mardi 26 juillet 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-QUATORZE (94)

      Nous en sommes au cinquième épisode de l'histoire ILS ÉTAIENT SIX..

Les premiers se retrouvent aux sauts 486; 488; 490 et 492.













     1d) La nuit des six. Est-il possible, qu'au cours d'une même nuit six personnes puissent rêver le même songe? Procéder à la réalisation consciente d'un désir inconscient? Actualiser une réalité identique? Est-il possible qu'une jeune fille, vendeuse de ballons multicolores, en soit l'unique sujet? Puis, suite à un samedi pas comme les autres, tout devienne différent? Un samedi soir où rire s'est coloré de jaune. Et de rouge. D'un samedi froid. De bières empilées l'une sur l'autre. D'une pente couverte de sable rouge. D'une lune flottante sur les eaux d'un lac endormi. D'un bosquet de bougainvilliers à fleurs rouges sang. Est-il possible de dormir?

Le plus âgé des six ne peut pas. Son corps lui répugne. Des idées lui chamboulent la tête. Pourquoi ne pas être retourné sur la rive du lac? Pourquoi cette sueur polaire lui glaçant les mains? Le plus âgé tente de garder les yeux fermés. Ne peut que voir une fille nue, celle qui vend des ballons multicolores. Elle n'aura ni ri, ni pleuré; ni parlé, ni manifesté rien d'autre qu'un frigide abandon. Sera-t-il contraint de rejoindre le clan de son père: vin de riz et mutisme? Travail et solitude. Pourra-t-il, encore, marcher vers cette pente, ce Golgotah, croiser la fille comme si de rien n'était? 

Et Dep grelotte. Une seule idée la transperce: écrire à sa mère. Pour ce faire elle mettra les gants de couleur beige. Ceux que sa mère lui a remis à son départ du village. Elle écrira. Sans  retenue. Sans citronelle non plus. Un kangourou troué sur son corps désarticulé. Une lettre du vent d'est vers un vent d'ouest. À l'encre rouge. Comme les bougainvilliers. Comme le sang qui lui souille le corps et l'âme. À cette femme qu'elle aime, qui pourra la consoler. Faire que ce sang coagule. Ne pouvant la bercer. Comme elle souhaite être apaisée par la main qu'elle aime.

Comment dire l'infamie, la répugnance? Mettre en mots une horreur vécue. Sa mère  souffrira-t-elle si elle ne sait pas, davantage peut-être que si elle savait? Lira-t-elle sa lettre, assise sur le balcon de son village, tout en face de l'étang? En parlera-t-elle à son père? Cette missive lui parviendra-t-elle comme s'il s'agissait d'une vilénie? Pourrait-elle réussir, Dep, à enfouir au fond d'elle-même, plus creux encore que tous les cratères de la terre, cette turpitude qui l'assaille?


2d) La nuit des six. Le plus jeune, et cela depuis plus jeune encore, n'a qu'à baisser les paupières pour le sommeil devienne coma. Il a toujours fait le choix de dormir séance tenante pour cette seule raison: il n'en peut plus d'entendre raconter la même histoire. Celle que, continûment, répète son père. À propos de l'agent orange. Le défoliant utilisé par les Américains lors de la guerre  achevée en 1975 . Le chất độc da cam. Militaire, le père a été témoin des épandages de ce poison nourri à la dioxine. Les effets désastreux chez certains de ses amis, sur de grandes étendues de forêts, des villages entiers, les champs de riz. La guerre est finie. Lui, anéanti. 

Rapidement le plus jeune s'endort pour éviter le cauchemar. Les yeux de cet homme qui est son père, sont demeurés rivés à ces images. Fixés à demeure sur les effets catastrophiques de cet herbicide arc-en-ciel. Il a vu. Depuis, n'a de cesse à reprendre les mêmes mots, ceux de l'horreur de la catastrophe. Tente de la décrire. Celle qui encore métamorphose les gens qui en furent les victimes. Ces enfants difformes. Malformés. Aux yeux hagards. Ces cancers qui ont rongé celui-ci, celle-là, ceux-ci, celles-là.

Dep est entrée dans la demeure de l'oncle sur la pointe des pieds. Ceux que sa mère soignait comme des fleurs. Elle n'a jamais accepté que l'on chaussât sa fille de manière à ce que ses pieds ne grandissent plus. Sa fille ne souffrirait pas ce supplice. Comme elle l'a enduré. L'oncle dort. Devant l'autel des ancêtres, elle incline la tête. Stationnaire dans la noirceur et l'humidité de la maison. Dans l'immobilité des choses elle cherche à se dire qu'elle vient d'entrer tout comme elle le fait chaque soir. Même le samedi.

Elle dormira entièrement vêtue. Ne veut pas se déshabiller. Une crainte entoure ce geste d'habitude si ordinaire. Elle dormira, tentera de dormir, gantée. Ses mains ne sont plus rouges. Elles n'en tremblent pas moins. Crispées comme jamais elles ne le furent auparavant. Dep s'étend doucement, grande fleur coupée, sur sa natte en bambou. Elle ressent dans son dos comme si on lui avait enfoncé un clou.


3d) La nuit des six. Le plus jeune, pour s'assurer de rien entendre du discours paternel, accroche des écouteurs à ses oreilles. La musique enterrera les propos qui souvent prennent l'allure de harangue, d'apologie mais toujours sur un ton de réquisitoire. Sa passion pour la musique américaine contraste avec la haine que voue son père envers les coupables de ce drame. Il suit tous les jours avec attention les développements du procès intenté contre les compagnies américaines ayant fourni l'agent orange aux forces armées US. Mosanto, entre autres.

Le plus jeune, entre deux chansons dont il ne comprend pas les paroles, réfléchit à ce samedi incomparable aux autres. Il y eut la marche. Comme à l'habitude. La bière et les cigarettes. Et l'idée de rire. Avec la fille, la vendeuse de ballons multicolores. Il revoit en mémoire chacun des instants de la soirée. Lui et le plus âgé enceignant la fille. Qui ne souhaitait pas venir. Le plus âgé voulait. Elle les aura accompagnés contre sa volonté. Que faire en pareille situation? Le plus jeune croyait que rire avec la fille signifiait s'amuser. Tout simplement.

Puis cet ordre irréfragable que lui adressa le plus âgé: retourner au café Con rồng đỏ avec les autres. L'attendre. Ce qu'il fit. Il fait toujours ce que le plus âgé lui ordonne. Sans jamais discuter. Il vit dans la hantise que le plus âgé un jour le répudie. Il ne veut surtout pas cela. Ça serait comme une attaque au napalm. Ne s'en remettrait pas. Il a donc accompagné les quatre autres vers le café. Encore ce soir, le garde de sécurité de garde aura vomi dans les buissons. Il travaille continuellement dans un état d'ébriété avancé.

Le plus âgé des six revint. Seul. Pas de fille auprès de lui. Derrière lui non plus. Elle avait disparu. Les traits du plus âgé ne correspondaient plus à ceux qu'il affichait en début de la soirée. Le plus jeune s'en est inquiété. Que s'est-il passé? Un malheur? Une dispute? Il avait bien remarqué quelques taches rouges sur le pantalon du plus âgé. Que signifiaient-elles? Il ne pouvait s'empêcher d'établir un parallèle avec l'aventure que leur avait vivre le nerveux.


4d) La nuit des six. Scotchée au mur de ciment de la petite chambre que Dep occupe, une photo de Pearl Buck. Elle l'a achetée à Nha Trang alors qu'elle y vécut quelques semaines à peine. Ce fut le premier geste qu'elle fit en entrant dans la demeure de l'oncle de Hanoï. Celui-ci ne sait ni lire ni écrire. Il lui a demandé s'il s'agissait là d'une quelconque tante de la famille. Dep lui répondit gravement en citant ces mots de l'auteure favorite de sa mère: '' Je baissai la tête pour cacher mes larmes.'' *  L'oncle n'y comprit rien, retourna à l'extérieur de la maison. Dep venait de s'installer.

* Vent d'est, Vent d'ouest Pearl Buck




À SUIVRE...






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