question de vérifier qu’en ce dimanche humide où la pluie hésitait à s’abattre, si les fameux trois hommes s’y trouvaient. Tout comme les touristes, ces ivrognes incurables, ils étaient absents.
- Vous en êtes à quel point dans votre discussion ?
Bao prit la parole.
- Nous entendre sur le contenu de la prochaine entrevue avec sa grand-mère.
- Prévoyez-vous la revoir bientôt ? Demanda-t-il, caressant le museau de Fany qui s’adaptait fort bien à la présence d’une nouvelle personne.
- Dans le courant de cette semaine, si Bao peut se libérer, répondit la jeune fille sirotant un smoothie à la mangue.
- Vous pourrez être du voyage ? S’enquit la professeure portant avec elle une jolie besace.
- Ça sera avec plaisir, répondit-il.
Le prochain séjour dans le Mékong, prévu pour le mercredi suivant, laissait le temps à la professeure pour bloquer sa journée, s’assurer que le véhicule mis à la disposition de l’université soit disponible et préparer quelques victuailles qu’on offrirait à la grand-mère de Sứ Giả. Ne restait plus qu’à structurer le contenu des échanges.
- L’objectif se résume à en apprendre le plus possible sur qui était cet homme, le grand-père que jamais sa petite-fille n’a connu. On sait qu’il a été militaire, affecté à des tâches mettant en exergue ses talents de scripteur. Il suffit de lire la première lettre pour apprécier son habileté à manier les mots et les expressions. Plus loin, il exprime certaines réserves quant à la qualité des cartes topographiques du Mékong, ce qui nous laisse à penser qu’il aurait pu également servir à titre de topographe dans les forces armées. On souhaite savoir ce qui l’a poussé à se rendre au Cambodge. Y a-t-il été assigné ou volontaire ? Devait-il fournir des rapports circonstanciés sur une mission précise, les lettres nous le laissent à penser ? A-t-il écrit à d’autres personnes ou seulement son épouse ? On perd définitivement sa trace en 1993 et jusqu’au moment du retrait des troupes vietnamiennes du Cambodge, en 1999, c’est le néant ? Sa femme a-t-elle été informée d’une possible mort ? Si ce scénario s’avérait exact, son corps a-t-il été rapatrié dans le Mékong ? Voici ce que nous tenterons de clarifier, mais tout est sujet à changement selon le témoignage de la grand-mère.
- Vous vous attendez à quoi de ma part ? En quoi ma présence pourrait vous être utile ? Demanda-t-il.
Bao écrasa la Marlboro.
- Nous nous empêtrons dans cette histoire depuis un an. Je crains que nous n’entendions plus que ce qui va dans la direction que nous nous sommes donnée. Vous saurez écouter différemment, relever des aspects ayant pu nous échapper.
- D’accord. Puisque vous voilà toutes les deux réunies, serait-il possible de poursuivre le récit de cette étrange affaire ?
Les deux femmes s’examinèrent comme pour s’entendre sur qui allait prendre la parole. Sứ Giả débuta, précisant qu’elle ne sera nullement offusquée si la professeure l’interrompe pour y ajouter son grain de sel.
- Ma grand-mère paternelle est une femme âgée et peu instruite. C’est son mari qui lui a enseigné la lecture. Mariée en toute urgence, étant enceinte de mon père au début des années 1950, époque durant laquelle les filles-mères étaient répudiées par leur famille et la micro-société où elles vivaient ; cela n’a pas beaucoup changé d’ailleurs. Le mariage étoufferait, selon le dire des gens, les erreurs de jeunesse. Cette femme est une réplique exacte du modèle féminin de ce temps-là : soumise, docile, respectueuse de tous les désirs de leur père, par la suite de leur mari. Lorsque naît mon père, il y a maintenant plus de cinquante ans, il est accueilli comme tous les enfants mâles, c’est-à-dire une bénédiction du Bouddha. Fervente bouddhiste, il lui est maintenant difficile de se rendre à la pagode, c’est sa soeur qui a pour tâche de s’y rendre prier en son nom. Cette tante n’a pas trouvé à se marier et vit avec elle depuis un bon moment déjà. Ma famille et moi leur rendons visite et nous constatons, de mois en mois, que son état de santé décline. Nous nous inquiétons beaucoup, alors qu’elle nous rassure sans trop d’enthousiasme.
Hoa, la serveuse, l’interrompit.
- Je renouvelle vos breuvages ?
- Pas de smoothie pour moi, je prendrai une bouteille d’eau.
- Dibi, pas besoin de me dire, je sais. Même chose pour vous, professeure.
Le récit reprit.
- La situation sanitaire des personnes âgées, dans mon pays, n’est pas reluisante. Si l’on vit loin des grands centres comme Hanoi, Saïgon ou Da Nang, il est difficile d’obtenir des soins adéquats. Ma grand-mère refuse toujours de venir s’installer chez nous, sachant pertinemment que mes parents en profiteront pour la conduire auprès des médecins. Elle entretient une frousse maladive envers les disciples d’Hippocrate, s’en remettant davantage à la théurgie et aux croyances populaires fort bien incrustées dans notre culture.
Depuis un bon moment, Daniel Bloch accrochait sur cette cicatrice qui balafrait la joue gauche de la jeune fille. Était-elle due à un accident, une chirurgie, un acte d’agression ? Depuis quand cette marque indélébile est-elle présente ? Est-ce que cela évolue, demeure intact ? Gêné de se renseigner, son insistance à porter les yeux vers ce stigmate amena Sứ Giả à cesser de palabrer sur la vie de sa grand-mère.
- Cette blessure vous interpelle ?
- Je l’avoue.
- Elle possède son histoire. Depuis l’an dernier, il m’est impossible de ne pas la relier à l’aventure de mon grand-père.
- Vous ne l’avez pourtant jamais rencontré.
- Une aventure comprend plusieurs personnages, certains faire-valoir entourant le héros et une foule de péripéties. Dans ce cas-ci, c’est Bao qui m’en a rendu consciente. Vous dévoiler son origine serait empiéter sur une importante section de l’affaire. Voilà pourquoi je vous demande un peu de patience, cela viendra au bon moment.
Il se contenta de cette brève explication, remarquant le sourire complice de la professeure appréciant que la chronologie de l’histoire ne bifurque pas.
- Donc, ma grand-mère que vous rencontrerez cette semaine, il ne faudra pas vous surprendre qu’elle ait à l’occasion de grands silences, qu’elle manifeste par des gestes, deux ou trois mouvements de la main qui tenteront de mieux exprimer ce qu’elle ne réussira pas à mettre en mots. Il y a des choses qu’elle ne saura pas expliquer, des intrigues qu’elle n’a pas bien intégrées, ne pouvant en mesurer la portée. Sans qu’elle s’en aperçoive, nous devrons faire les rapprochements nécessaires favorisant un retour de sa mémoire. Nous tenterons de reconstituer la chronologie des faits et d’une certaine manière chercher à déceler dans ses propos parfois décousus des liens avec ce que nous possédons déjà. Dernière chose, s’assurer qu’elle n’a pas eu à subir des effets indirects manifestement associés à cette mission secrète. Ne soyez pas surpris à la vue de ses yeux, ils ont subi les affreux contrecoups d’une explosion survenue près de chez elle. Elle n’est pas complètement aveugle, mais elle perçoit davantage par l’ouïe.
Bao.
- La mission dont il est fait mention portait un nom : Phalange.
- Un groupe fasciste ? S’enquit Daniel Bloch.
- Pas exactement. La mission qu’une petite colonne de soldats vietnamiens avait à remplir, visait à kidnapper ou à défaut de pouvoir le faire, mettre hors d’état d’agir le chef présumé de l’Angkar (surnom du mouvement politique et militaire communiste radical d’inspiration maoïste qui a dirigé le Cambodge de 1975 à 1979).
- Pol Pot (son véritable nom est Saloth Sâr, il fut le chef des Khmers rouges) ?
- Voilà. Angkar signifie “organisation” en langue khmère. On aura appris, plus loin dans les lettres, que les colonels dirigeant cette trentaine de militaires à la recherche de l’endroit précis où il se trouvait, auraient demandé l’autorisation de le liquider purement et simplement.
- Nous voici entrés dans du captivant, dit le vieil homme qui jetait occasionnellement un oeil autour de lui.
Aurait-il contracté, à son tour, ce tic vietnamien l’amenant à s’assurer que leurs propos ne s’éloignent pas de leur table ?
Sứ Giả.
- Je crois que le cadre prend forme.
- De plus, en plus.
- J’ajouterai, pour compléter les propos de Bao, que non pas un seul colonel aura dirigé ce bataillon, en fait, nous en avons dénombré trois se succédant, selon une alternance précise, soit aux cinq ans. Ce que nous ne pouvons pas documenter, mais vers quoi nous approchons, c’est de savoir s’il y a eu des victimes parmi les soldats de ce bataillon, combien et s’ils ont été remplacés par d’autres afin de maintenir leur nombre à trente .
- Vous dites vous en approcher, est-il possible de connaître vos sources ?
Bao prit la parole.
- Vous rencontrerez des personnes gravitant autour de cette histoire. Elles se feront un plaisir de partager avec vous les renseignements glanés ici et là.
- Savez-vous, professeure, si ce médecin canadien qui travaille auprès d’une multinationale, est à Saïgon ? Demanda la jeune étudiante.
- Vous faites allusion à la docteure Méghane ?
- Tout à fait.
- Elle sera bientôt de retour du Canada, si ce n’est pas déjà fait.
L’heure passait et toujours la pluie retenait ses larmes. La serveuse vint les saluer, laissant sa place à Thi.
Fany leva le museau vers la jeune fille, puis le garçon de table, à croire que ces visages avaient trouvé un lieu dans sa mémoire immédiate.
La conversation n’avança plus à la suite des derniers mots prononcés par la professeure et l’étudiante, laissant Daniel Bloch sur un quant-à-soi qu’il peinait à cacher.
- Nous nous revoyons mercredi Daniel, d’ici là, je vous fais signe si du nouveau se produit. Vous aurez certainement besoin de quelques heures de répit pour reprendre votre lecture de monsieur Proust.
- Bao, Sứ Giả, à mercredi.
Il n’avait pas franchi la porte d’entrée de l’hôtel qu’on l’interpella.
- Monsieur Bloch, monsieur Bloch, vous avez un instant ?
- Vous me semblez énervée, y a-t-il une urgence ?
- Trois messieurs se sont présentés il y a environ une heure, demandant si un homme âgé accompagné d’un chien résidait à l’hôtel ?
- Ce à quoi vous avez répondu oui, naturellement.
- Pas avant de m’être informé sur leur statut. Je connais assez bien les policiers en faction dans le quartier pour savoir qu’ils n’en sont pas. Vous savez qu’on vérifie régulièrement l’identité de tous nos clients.
- Tout à fait. Ils ont précisé le motif de leur venue ?
- Non, voyant que je ne dirais rien, ils ont tourné les talons et quitté l’établissement sur-le-champ. Comprenez que je suis restée perplexe.
- Avec raison.
- Vous attendiez des gens ?
- Non, mais je crois être en mesure d’établir un lien entre leur irruption et des amis que j’ai ici à Saïgon.
- Si cela pose problème, ma patronne saura vous accompagner dans cette situation. Tenir un hôtel exige des relations, des contacts, encore plus dans le District 1 que fréquentent tellement de touristes étrangers.
- Je vous remercie. J’avise si cela s’avère nécessaire.
- Un café sur le toit ?
- J’apprécierais. Bonne fin de journée.
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Le service à la clientèle de l’hôtel avait installé sur la terrasse située sur le toit de l’établissement, un parasol de dimension suffisante pour protéger efficacement contre les rayons du soleil, ainsi qu’un système d’éclairage permettant d’y demeurer jusqu’en soirée. Daniel Bloch en profitait largement, ayant découvert là un endroit idéal pour ses activités de lecture et d’écriture.
S’asseyant, après avoir remercié le groom pour la tasse de café robusta qu’il venait de déposer devant lui, il se rappela cette phrase que Todorov lui avait écrite.
“ Une fois le passé rétabli, on doit s’interroger : de quelle manière s’en servira-t-on et dans quel but.”
Ces mots ne pouvaient mieux tomber. Rétablir le passé, le ramener à la mémoire, y chercher un sens nouveau, si cela était possible, mais principalement, qu’en faire. La venue impromptue des trois personnages qu’il ne pouvait associer qu’à ceux rapidement croisés au café, puis dans la rue, épiçait l’intrigue du scénario de l’histoire des lettres. Bao avait été on ne peut plus claire lorsqu’elle lui dit que ces hommes savaient qui elle était, qu’elle était au courant de quoi exactement ? Davantage que ce qu’elle avait raconté jusqu’à maintenant ?
Serait-il immergé dans une aventure dont il pouvait être un personnage, sans tout à fait le savoir ? Un zigzag étourdissant ? Associé bien malgré lui, tout comme le sont d’autres individus que les circonstances reliées à cela ont mis en relation, une sorte d’enquête sur un passé plus ou moins récent, d’approximatives investigations qu’un fil conducteur semble rattacher.
Daniel Bloch comprit que le fait d’en savoir un peu plus sur ce fameux grand-père s’avérait la tâche primordiale à entreprendre. Cette idée lui trottait dans la tête alors que Fany, se levant, demandait à son maître d’achever son café pour retourner dans le parc. Puisque la pluie semblait avoir modifié ses plans, que l’heure du dîner approchait, il rejoignit sa chienne qui prenait l’escalier.
Ce dimanche achevait, aussi doucement qu’il s’était permis de se présenter. Les week-ends, un marché couvert emplit les allées du parc de la rue Phạm Ngũ Lão. Les Vietnamiens les fréquentent avec une remarquable assiduité, que ce soit celui de leur quartier ou encore ces bazars, braderies ressemblant à des foires. Y déambuler est une activité parmi leurs préférées. On n’achète pas toujours, mais on négocie les prix. Cela, sans en venir à l’empoigne, revêt un cachet typique des habitudes vietnamiennes que le temps ne réussit pas à avilir. Aussi, une occasion exceptionnelle pour les jeunes amoureux de rêver à de futurs jours vécus ensemble.
Dès son arrivée à Saïgon, il le remarqua. Marchant ici et là, le chemin se dégageait devant lui, sans doute que sa chienne donnait une impression de danger. Certains se déplaçaient aussitôt, laissant la voie libre, d’autres s’immobilisaient, vérifiant si le molosse ne représentait pas une menace à leur sécurité et d’aucuns se hasardaient à lui offrir une main pour que la bête renifle leurs doigts et les autorisent ainsi à la flatter. Les enfants ne manifestaient aucune crainte et souhaitaient s’en approcher. À cela, le maître témoignait une sympathie particulière, ordonnant à sa chienne de s’asseoir pour se laisser caresser. Un tel geste rassemblait une foule de curieux autour d’eux.
Les deux inséparables parcouraient les allées du parc, s’arrêtant ici, appréciant, là, un tableau datant de plusieurs décennies, un miel en provenance de Cu Chi (le site d’un immense réseau de tunnels, l’un des points d’arrivée de la Piste Hô Chi Minh), des vêtements cousus à la main par des artisans locaux et combien d’autres bricoles, plusieurs sans intérêt.
Il décela une certaine nervosité chez Fany, alors qu’il s’arrête devant un stand exhibant des orchidées aux couleurs variées et aux formes hétéroclites. Jamais il n’a cru nécessaire de lui enfiler une laisse autour du cou, certain qu’un mot la calme et la rapproche de lui. Mais là, une agitation réelle s’emparait d’elle ; un grondement ne la quittait pas. Balayant les lieux de son regard, il vit trois hommes assis sous le chapiteau d’un petit pavillon où l’on vendait des kem (crèmes glacées).
- Ne t’affole pas, nous allons demeurer éloignés de ces messieurs.
À pas de loup, les deux acolytes prirent la direction les menant vers eux. Leur adresser la parole les aurait fait fuir. Adossé à un immense arbre (le sao), il lui était aisé d’écouter leur conversation.
- Người đàn ông này có thể là một mối nguy hiểm.
(Cet homme peut représenter un danger.)
- Tôi không thích nhìn thấy anh ta với giáo viên này.
(Je n'aime pas le voir avec cette professeure.
- Có quá nhiều người trong doanh nghiệp này.
(Il y a trop de gens l’affaire.)
Impossible de traduire leurs paroles, mais à l’évidence ils discutaient d’un sujet chaud, car une inquiétude ou du moins un profond questionnement marquait leur physionomie.
- Một bác sĩ trẻ người Canada trở lại trong tuần này.
(La jeune médecin canadienne revient cette semaine.)
- Có bất kỳ thông tin đã nhận được về anh ta ?
(Y a-t-il des informations reçues à son sujet ?)
- Một trong những điều quan trọng Một là cô ấy làm việc cho một công ty đa quốc gia.
(Le plus importante est que l’on sache qu’elle travaille toujours pour la multinationale.)
Afin de ne pas être remarqué, s’éloignant, il traversa la rue Lê Lai et entra dans un restaurant dont la spécialité est la cuisine de Hanoi. Grimpant à l’étage, il s’installa au balcon, dont la vue donnait directement sur le parc, mais les trois hommes avaient quitté les lieux.
La curiosité atteignait des sommets...
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L’odeur nauséabonde des tranchées ne pourra jamais nous lâcher
quoi qu’il puisse advenir de nous, de notre passé, de nos souvenirs...
Notre mémoire garnie confronte le temps et l’espace pour hanter le présent...
Bao Ninh