mardi 2 mai 2017

5 (CINQ) (CENT TRENTE-HUIT) 38





n1)    au-delà de la peur, le cauchemar

La nuit martelait le homestay d’un pesant silence. Tous dormaient. Sauf lui; lui, l’étranger au sac de cuir, enveloppé d’une peau de mouton, face à cette fenêtre réverbérant le noir du vide. Parfois, se retournant, il vérifiait autour de lui comme si bougeait une présence … un spectre, peut-être. Combien d’histoires, de poèmes et de pièces de théâtre mettent en scène ces formes blanches aux contours irréels! Du lugubre tapissait l’atmosphère de la petite chambre.  
Il fixa son attention sur le bombardement d’interrogations qui l’assaillait. Ne pas tomber dans ce qui cherche à s’installer autour de lui… ne pas laisser un rêve, pire, un cauchemar, ramener à la conscience des éléments non résolus de son passé. Ou encore… des messages du présent… des oracles de l’avenir… tous ces cycles de vie dans lesquels Daniel Bloch se perçoit comme un témoin. Si on le lui avait demandé, c’est ainsi qu’il se serait défini : un témoin. Un acteur? Jamais. Un spectateur? Incrédule dans un wagon de train en marche vers de grandes cheminées. Mieux? Oui; un observateur de gens croisés dans le gettho de Varsovie qui s’en allaient expier leur statut de Juif. Davantage; un voyeur d’abrutissantes faussetés qui emplirent son cerveau au temps du kibboutz. Un curieux qui, tout au long de ses études le menèrent jusqu’à cet inutile doctorat. Ce grade lui ayant permis de comprendre, tardivement il est vrai, que la vie n’habite pas les livres, encore moins les langues mortes. Un titre qui fit de lui un chercheur passéiste, éjecté de l’action.

Oui, comme ce mot - ‘’témoin’’ -  le définit bien. Daniel Bloch l’a toujours su sans l’admettre. Combien d’occasions lui furent offertes de quitter son statut de passif? Qu’il a laissées filer sans même tourner la tête vers elles. : il aurait pu manifester contre la Guerre du Vietnam… lors des troubles de 1968, il étudiait à Paris. Ce qui le retenait, il sait y mettre un nom : la peur. Les universitaires qu’il croisait l’incitèrent à bouger; il se réfugiait dans la plus morne fixité du corps et d’esprit. Oui, de tous ces mouvements qui marquèrent l’histoire du XXe siècle, il en aura continuellement parlé qu’à titre de témoin, de reporter d’opinions diverses. Planqué dans l’objectivité, elle devint un réflexe. Il consolidait l’idée qu’un Juif ne pouvait participer à la mouvance sociétale qu’à titre de marginal.
  
Le linguiste qu’il devint, aura perdu la parole, immergé trop longtemps dans celles de la Bible et la Torah. À son retour d’Auschwitz, lui, le réchappé de trois ans et des poussières, celui dont les yeux ne se refermaient plus, dont les larmes empruntaient la couleur de la fumée qui, un jour, grisonna les nuages. À son retour, on le plaça dans un kibboutz. Malheureux, on lui pilonnait la tête que son âme immortelle devait chercher la Terre Promise. Lui savait qu’elle avait croisé les camps de la mort sur sa route. Tous ces rituels de la vie quotidienne auxquels il s’astreignait, il ne peut les oublier malgré les années : « Dieu merci, je suis en vie. » au réveil, puis se laver les mains; la prière du matin, se lever pour s’élever lui répétait-on; la crainte du Dieu, plus que celle de la mort, que celle des autres; le port du kippah; l’étude continuelle de la Torah; les habitudes alimentaires complexes; les prières d’après-midi, du soir.

Sa famille n’existait plus… Le kibboutz tenta d’y suppléer, sans jamais réussir. Les enfants qui le côtoyaient, le regardaient continuellement comme un rescapé. Cela renforçait leur foi alors que chez un Daniel Bloch paralysé par la peur, la religion devint une habitude qui ne collait pas avec la réalité dont il fut témoin. La famille qui le recueillit lorsqu’il manifesta son intention de quitter le kibboutz, vivait à Jérusalem où une nouvelle vie prit son essor.

      
n2)    au-delà du cauchemar, la peur

Daniel Bloch rusait avec la peur. Se remémorant ces épisodes passés, il lui tournait le dos au lieu d’y faire face. Cette nuit, comme toutes les nuits depuis tant et tant d’années, ne pas tomber dans le cauchemar redevint son obsession… valait mieux tourner les pages de son album de souvenirs que risquer de souffrir, attaqué par cette crampe qui esquintait tout son être.

Son arrivée à Jérusalem modifia en profondeur le style de vie de Daniel Bloch. Sa mère adoptive le traitait comme son propre fils; le père adoptif s’était donné pour tâche de développer son intelligence. On leur avait raconté l’histoire de l’enfant d’Auschwitz, sa difficulté à s’intégrer au kibboutz.  La vie lui avait inoculé une forte dose d’insensibilité; on crut alors que vivre dans une famille où il serait accompagné par deux parents, éloigné de la discipline collectiviste ainsi que de la religion (le kibboutz où l’étranger au sac de cuir fut conduit était religieux) tout cela l’aiderait à retrouver une vie normale et s’y adapter.

Le père adoptif, sioniste, était très actif dans le mouvement visant à la création d’un état juif indépendant en Palestine. Il s’y était engagé corps et âme en raison principalement des fortes pressions antisémites et des pogroms d’Europe centrale. Plus politique que religieux, le sionisme devint l’espoir des communautés persécutées d’Europe orientale. La création de l’État d’Israël, en 1948, fut saluée comme le début de quelque chose de grand. Daniel Bloch en fut imbibé, mais aussi, initié à la lecture. Le père adoptif se plaisait à lui raconter – il pourrait la citer encore maintenant – l’allégorie de la caverne de Platon. La connaissance devint alors son credo.

Vint le temps des études universitaires. À l’exemple de ses oncles Bloch qu’il n’avait jamais connus, un enseignant l’aida à remettre tout ceci en perspective, en doute. Malgré tout, cette peur profondément enracinée : s’il rompait avec la pratique de ces rituels, on l’abandonnerait. 

La Diaspora ayant remarqué le potentiel du jeune homme, on lui ouvrit les portes des universités européennes et américaines. On le voyait inscrit en sciences politiques, par la suite, au service de l’état d’Israël. Optant pour la linguistique, il déçut profondément. On le laissa tomber. Abruptement. Sans ressources, il dut se battre quotidiennement pour achever le cursus choisi. Fanny, celle qui deviendra son épouse, férue de langues mais de manière plus pragmatique - elle rêvait de devenir traductrice - découvrit en lui un être torturé, sentit les cendres exsudant de son âme.

Combattre le cauchemar par le scénario de l’autobiographie fonctionnait jusqu’à présent. Le corps de Daniel Bloch tournait du chaud au froid, son thermomètre interne se déréglait au fur et à mesure que les heures s’égrenaient. Les questions fondamentales auxquelles il invite à s’attarder ceux qui s’adressent à lui, les incitant à bravement les affronter, cette nuit encore, il ne veut s’y mesurer. Qu’y a-t-il au fond de cette peur? Vieillir? La mort qui s’avance vers lui malgré sa fuite à tous les bouts du monde qu’il rencontre? Quel est le contenu de cette fichue peur? N’est-elle que la résultante d’une vie perturbée dès l’âge de trois ans? La cicatrice pour avoir adopté la statique position de témoin? Habile à poser ces questions, l’étranger au sac de cuir devient amnésique et absent aux réponses qui résonnent à l’intérieur de lui-même!

« Je ne peux pas… »
« Je sais que je ne crois plus en cette religion… »
« Comment me libérer du licou enserré autour de mon âme… »
« Traître? Serais-je un traître? »


     n3)    au-delà du cauchemar, la peur

 Ça y est. Malgré les efforts déployés par Daniel Bloch pour éviter le cauchemar porté à bout de bras par un spectre rampant entre la noirceur d’un train et l’obscurité des nuits… l’éternel ectoplasme franchit la porte de la petite chambre vietnamienne de SaPa. Daniel Bloch grelotte. Toujours la peur l’emporte sur lui, le plaque dans une rigidité musculaire attaquant tout son corps. Comment s’en sortir? Ne pas crier, surtout ne pas crier; cela le ramènerait aux hurlements que vomissaient les passagers en route vers Auschwitz… À nouveau ses yeux le plongent dans des spectacles ahurissants… Sa gorge se noue… Il perdra conscience… Mais ce soir, il ne faut pas.

Cette peur obsédante aura semé sous ses pas des mines antipersonnel sur chacune des routes qu’il a empruntées. Routes sur lesquelles d’autres l’auront placé ainsi que celles qu’il choisit lui-même de suivre. Sans cesse la peur de ne pas mériter la vie; de se percevoir comme traître à sa famille, à sa race. Sans relâche, les dents serrées dans leur muselière de silence à l’image de celles des bergers-allemands de son enfance, masques de cuir les empêchant de mordre, de tuer. Les yeux mirent longtemps à amincir leurs orbites, pour cesser de s’enfoncer dans les mêmes horreurs. Tous ses sens en furent paralysés. On le soigna avec le médicament de la religion, servi à toute heure du jour, à toutes les sauces. On le réveillait la nuit pour une prière alors qu’il ne dormait pas. Il ne dormait plus. Ses nerfs continuellement tendus dans une salle de cinéma où, redondant, le même film abject recommençait à jouer.

Il aurait voulu crier « Je ne peux pas… », on ne l’aurait pas entendu. Si le docteur Freud n’était pas décédé avant la guerre, Daniel Bloch lui eut été amené. On songea à Bruno Bettleheim, lui-même un survivant des camps de concentration, mais il avait déjà quitté pour les USA. Son cri, on l’associait toujours aux premières années de sa vie, son « Je ne peux pas… », son « Suis-je un traître? », il les projetait autant sur la perte de sa foi que sur ce lancinant sentiment de honte de n’avoir pu répondre aux espoirs semés en lui. L’hostile cauchemar, non-stop, le lui rappelait amèrement. Il mit tous les efforts possibles pour le chasser. Sans succès. Il revenait le frapper dans tout son corps. Dans toute sa faiblesse.
  
À soixante-dix ans, peut-on encore se battre contre un spectre imaginaire? Doit-on l’enfouir en soi comme dans un charnier? Daniel Bloch n’aura souffert qu’une seule fois, une souffrance globale qui tenaille le corps et l’esprit à tout jamais; une boule de neige gonflée ramassant sur son passage les autres qui s’accumulent au fil du temps. Se battre contre un spectre chimérique qui, un jour vous accuse, un autre vous condamne, mais jamais ne vous laisse en paix… car la paix n’existe pas.

« Et si je cessais d’avoir peur? Oui, mais on fait comment? Et si je cessais d’être religieux? Oui, mais on remplace par quoi? Et si ma traîtrise n’avait jamais été? Oui, mais comment expliquer la honte d’être celui qui n’a rien fait? Je n’ai pas crié quand mes parents disparurent en fumée. Pourquoi ces hésitations au moment de l’action? Pour l’éloigner de moi? Comment cesser d’être l’indiscret témoin de la vie des autres? Comment éloigner ce spectre puant le remords, charriant la forfaiture, rabattant toutes les nuits les mêmes images d’ombres écrasant la mienne? »

Le spectre prend la parole… Daniel Bloch se plaque à la fenêtre… Livide.  « Tu es vieux. Je te suis depuis si longtemps que moi aussi j’ai pris de l’âge. Te voilà au bout de la route. Tu m’as toujours éloigné de toi. N’as jamais voulu m’écouter. Incessamment, tu te cachais de moi. Comme tu es habile pour l’évitement! Mais ce soir, ici dans ce nord d’un pays qui te bouscule depuis quelques mois, que tu le veuilles ou non, tu m’écouteras. Tu m’écoutes? »


n4)    au-delà du cauchemar, la peur

Daniel Bloch, l’édredon en peau de mouton autour de lui telle une bouée de sauvetage, les yeux rivés sur une forme absente mais combien gênante, ne peut reculer davantage, immobilisé par la fenêtre, au pied du mur. Encerclé, enclos. Impossible de s’évader. Les râlements de sa respiration… la sueur mouillant son cou… ce cœur qui frappe fort son abdomen… il entend tout ça. Des larmes sèchent sur ses mains chevrotantes.

« Tu m’écoutes! »

Il n’a pas le choix, n’a plus le choix.

« Mille et une fois tu es revenu sur les cycles de ta vie. Chaque fois, sans en manquer une seule, cherchant à appréhender l’impossible à comprendre. Depuis tout jeune, depuis toujours. Même regard… même angle… même interprétation. Tu tournes en rond. Tu alimentes ainsi cette peur, cette honte de n’être ou de n’avoir été qu’un simple témoin. Cela te nourrissait, te nourrit encore. Et tu acceptes cela afin qu’une autre peur, pire encore, ne s’y substitue. La peur est un aimant, elle attire les autres pour mieux se nourrir. Mille et une fois tu as franchi les portes de la nuit, inquiet de la retrouver, de me voir te lancer le cauchemar en pleine figure. Tu aimes avoir peur, cela te déculpabilise. Tu n’en parles pas, tu veux qu’elle n’appartienne qu’à toi. Demeurer, t’entêter à n’être que ton propre témoin… l’assistant de tes lâchetés. Pourtant les autres y ont vu courage et force. Ces autres qui répondirent aux besoins que tu n’exprimais pas. On t’a saturé de judaïsme, puis de sionisme. Les plis de ces deux doctrines, estampillés sur ton âme, te semblent irréversibles. Rien n’est irréversible. Cette nuit, bientôt, deviendra le jour, que tu le veuilles ou non.’’

« Tu m’écoutes! »

Daniel Bloch n’a pas le choix. N’a plus le choix.
  
« Mille et une fois tu as voulu exorciser les horreurs de tes trois ans. Impossible! Jamais cela ne te quittera. La fumée s’est évaporée depuis longtemps… le jappement des chiens s’est tu… le crissement des roues du wagon ne siffle plus… les râlements des gens qui agonisaient au bout de tes doigts se sont éteints… les paroles qui perdirent leur sens dans des bouches desséchées, sont devenues langue morte… tout cela et combien d’autres encore logent dans les coffres cadenassés de ta peur. Le voyage de retour t’a conduit au kibboutz, toi, le héros insensible. Déjà les larmes séchaient sur tes mains chevrotantes. Tu ne parlais pas, ne parlais plus. Ne demandais rien. Ne répondais jamais aux appels de tes sens. Ce kibboutz religieux tortura ta conscience. Puis Jérusalem. Cette mère adoptive qui te dorlotait comme si cela t’ayant atrocement manqué, elle devait compenser. Et le père adoptif, froid comme cette nuit vietnamienne, ce rêveur actif dans la croisade sioniste. Tu ne te sentais pas concerné. Témoin, tu devins… passif et sans opinion. Tout ce que l’on ne voulait pas de toi. »

« Tu m’écoutes! »

L’étranger au sac de cuir n’a pas le choix. N’a plus le choix.

« Mille et une fois tu changeas d’idée sur ton orientation universitaire, sans jamais le dire à qui que ce soit. Oui, le mensonge. La Diaspora t’ouvrit la Faculté des Sciences politiques et un compte bancaire sur Paris. Tu optas pour la linguistique, beaucoup en raison de Fanny. Ta famille juive te répudia. Tu ajoutas cet exil à ton bagage de peurs. Les langues mortes ressuscitèrent ton goût de vivre. Puis les échecs se multiplièrent : tes cours abolis en Europe, tu partais aux USA où on les annulait également… tu repartais vers l’Europe, et Fanny qui refusa de suivre. Puis la décision de tout abandonner pour parcourir le monde. Sans y songer, à la peur, à la honte, à la passivité du témoin, tu ajoutais la fuite. Arrivé ici, tu repartais là pour quitter vers ailleurs. Aucun climat ne te satisfaisait? Non. Tu ne parvenais pas à me quitter, moi, le messager du cauchemar. Je te suivrai tant et aussi longtemps que tu n’arriveras pas à me regarder en face, à accepter cette réalité qui colle à ton cerveau. Il m’en reste peu à dire avant que tu ne fasses ton choix. Te cacher encore derrière l’évidence ou me faire disparaître. »

Daniel Bloch, l’étranger au sac de cuir, ratatiné près de la fenêtre qui lentement laisse la noirceur s’éteindre, rabougri dans la couverture en peau de mouton n’a pas le choix. N’a plus le choix.


« Depuis ton arrivée à Hanoï, peu de manifestations de ma part. Ce que tu y vis m’évince. Ce secteur, où tu rencontres la jeune fille et les autres, remplit ton temps, mais sache que je ne suis pas loin. En fait, je suis là, latent. Tu as choisi cette semaine pour visiter ce coin du pays, d’accord? Également pour ce duel entre toi et toi. Car je suis toi… une immense partie de toi… Tu peux continuer seul pour le nord du Vietnam ou, moi collé à tes souliers… Le nord c’est haut, le sommet des montagnes grignote les nuages… Baisse la tête jusqu’à toi…Libère nous. »

À suivre

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