mercredi 7 décembre 2016

5 (CENT) (QUATORZE) 14

L'histoire ILS ÉTAIENT SIX... en est rendue à l'épisode 18. Les personnages commencent, du moins je le souhaite, à vous devenir un peu plus familiers.
On voit que la tragédie et le drame ( les deux déclencheurs), les rejoignent et manifestement les amènent à s'interroger autant à titre personnel que comme groupe.

Bonne lecture.






1q) le chemin du poignard     Il faut parfois un poignard pour se frayer un chemin. Chacun des membres des xấu xí, depuis son arrivée dans leur groupe, savaient que Thần Kinh (le nerveux) se promène continuellement armé d’un poignard. Personne n’osa s’aventurer à l’interroger sur le pourquoi : lui poser la question aurait risqué de provoquer une crise flamboyante ou de le voir s’enfermer dans un mutisme cadenassé. Lorsqu’un message, une information ou une invitation lui étaient destinés, on mandatait Khuôn Mặt (le visage ravagé) pour le faire sachant mieux que tous comment l’aborder.

À plusieurs semaines des événements, les six furent abasourdis de s’apercevoir qu’à son tour Cây (le grêle), celui qui pousse comme le bambou, cachait sur lui le même type de couteau. S’il avait été là, Tré (le plus jeune) aurait certainement dit que cette arme à deux tranchants aurait très bien pu être un artéfact abandonné par les GI’s américains, qu’il le savait par son père et lorsque son père parle de l’armée américaine, il sait tout, même ce qui est demeuré secret.

Mais il n’est plus là, le plus jeune du groupe, évaporé dans la nature depuis assez longtemps maintenant pour que sa place au chantier, tout comme celle du plus âgé, fut occupée par de nouveaux venus aussi taciturnes l’un que l’autre. Les deux employés y travaillèrent alors que les travaux achevaient. Ils n’avaient aucune intention de se joindre à qui ce soit, refusant systématiquement toute invitation à prendre le café après les heures de travail.

Il n’était plus là, Tré (le plus jeune) et personne n’avait de nouvelles de lui, même Tùm (le trapu) qui pourtant arpentait régulièrement le centre de Hanoï pour ses cours de musique. – (Il aurait même arpenté la triste Quang Ba, rue meurtrière au temps de la Résistance vietnamienne. Reconnue comme étant le repaire des malfaiteurs et des détrousseurs, un lieu de règlements de comptes sanglants, un nid d'amour pour les couples illégitimes. Semble-t-il qu’encore maintenant elle n’ait pas très bonne presse.) - On ne parla plus de ce couple inséparable que formait le plus âgé et le plus jeune comme s’il n’avait jamais existé. Ni des événements. L’étranger au sac de cuir avait bien tenté, une fois et ce fut d’ailleurs la dernière, d’aborder le sujet. Leur réserve, il l’interpréta comme de la discrétion.


2q) le chemin du poignard     À plusieurs semaines des événements, le comportement de Cây (le grêle) préoccupait les autres. Lui qui, constamment se culpabilisait de tout, se croyant responsable e l’ensemble des malheurs de la terre, aura sans doute eu du mal à se situer face à la catastrophe qui, en plus de bouleverser tout le monde, modifia sensiblement la structure du groupe, sa deuxième mais probablement vraie famille.

Sa mère, surprotectrice à outrance, voyait bien dépérir son unique raison de vivre. Il déclinait, s’affaiblissait. Lui, si grand, se déplaçait le dos courbé. Les messages, les conseils ou les ordres coulaient sur lui comme sur le dos d’un canard. Même qu’un soir, la fusillant des yeux suite à une intervention mineure, elle prit peur; sortant son poignard qu’il lissa de ses longs doigts, il lui cria :    – Un poignard a deux lames qui peuvent trancher au moment où on s’y attend le moins.     Et Cây (le grêle) quitta la maison sans manger… sans qu’elle le fit manger.

Tùm (le trapu) s’arrogea la responsabilité de réunir le groupe des xấu xí autour de Daniel Bloch qui les invitait au café Con rồng đỏ à deux ou trois reprises la semaine. L’endroit qu’à l’époque fréquentaient les six aurait très bien pu être prohibé pour les raisons que l’on imagine. Au contraire, il devint leur ''quartier général''; le terme trụ sở* lui fut attribué. Le message d’un dîner que démarrait Tùm (le trapu) par chaîne téléphonique allait par la suite de l’un à l’autre ; deux mots et chacun comprenait : trụ sở.

trụ sở*     siège social

Il fallut fort peu de temps à Daniel Bloch pour saisir que s’il souhaitait poursuivre ces rendez-vous, il devait éviter l’épineuse question du pendu. Malgré le fait qu’un bon nombre de sujets sont, non pas tabous mais disons ''à éviter'' en compagnie des Vietnamiens, en très peu de temps et moussé par le marketing de Tùm (le trapu) on se mit à discourir religion, politique, relations homme-femme.


3q) le chemin du poignard     À la surprise générale, ce ne fut pas Thần Kinh (le nerveux) mais plutôt Cây (le grêle) qui s’absenta régulièrement des dîners que proposait l’étranger au sac de cuir. Il aurait dit, parlant de Daniel Bloch  : 
    - Je n’aime pas ce type. Je suis convaincu qu’il fomente un complot contre moi. Vous avez remarqué, alors qu’il s’adresse à tout le monde, c’est contre moi qu’il parle. Il cherche à m’isoler. En plus, je suis certain que toutes les langues qu’il a étudiées... Enfin, je me comprends… Vous ne pouvez pas décoder son jeu, toujours à boire ses paroles comme des oisillons dans un nid.    Cây (le grêle) manifestait de plus en plus de comportements dans ce genre, voyant en Daniel Bloch un allumeur d’incendies animé par la nette intention de l’y projeter.

Tùm (le trapu) eut beau tenté à plusieurs reprises de le ramener à la raison, rien n’y fit. Au contraire, son attitude se détériorait à chacune de ses présences au dîner, présences qui s’espacèrent sans même qu’il eut la délicatesse de s’excuser ou de se décommander. De plus en plus rigide, susceptible et méfiant, Cây (le grêle) devenait de fort désagréable compagnie.

La persécution dont il a toujours été victime de la part de sa mère lui devenait-elle, avec le temps, insupportable au point de l’imaginer chez tout le monde ? La mort du plus vieux, la fuite du plus jeune eurent-ils une part de responsabilité dans ses imprévisibles sautes d’humeur, ses réactions agressives ou encore, ses délires occasionnels ? À lui qui, il y a peu de temps encore, n’avait que le chantier et les promenades du groupe pour s’évader de sa mère. Ça laissait croire que l’échappatoire que représentait les xấu xí ne suffisait plus. Reléguant au second plan les problèmes des autres, il canalisait ses énergies sur lui-même.

Lors d’un dîner auquel Cây (le grêle) participait, il se mit à parler de la jeune fille qui vend des ballons multicolores de manière inadéquate, faisant bondir Khuôn Mặt (le visage ravagé) d’habitude si posé et si calme. C’est Daniel Bloch qui mit un nom sur ce comportement : l’érotomanie. Dans les propos décousus de Cây (le grêle) - quelqu’un de non-averti aurait pu les croire véridiques – le jeune homme laissait entendre que Dep serait follement amoureuse de lui, fait des avances explicites qu’il aurait refusées puisque convaincu qu’elle était infidèle et cela avec une quantité d’hommes du quartier. Il échafaudait des preuves fantaisistes qui ne faisaient qu’augmenter sa jalousie l’incitant à lui faire mauvaise presse.

Khuôn Mặt (le visage ravagé) le pria de se taire sur le même ton qu’il avait utilisé avec Tré (le plus jeune) lors du fameux samedi que tous s’efforçaient tant bien que mal à oublier.      – Toi aussi tu es contre moi. Vous êtes tous contre moi. Je me demande pourquoi vous continuez à m’inviter. Au fond je le sais très bien, c’est parce que vous avez pitié de moi, répondit Cây (le grêle) campant son regard directement dans les yeux de Daniel Bloch. C’est son plan à lui que de vous liguer tous contre moi.        Cela coupa abruptement la conversation, chacun se rappelant ce que l’étranger au sac de cuir leur avait dit lors d’un dîner marqué par l’absence de celui qui a maintenant cesser de pousser comme le bambou. La conduite de Cây (le grêle) relevait d’une sorte de maladie mentale et qu’il fallait non pas l’affronter mais user de patience.


4q) le chemin du poignard     Cette prise de bec permit au groupe d’aborder la frileuse question encore sous-entendue de la jeune fille vendeuse de ballons multicolores. L’exaltation passionnelle de Cây (le grêle), le fait qu’il exigea des réparations de la part de tout le groupe en raison de leur attitude agressive envers lui firent que très souvent on évitait de l’inviter, permettant ainsi des échanges moins exaltés. Sur le chantier, on ne parlait plus des dîners avec Daniel Bloch tout en remarquant que le contremaître, une autre cible de Cây (le grêle), s’impatientait de plus en plus à recevoir les remarques impertinentes qui lui étaient adressées. Voulant éviter que Thần Kinh (le nerveux) explose, le contremaître se taisait, soupirant comme un buffle. Savait-t-il que très bientôt il aurait de fâcheuses nouvelles à leur apprendre ?

Lorsque le sujet de Dep vint à l’ordre du jour, l’inconfort fut palpable. L’étranger au sac de cuir le ressentit immédiatement et pour éviter qu’on ne l’évacue il rappela que grâce à la jeune fille vendeuse de ballons multicolores, il s’était arrêté à ce café, avait discuté avec un des six avant d’être mis en contact avec les autres.    
– C’est beaucoup par elle si je vous connais. Je ne sais pas quel type de relations, si vous en avez, vous y relie. J’ajouterai qu’elle est fort charmante pour le souvenir que j’en ai. Je me rappelle que dans son kiosque, il y avait de la lecture. Ça parle beaucoup sur les gens, le fait qu’ils lisent ou pas.

Pour briser la glace – avouons que cette expression ne tient pas tellement la route au Vietnam - Tùm (le trapu) dit qu’il la croise les matins lorsqu’il se rend au centre de Hanoï pour ses cours de musique; qu’elle est toujours polie et gentille. Les deux autres, Thần Kinh (le nerveux) et Khuôn Mặt (le visage ravagé), l’écoutèrent sans ajouter un mot.     – C’est le seul contact qu’elle a avec votre groupe?

Difficile à dire… était-ce de l’inconfort ou une certaine gêne, mais seul Tùm (le trapu) se prononça. Daniel Bloch n’allait pas lâcher le morceau pour autant. Il avait souvenance des tensions qui enveloppaient les salles de cours durant sa longue carrière lorsqu’il abordait des thèmes reliés à la matière qu’il enseignait ou à l’actualité. Des toussotements, des échanges de regards entre étudiants, tout ce que l’on peut imaginer indiquant que l’on n’allait pas s’avancer sur des chemins minés, du moins le premier. Il continua :     - Les filles ne font pas partie des groupes de gars? Deux clans? Pourtant, il me semble que cette fille a quelque chose de différent des autres. Est-ce que je me trompe?      L’effet fut le même qu’un coup de poignard…


                                                  
À suivre

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