n1) au-delà de la peur, le cauchemar
La nuit
martelait le homestay d’un pesant
silence. Tous dormaient. Sauf lui; lui, l’étranger au sac de cuir, enveloppé d’une
peau de mouton, face à cette fenêtre réverbérant le noir du vide. Parfois, se
retournant, il vérifiait autour de lui comme si bougeait une présence … un
spectre, peut-être. Combien d’histoires, de poèmes et de pièces de théâtre
mettent en scène ces formes blanches aux contours irréels! Du lugubre tapissait
l’atmosphère de la petite chambre.
Il fixa son
attention sur le bombardement d’interrogations qui l’assaillait. Ne pas tomber
dans ce qui cherche à s’installer autour de lui… ne pas laisser un rêve, pire,
un cauchemar, ramener à la conscience des éléments non résolus de son passé. Ou
encore… des messages du présent… des oracles de l’avenir… tous ces cycles de
vie dans lesquels Daniel Bloch se
perçoit comme un témoin. Si on le lui avait demandé, c’est ainsi qu’il se
serait défini : un témoin. Un acteur? Jamais. Un spectateur? Incrédule
dans un wagon de train en marche vers de grandes cheminées. Mieux? Oui; un
observateur de gens croisés dans le
gettho de Varsovie qui s’en allaient expier leur statut de Juif. Davantage;
un voyeur d’abrutissantes faussetés qui emplirent son cerveau au temps du
kibboutz. Un curieux qui, tout au long de ses études le menèrent jusqu’à cet
inutile doctorat. Ce grade lui ayant permis de comprendre, tardivement il est
vrai, que la vie n’habite pas les livres, encore moins les langues mortes. Un
titre qui fit de lui un chercheur passéiste, éjecté de l’action.
Oui, comme ce
mot - ‘’témoin’’ - le définit bien. Daniel Bloch l’a toujours su sans
l’admettre. Combien d’occasions lui furent offertes de quitter son statut de
passif? Qu’il a laissées filer sans même tourner la tête vers elles. : il
aurait pu manifester contre la Guerre du Vietnam… lors des troubles de 1968, il
étudiait à Paris. Ce qui le retenait, il sait y mettre un nom : la peur. Les universitaires qu’il
croisait l’incitèrent à bouger; il se réfugiait dans la plus morne fixité du
corps et d’esprit. Oui, de tous ces mouvements qui marquèrent l’histoire du XXe
siècle, il en aura continuellement parlé qu’à titre de témoin, de reporter
d’opinions diverses. Planqué dans l’objectivité, elle devint un réflexe. Il
consolidait l’idée qu’un Juif ne pouvait participer à la mouvance sociétale qu’à
titre de marginal.
Le linguiste
qu’il devint, aura perdu la parole, immergé trop longtemps dans celles de la
Bible et la Torah. À son retour d’Auschwitz, lui, le réchappé de trois ans et
des poussières, celui dont les yeux ne se refermaient plus, dont les larmes
empruntaient la couleur de la fumée qui, un jour, grisonna les nuages. À son
retour, on le plaça dans un kibboutz. Malheureux, on lui pilonnait la tête que
son âme immortelle devait chercher la Terre Promise. Lui savait qu’elle avait
croisé les camps de la mort sur sa route. Tous ces rituels de la vie quotidienne
auxquels il s’astreignait, il ne peut les oublier malgré les années :
« Dieu merci, je suis en vie. » au réveil, puis se laver les mains;
la prière du matin, se lever pour s’élever lui répétait-on; la crainte du Dieu,
plus que celle de la mort, que celle des autres; le port du kippah; l’étude continuelle de la Torah;
les habitudes alimentaires complexes; les prières d’après-midi, du soir.
Sa famille
n’existait plus… Le kibboutz tenta d’y suppléer, sans jamais réussir. Les
enfants qui le côtoyaient, le regardaient continuellement comme un rescapé.
Cela renforçait leur foi alors que chez un Daniel
Bloch paralysé par la peur, la religion devint une habitude qui ne collait
pas avec la réalité dont il fut témoin. La famille qui le recueillit lorsqu’il
manifesta son intention de quitter le kibboutz, vivait à Jérusalem où une
nouvelle vie prit son essor.
n2) au-delà du cauchemar, la peur
Daniel Bloch rusait avec la peur. Se
remémorant ces épisodes passés, il lui tournait le dos au lieu d’y faire face.
Cette nuit, comme toutes les nuits depuis tant et tant d’années, ne pas tomber
dans le cauchemar redevint son obsession… valait mieux tourner les pages de son
album de souvenirs que risquer de souffrir, attaqué par cette crampe qui esquintait
tout son être.
Son arrivée à Jérusalem modifia en profondeur le style de vie de Daniel
Bloch. Sa mère adoptive le traitait comme son propre fils; le père adoptif
s’était donné pour tâche de développer son intelligence. On leur avait raconté
l’histoire de l’enfant d’Auschwitz, sa difficulté à s’intégrer au
kibboutz. La vie lui avait inoculé une
forte dose d’insensibilité; on crut alors que vivre dans une famille où il
serait accompagné par deux parents, éloigné de la discipline collectiviste
ainsi que de la religion (le kibboutz où l’étranger au sac de cuir fut conduit
était religieux) tout cela l’aiderait à retrouver une vie normale et s’y
adapter.
Le père adoptif, sioniste, était très actif dans le mouvement visant à la
création d’un état juif indépendant en Palestine. Il s’y était engagé corps et
âme en raison principalement des fortes pressions antisémites et des pogroms
d’Europe centrale. Plus politique que religieux, le sionisme devint l’espoir
des communautés persécutées d’Europe orientale. La création de l’État d’Israël,
en 1948, fut saluée comme le début de quelque chose de grand. Daniel Bloch
en fut imbibé, mais aussi, initié à la lecture. Le père adoptif se plaisait à
lui raconter – il pourrait la citer encore maintenant – l’allégorie de la caverne
de Platon. La connaissance devint alors son credo.
Vint le temps des études universitaires. À l’exemple de ses oncles Bloch
qu’il n’avait jamais connus, un enseignant l’aida à remettre tout ceci en
perspective, en doute. Malgré tout, cette peur profondément enracinée :
s’il rompait avec la pratique de ces rituels, on l’abandonnerait.
La Diaspora ayant remarqué le potentiel du jeune homme, on lui ouvrit les
portes des universités européennes et américaines. On le voyait inscrit en
sciences politiques, par la suite, au service de l’état d’Israël. Optant pour
la linguistique, il déçut profondément. On le laissa tomber. Abruptement. Sans
ressources, il dut se battre quotidiennement pour achever le cursus choisi.
Fanny, celle qui deviendra son épouse, férue de langues mais de manière plus
pragmatique - elle rêvait de devenir traductrice - découvrit en lui un être
torturé, sentit les cendres exsudant de son âme.
Combattre le cauchemar par le scénario de l’autobiographie fonctionnait
jusqu’à présent. Le corps de Daniel Bloch tournait du chaud au froid,
son thermomètre interne se déréglait au fur et à mesure que les heures
s’égrenaient. Les questions fondamentales auxquelles il invite à s’attarder
ceux qui s’adressent à lui, les incitant à bravement les affronter, cette nuit
encore, il ne veut s’y mesurer. Qu’y a-t-il au fond de cette peur? Vieillir? La
mort qui s’avance vers lui malgré sa fuite à tous les bouts du monde qu’il
rencontre? Quel est le contenu de cette fichue peur? N’est-elle que la
résultante d’une vie perturbée dès l’âge de trois ans? La cicatrice pour avoir
adopté la statique position de témoin? Habile à poser ces questions, l’étranger
au sac de cuir devient amnésique et absent aux réponses qui résonnent à
l’intérieur de lui-même!
« Je ne peux pas… »
« Je sais que je ne crois plus en cette religion… »
« Comment me libérer du licou enserré autour de mon âme… »
« Traître? Serais-je un traître? »
n3)
au-delà du cauchemar, la
peur
Ça y est. Malgré les efforts déployés par Daniel Bloch pour éviter
le cauchemar porté à bout de bras par un spectre rampant entre la noirceur d’un
train et l’obscurité des nuits… l’éternel ectoplasme franchit la porte de la
petite chambre vietnamienne de SaPa. Daniel Bloch grelotte. Toujours la
peur l’emporte sur lui, le plaque dans une rigidité musculaire attaquant tout
son corps. Comment s’en sortir? Ne pas crier, surtout ne pas crier; cela le
ramènerait aux hurlements que vomissaient les passagers en route vers
Auschwitz… À nouveau ses yeux le plongent dans des spectacles ahurissants… Sa
gorge se noue… Il perdra conscience… Mais ce soir, il ne faut pas.
Cette peur obsédante aura semé sous ses pas des mines antipersonnel sur chacune
des routes qu’il a empruntées. Routes sur lesquelles d’autres l’auront placé
ainsi que celles qu’il choisit lui-même de suivre. Sans cesse la peur de ne pas
mériter la vie; de se percevoir comme traître à sa famille, à sa race. Sans
relâche, les dents serrées dans leur muselière de silence à l’image de celles
des bergers-allemands de son enfance, masques de cuir les empêchant de mordre,
de tuer. Les yeux mirent longtemps à amincir leurs orbites, pour cesser de
s’enfoncer dans les mêmes horreurs. Tous ses sens en furent paralysés. On le
soigna avec le médicament de la religion, servi à toute heure du jour, à toutes
les sauces. On le réveillait la nuit pour une prière alors qu’il ne dormait
pas. Il ne dormait plus. Ses nerfs continuellement tendus dans une salle de
cinéma où, redondant, le même film abject recommençait à jouer.
Il aurait voulu crier « Je ne peux pas… », on ne l’aurait
pas entendu. Si le docteur Freud n’était pas décédé avant la guerre, Daniel
Bloch lui eut été amené. On songea à Bruno Bettleheim, lui-même un
survivant des camps de concentration, mais il avait déjà quitté pour les USA. Son
cri, on l’associait toujours aux premières années de sa vie, son « Je ne
peux pas… », son « Suis-je un traître? », il les projetait
autant sur la perte de sa foi que sur ce lancinant sentiment de honte de
n’avoir pu répondre aux espoirs semés en lui. L’hostile cauchemar, non-stop, le
lui rappelait amèrement. Il mit tous les efforts possibles pour le chasser.
Sans succès. Il revenait le frapper dans tout son corps. Dans toute sa
faiblesse.
À soixante-dix ans, peut-on encore se battre contre un spectre imaginaire?
Doit-on l’enfouir en soi comme dans un charnier? Daniel Bloch n’aura
souffert qu’une seule fois, une souffrance globale qui tenaille le corps et
l’esprit à tout jamais; une boule de neige gonflée ramassant sur son passage les
autres qui s’accumulent au fil du temps. Se battre contre un spectre chimérique
qui, un jour vous accuse, un autre vous condamne, mais jamais ne vous laisse en
paix… car la paix n’existe pas.
« Et si je cessais d’avoir peur? Oui, mais on fait comment? Et si je
cessais d’être religieux? Oui, mais on remplace par quoi? Et si ma traîtrise
n’avait jamais été? Oui, mais comment expliquer la honte d’être celui qui n’a
rien fait? Je n’ai pas crié quand mes parents disparurent en fumée. Pourquoi
ces hésitations au moment de l’action? Pour l’éloigner de moi? Comment cesser
d’être l’indiscret témoin de la vie des autres? Comment éloigner ce spectre
puant le remords, charriant la forfaiture, rabattant toutes les nuits les mêmes
images d’ombres écrasant la mienne? »
Le spectre prend la parole… Daniel Bloch se plaque à la fenêtre…
Livide. « Tu es vieux. Je te suis
depuis si longtemps que moi aussi j’ai pris de l’âge. Te voilà au bout de la
route. Tu m’as toujours éloigné de toi. N’as jamais voulu m’écouter.
Incessamment, tu te cachais de moi. Comme tu es habile pour l’évitement! Mais
ce soir, ici dans ce nord d’un pays qui te bouscule depuis quelques mois, que
tu le veuilles ou non, tu m’écouteras. Tu m’écoutes? »
n4) au-delà du cauchemar, la peur
Daniel Bloch, l’édredon en peau de
mouton autour de lui telle une bouée de sauvetage, les yeux rivés sur une forme
absente mais combien gênante, ne peut reculer davantage, immobilisé par la fenêtre,
au pied du mur. Encerclé, enclos. Impossible de s’évader. Les râlements de sa
respiration… la sueur mouillant son cou… ce cœur qui frappe fort son abdomen…
il entend tout ça. Des larmes sèchent sur ses mains chevrotantes.
« Tu m’écoutes! »
Il n’a pas le choix, n’a plus le choix.
« Mille et une fois tu es revenu sur les cycles de ta vie. Chaque
fois, sans en manquer une seule, cherchant à appréhender l’impossible à
comprendre. Depuis tout jeune, depuis toujours. Même regard… même angle… même
interprétation. Tu tournes en rond. Tu alimentes ainsi cette peur, cette honte
de n’être ou de n’avoir été qu’un simple témoin. Cela te nourrissait, te
nourrit encore. Et tu acceptes cela afin qu’une autre peur, pire encore, ne s’y
substitue. La peur est un aimant, elle attire les autres pour mieux se nourrir.
Mille et une fois tu as franchi les portes de la nuit, inquiet de la retrouver,
de me voir te lancer le cauchemar en pleine figure. Tu aimes avoir peur, cela
te déculpabilise. Tu n’en parles pas, tu veux qu’elle n’appartienne qu’à toi. Demeurer,
t’entêter à n’être que ton propre témoin… l’assistant de tes lâchetés. Pourtant
les autres y ont vu courage et force. Ces autres qui répondirent aux besoins
que tu n’exprimais pas. On t’a saturé de judaïsme, puis de sionisme. Les plis
de ces deux doctrines, estampillés sur ton âme, te semblent irréversibles. Rien
n’est irréversible. Cette nuit, bientôt, deviendra le jour, que tu le veuilles
ou non.’’
« Tu m’écoutes! »
Daniel Bloch n’a pas le choix. N’a plus
le choix.
« Mille et une fois tu as voulu exorciser les horreurs de tes trois
ans. Impossible! Jamais cela ne te quittera. La fumée s’est évaporée depuis
longtemps… le jappement des chiens s’est tu… le crissement des roues du wagon
ne siffle plus… les râlements des gens qui agonisaient au bout de tes doigts se
sont éteints… les paroles qui perdirent leur sens dans des bouches desséchées,
sont devenues langue morte… tout cela et combien d’autres encore logent dans
les coffres cadenassés de ta peur. Le voyage de retour t’a conduit au kibboutz,
toi, le héros insensible. Déjà les larmes séchaient sur tes mains chevrotantes.
Tu ne parlais pas, ne parlais plus. Ne demandais rien. Ne répondais jamais aux
appels de tes sens. Ce kibboutz religieux tortura ta conscience. Puis
Jérusalem. Cette mère adoptive qui te dorlotait comme si cela t’ayant atrocement
manqué, elle devait compenser. Et le père adoptif, froid comme cette nuit
vietnamienne, ce rêveur actif dans la croisade sioniste. Tu ne te sentais pas
concerné. Témoin, tu devins… passif et sans opinion. Tout ce que l’on ne voulait
pas de toi. »
« Tu m’écoutes! »
L’étranger au sac de cuir n’a pas le choix. N’a plus le choix.
« Mille et une fois tu changeas d’idée sur ton orientation
universitaire, sans jamais le dire à qui que ce soit. Oui, le mensonge. La
Diaspora t’ouvrit la Faculté des Sciences politiques et un compte bancaire sur
Paris. Tu optas pour la linguistique, beaucoup en raison de Fanny. Ta famille
juive te répudia. Tu ajoutas cet exil à ton bagage de peurs. Les langues mortes
ressuscitèrent ton goût de vivre. Puis les échecs se multiplièrent : tes
cours abolis en Europe, tu partais aux USA où on les annulait également… tu
repartais vers l’Europe, et Fanny qui refusa de suivre. Puis la décision de
tout abandonner pour parcourir le monde. Sans y songer, à la peur, à la honte,
à la passivité du témoin, tu ajoutais la fuite. Arrivé ici, tu repartais là
pour quitter vers ailleurs. Aucun climat ne te satisfaisait? Non. Tu ne
parvenais pas à me quitter, moi, le messager du cauchemar. Je te suivrai tant
et aussi longtemps que tu n’arriveras pas à me regarder en face, à accepter
cette réalité qui colle à ton cerveau. Il m’en reste peu à dire avant que
tu ne fasses ton choix. Te cacher encore derrière l’évidence ou me faire
disparaître. »
Daniel Bloch, l’étranger au sac de
cuir, ratatiné près de la fenêtre qui lentement laisse la noirceur s’éteindre,
rabougri dans la couverture en peau de mouton n’a pas le choix. N’a plus le
choix.
« Depuis ton arrivée à Hanoï, peu de manifestations de ma part. Ce
que tu y vis m’évince. Ce secteur, où tu rencontres la jeune fille et les
autres, remplit ton temps, mais sache que je ne suis pas loin. En fait, je suis
là, latent. Tu as choisi cette semaine pour visiter ce coin du pays, d’accord?
Également pour ce duel entre toi et toi. Car je suis toi… une immense partie de
toi… Tu peux continuer seul pour le nord du Vietnam ou, moi collé à tes souliers…
Le nord c’est haut, le sommet des montagnes grignote les nuages… Baisse la tête
jusqu’à toi…Libère nous. »
À suivre