samedi 10 août 2024

Si Nathan avait su (4)

 


Lorsque Nathan entre dans la salle, elle est presque vide.

Les rencontres auxquelles il s’est joint, il y a de cela un mois maintenant, lui furent suggérées par une dame âgée croisée dans un bus le menant à son village. Comme le hasard est imprévisible, elle se retrouva à nouveau assise près de lui alors qu’il revenait à Montréal. Ils échangèrent peu de mots. Arrivée au terminus, elle lui remit une carte professionnelle, celle d’un groupe de rencontre.

L’animatrice, constatant que tous les participants étaient arrivés, s’adressa à eux. - Le thème d’aujourd’hui : douleur et joie. Ceux et celles qui souhaitent s’exprimer lèvent la main. J’établirai un ordre de parole. Lors de sa première présence, Nathan s’était nommé, guère plus, souhaitant davantage écouter afin de mieux s’approprier la démarche. - Pour le bénéfice de tout le monde, je vous demande de décliner votre nom et vous en tenir à une dizaine de minutes. Il vous sera possible de reprendre la parole si personne d’autre ne manifeste son intention de le faire. Respectons la règle qui veut qu’on n’interrompe pas la personne qui parle. Ce soir, à sa quatrième participation, Nathan fera le grand saut, surtout que le thème l’y invite. - À toi Rachel. Nous t’écoutons. Cette jeune mère monoparentale retenait difficilement ses larmes lorsqu’elle faisait allusion à ses enfants, des jumeaux qui, d'après ses propres paroles, la rendait à la fois heureuse et inquiète ; elle oscillait entre joie et douleur craignant l'avenir autant que du présent qu’elle gérait péniblement. Se reprochant d’être joyeuse parfois, elle se déculpabilisait en s’enfermant dans  les douleurs dont la vie l’inondait, selon elle. Nathan écoutait. 

                                         

- Merci Rachel. À toi Béatrice. Toxicomane depuis toujours, cette femme au corps ravagé, n’aborda que le thème de la douleur. La joie, elle n’en parlait plus l’accusant de l’avoir fait culbuter dans la situation désastreuse devenue la sienne et dont elle peine à sortir. Implorant le soutien, l’aide du groupe, elle acheva son propos s’excusant d’être qui elle est et de les avoir ennuyés avec ses histoires qui sont, dit-elle, toujours les mêmes. Prenons quelques minutes pour se servir un café et nous reprendrons. Nathan, la parole sera à toi.
- Je ne suis pas un habitué de ce type de rencontres. Ce soir, je prends la parole car le thème me parle. Les deux mots proposés se collent l’un à l’autre comme le plancher d’un appartement au plafond de celui en-dessous. Peu de distance, mais tout les sépare. Je viens de quitter ma blonde. Isabelle. Nous venons du même village. J’y étais le mois dernier. En fait, je suis retourné là-bas afin de mieux saisir ce que veut dire “ ma vie continue  après une séparation. Ensemble depuis notre entrée à l’école secondaire, nous nous sommes installés à Montréal afin de poursuivre nos études - elle, en infographie, moi, en électromécanique -  installés dans le même appartement, une occasion de vivre en couple. C’est ici que je veux parler de la joie. Après avoir écouté Rachel et Béatrice nous raconter leur manière de voir cette émotion, je réalise qu’on ne peut pas complètement y entrer ou y participer, sans que la douleur, l’autre côté de la médaille ne soit voisine. Mesurer la joie c’est dur. Ça peut être un simple plaisir passagé jusqu'au bonheur continu. Je ne dis pas total car ça c’est irréaliste. Si je compare la joie à quelque chose de réel, ça peut ressembler aux intérêts que les banques te donnent sur les placements que tu y déposes. C’est variable. Sujet à toute une série de conditions sur lesquelles souvent tu n’as aucun contrôle. Tu les reçois et tu es content. Puis la vie continue... Avec Isabelle, nos cinq années passées à l’école secondaire puis au CEGEP ont été joyeuses. Malgré le fait que nous soyons deux personnes extrêmement différentes - elle, c’est une explosion continue d’envies de tout, une volonté active à profiter de chaque instant, une chercheuse à tout expérimenter, alors que moi c’est plus dans le non-dit, la retenue. Je suis très surpris de parler autant que je le fais maintenant. La joie d’être l’un près de l’autre, le plus souvent et le plus longtemps possible, nous habitait, me semble-t-il. Je n’ai aucun souvenir d’un malheur nous ayant atteint, surtout parce que Isabelle n’en voulait pas des malheurs. Tout le monde dans notre village voyait en nous le modèle parfait du couple idéal. On nous mariait bien avant que nous y ayons pensé. Je crois même qu’on servait d’exemple pour les autres jeunes. Nathan et Isabelle, c’était écrit en lettres rouges pour l’éternité dans l’imaginaire des gens comme si ça l'était sur l’écorce d’un arbre dans la forêt qui entoure notre village, nos deux noms à l’intérieur d’un coeur taillé au canif. La question que silencieusement je me posais, avant que notre projet de s’installer à Montréal ne devienne réalité, ressemble à ceci : est-ce que ça sera toujours comme c’est maintenant ? Je savais que les parents d’Isabelle ne voyaient pas d’un bon oeil l’idée de sétablir ensemble dans la grande ville. Trop jeunes. Pas d’expérience de la vie. Avaient-ils confiance en moi ou ne me connaissaient-ils pas suffisamment, moi, le jeune homme taciturne. Un jour, la mère d’Isabelle m’a comparé à une eau dormante, ce qui signifie, pour elle du moins, que mon caractère actuel est difficile à définir et qu’il pourrait bien un jour être n’importe quoi, même un risque pour sa fille. Son père, plus pratique, appréciait mon choix de carrière et n’a jamais manifesté à mon égard quelque ressentiment que ce soit. Je dois dire que dans la maison d’Isabelle, l’atmosphère est la joie permanente. Pas tout à fait le même décor dans celle de mes parents. Mais je ne veux pas m’étendre sur mes histoires de famille... Pas le sujet du jour. Juste dire que j’étais toujours plus confortable chez ma blonde que chez moi. Chez moi, c’est bien installé dans mon grenier que je trouvais mon aise. Lorsque nous sommes arrivés à Montréal, pour une première fois nous nous retrouvions l’un face à l’autre, à temps plein. Au début, tout allait comme sur des roulettes, puis Isabelle se mit à reprocher mes silences les interprétant comme une difficulté à ouvrir mon coeur... mon âme, disait-elle. J’encaissais ce que je percevais comme des réprimandes, me renfrognant davantage. L’impression que le climat entre nous devenait de plus en plus tiède, j’ai opté pour plus de silence encore, ce qui amplifia la distance entre nous, exactement à l’opposé de ce qu’elle envisageait. Est-ce à ce moment-là que la douleur s’est fait un nid entre nous ? Je ne savais pas comment dire ce que j’arrivais difficilement à comprendre moi-même. Tout ce que nous avions imaginé dans nos têtes de jeunes adultes comme autant d’occasions offertes à la joie pour se déposer, eh bien cela ne se passait pas ainsi. La douleur, à l’opposé de la joie, ne fonctionne pas comme l’électromécanique. Ça s’installe petit pas par petit geste. Ça s’infiltre en vous par des voies diverses. Un phénomène que l’on croit comprendre, mais plus complexe, plus sournois. Moi, je la sentais s’enraciner par la diminution de l’enthousiasme exultant d’Isabelle, par mes épisodes de plus en plus prolongés de retenue, de mystère et de silence. Je devenais ce que ma blonde a nommé  celui qu’elle ne reconnaissait plus . Moi-même, est-ce que je me connais vraiment ? Un bain rempli de joies, de plaisirs au risque de déborder ne se vidange pas en quelques instants… 

 

... l’animatrice interrompit Nathan : - Je ne veux pas t’empêcher de parler, mais si tu souhaites que ce partage te permette de mieux comprendre la situation qui t’a poussé à prendre la parole, il serait intéressant que tu exposes davantage ce qui t’a amené à parler de douleur, être un peu plus personnel, plus précis. Le jeune homme, surpris par cette intervention l’invitant à mieux clarifier son propos, prit un moment de réflexion, un pas de recul comme on le dit parfois dans ce type de groupe. - Tu me pousses vers ce qui est le plus difficile pour moi... trouver les mots pour dire les sentiments, les émotions. On ne me l’a jamais appris et c’est comme si jamais j’en avais ressenti le besoin. Cette douleur que j’ai depuis le départ d’Isabelle, depuis que j’ai quitté l’appartement que nous partagions, il m’est impossible, non... je dirais plutôt... difficile à en départager le subjectif de l’objectif... tout comme je n’arrive pas à m’enlever de l’esprit cette espèce de certitude que j’en suis responsable. Coupable, peut-être. La joie, je la partageais à côté d’elle alors que la douleur, c’est comme si ça s’était installé seulement en moi, m’obligeant à la traiter sans les outils nécessaires pour y arriver, alors qu’Isabelle lui a fermé la porte pour ne pas être envahie par ce qui pourrait être une sorte d’orage. Il m’arrive souvent de me mêler plus qu’il ne faut quand j’essaie de me démêler... L’animatrice prit la parole. - Tu as peut-être fait le premier pas ce soir en t’adressant à nous. 
Nathan sortit de la réunion. Il sauta dans le métro. - Est-ce que ma vie continue sans moi?
 



À première lecture on est porté à croire que Nathan, l’introverti, le silencieux, a retrouvé l’usage de la parole. Son court séjour dans son village, la rencontre fortuite avec cette dame âgée dans le trajet en bus a sans doute déclencher quelque chose. Au prochain billet je ferai une sorte de mise à jour.






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