lundi 16 janvier 2006

Le soixante-douzième saut de crapaud

…la suite…

Le wigwam, sur lequel des dessins de poissons et d’animaux - saumons stylisés et ours d’une grandeur impressionnante - fut vidé en deux temps trois mouvements. Tous savaient que les perches d’épinette attachées avec des racines recouvrant leur habitation seraient une proie facile pour l’incendie qui galopait maintenant vers eux.

- Prenons le petit sentier qui mène à la forêt. C’est plus sécuritaire, dit Émile en ramenant vers lui deux des enfants micmacs.

La mère se colla auprès de l’institutrice, un bébé d’à peine deux mois dans ses bras. Grand-père, après avoir mis le talisman dans sa poche, marcherait à côté du plus vieux des enfants, un garçon de son âge. Après avoir jeté un dernier coup d’œil derrière lui, le père Epelgiag lança sa bouteille dans le feu de bivouac, rien en comparaison de celui dont la progression devenait alarmante.

Le groupe déambulait en silence. La flèche que traçait leurs pas dans une neige bientôt noirâtre, telle une ligne de la main menant à l'inconnu, n'aurait plus qu'une direction. On pouvait trancher au couteau de chasse, dans cette atmosphère pesante, des morceaux d’angoisse. Se retrouver au village, dans la seule partie qui résistait encore aux brutales attaques de l’incendie - cinq ou six maisons jouxtant le presbytère et l’église semblaient l’affronter - ne faisait pas partie des plans de la famille micmac.

Ils avaient quitté Pasbébiac, en bons nomades qu’ils sont, voilà maintenant près d’un an. Jamais personne ne leur avait ouvert les bras, encore moins les portes du village. On les surnommait «les sauvages». Dans le discours collectif ils avaient tout, même si rien ne fut vérifié, de l’incarnation vivante de la barbarie et de la sauvagerie. Vivre ainsi? Malpropres en plus? Manger cru? Laisser les enfants à eux-mêmes, la plupart du temps nus, courir ça et là sans aucun encadrement, rien pour adoucir le moindrement l’opinion que chacun avait d’eux.

En sortant de la forêt pour entrer dans la partie sud de la paroisse, Émile et Ève constatèrent de visu l’étendue des dégâts huit heures après le début du brasier. Il leur apparût moins compliqué de dénombrer ce qui résistait que de consigner ce qui avait été ravagé. Les quelques maisons intactes pouvaient espérer échapper au malheur, alors que celles qui s'effondrèrent, offraient à leurs yeux une bien triste allure. La maison des parents de grand-père survivait, le vent courant ailleurs, à l’opposé. Dans les grands malheurs, il est parfois impossible de mesurer jusqu’où cela peut aller.

- Vous allez vous réfugier dans l’église. Nous verrons pour la suite des choses, lança Émile dans un anglais rudimentaire.
- Nous ne sommes pas les bienvenus, répondit le père micmac.
- Tous sont dans la même situation, il ne faut pas s’en faire.

Ils entrèrent. L’assemblée, d’un même coup d’œil, se retourna vers les survivants. Le fait de se retrouver dans ce lieu sacré les protégea de toute marque d’incivilité, pour le moment du moins. Les deux femmes prirent la tête du cortège. S’assirent dans le premier banc de la nef. Après avoir pris le bébé des bras de madame Epelgiag, Ève lui sourit, ce qui sembla rassurer celle qui ne savait plus si elle devait baisser les yeux ou, avec tout ce qui lui restait de fierté, dévisager les hommes, les femmes et les enfants installés dans le chœur.

Grand-père alla reprendre sa place auprès de ses parents, accompagné par le jeune fils micmac. Émile, debout près de la balustrade, tenait les épaules du père qui, de ses larges mains, timidement, offraient la tête de ses deux filles à l’indifférence générale.

Il ne restait plus maintenant qu’à écouler les heures qui allaient les libérer de ce cilice ceinturant la paroisse. Des heures longues comme des jours.

Dans la tête d’Émile, des idées de reconstruction. Dans celle du maire Léo, des idées pour équiper la collectivité de services de prévention des incendies. Chez le curé Boudreau, comment maintenir la foi vivante face à tant de mortifications. L’institutrice, de son côté, ne cessait de regarder les enfants de la famille Epelgiag, envisageant une stratégie afin de les faire entrer à l’école. Mais que se passait-il chez tous les autres? Une fois le feu éteint, devant la dure réalité d’une telle désolation, qu’allaient-ils prioriser? Comment allaient-ils faire pour reprendre le cours normal des choses? Quitteraient-ils l’Anse-au-Griffon pour s’installer ailleurs? Plus loin sur la côte? À Gaspé?

Grand-père avait repris le talisman dans sa main. Il le faisait passer de la gauche à la droite. Habitude qui le suivrait désormais dans toutes ses promenades sur la grève.

La crainte du feu se transfigurait en appréhension alors que la nuit la plus longue de leur vie s’installait dans tout son clair-obscur.

…à suivre…

Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

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