dimanche 13 avril 2025

Projet entre nostalgie et fantaisie... (19)

2011, année de naissance de Boris et Sophia, bien qu'on puisse imaginer Sophia (la sagesse) être le produit d'une conception anté-antérieure, LE CRAPAUD émergeait d'une longue - voire interminable - période au cours de laquelle réalité et irréalité s'entremêlaient, laissant place à ce qu'il appela «l'entre-réalité» : un recto fulguremment collé à la réalité et un second espace, verso, l'irréel énigmatique, parfois hermétique dans lequel il craignait tituber comme dans un quelconque trou noir ésotérique. 

2011, année de l'achèvement de ce poème à classer parmi les plus obscurs que LE CRAPAUD ait écrits, aura été, au-delà de son aboutissement, une ouverture élargissant sans cesse son expansion vers une poésie plus... flottante : entre ceci et cela, marqué d'un intérêt pour ce qui «est» présent dans cet espace gravitationnaire séparant le recto du verso.

2011, je venais de quitter Montréal pour m'installer à Saint-Pie, les grandes marches dans les ruelles de la métropole laissant place à celles de la campagne. Quitter la grande ville pour la campagne ne va pas sans adaptation, sans bouleversements. BORIS a été conçu à Montréal, achevé à Saint-Pie. Le camelot a bel et bien existé. Le journal populaire de Montréal en fit mention en 2004. L'histoire eut un effet certain sur la population du quartier Hochelaga-Maisonneuve où j'allais bientôt résider. On retrouva le cadavre d'un jeune garçon qu'on croyait évanoui dans une ruelle parallèle au Boulevard Pie-IX, ruelle menant de Sainte-Catherine à Ontario, cela provoqua émotion et inquiétude. On apprit assez rapidement la cause du décès : le camelot souffrait d'une maladie dégénérative qui caractérisait sa physionomie de manière particulière. Les gens, ceux qui le connaissaient et les autres, s'avançaient pour dire que la pâleur de sa peau le rendait quasi imperceptible, on pouvait voir à travers lui. Le sac rouge qu'il transportait contenait les journaux du matin qu'il distribuait en arpentant toujours les ruelles, aux mêmes heures et selon un trajet rigoureusement identique. La blancheur diaphane, translucide enveloppant le corps du camelot lui donnait une apparence cireuse. Demeura un détail. Insignifiant peut-être, mais pas pour le CRAPAUD qui, à son arrivée dans la grande ville, tombait à un moment opportun : un fétiche accroché à son poignet. Fétiche devenu marionnette par l'imagination de celui qui découvrit là une extraordinaire muse le conduisant aux portes de «l'entre-réalité».

La version d'aujourd'hui, revue et corrigée, rejoint davantage, je crois, l'aura de l'époque.

**** ****

 


Boris
 
peut-on? 
aux portes d’un fleuve en partance vers le Japon
brancher le silence sur pause

doit-on? 
exiger une couleur particulière
celle d’un enfant de cire au corps numéroté en binaire

fait-on?
universel celui qui n’est plus
qui parlait à une marionnette
                                   Boris
prénom qu’il lui avait donné
 
marionnette incognito révélée sur photos sépia
épinglées en chambre noire
sur papier émeri, scotchées
retrouvées aux pieds de sa figure de plâtre

un camelot mort
auto-piétiné
camelot de cire au corps tatoué de chiffres
que Boris aurait utilisés
pour nommer celui qui le tirait par les fils

 

Sophia,
traversant le chemin des nuages
                                            des remuages
éthérée, voilée 
pour que le temps fasse du sens
l’attendra au centre des colonnes grecques

Boris
déjà n’a plus la figure in couleur pierrot
ne défonce plus les rues de son carrosse
traîne le soir sur des places publiques 
comateuses à rendre fou la foule

il virevolte,
drille aveugle
angle mort à portée de pas

ombre effacée couverte d’ébène
sabots du contretemps

vouloir devenir cheval de bois
atrabilaire insane jobard
nourri à la vésanie des nuits
assailli par mille succubes
poussifs dans leur infernale course
inaptes à déchiffrer un enfant mort


Boris, marionnette déséquilibrée, 
cavalier boiteux sur cheval de bois
cruellement, tel un jésuite nocturne, 
incompréhensiblement gris et maussade
s’asphalta, 
englué dans l'impuissance du fleuve en attente,
lorsque le camelot tomba
sous les abris de l’automne
sacoche rouge au flanc opposé 
pleine, encore, des journaux matinaux
Boris marmonne des onomatopées
calfeutrées de feuilles mortes 

à peine entré dans la vie il meurt
de loin, dans de lents demains
une marionnette au regard fixe
enfilée à son poignet gauche

quelqu’un sur lui se penche
hurlant des insanités attendues 
semblables recopiées
toujours les mêmes
lorsque mourût le camelot
funeste haïku inachevé
sur le miroir d’un grand fleuve innommé
orientalement en marche
où s’édifiera une lugubre cérémonie


Sophia, hautement vêtue
au-dessus des nues azurées
du bout de ses doigts fins et invisibles
le transporte au-delà des fils actionnés
au-dedans de l’au-delà fantoche
l’imprègne de couleur origan
effleure le regard
mathématiquement chiffré
d’un enfant raidi


et le camelot flotte parmi huit idées perdues
entre les os et sur les os, inconnu
en route vers les eaux glacées d’un pays nippon
où se cachent d’intemporelles marionnettes

et flotte cet enfant mort
cadavre ossuaire
il flotte
d’immuable à imperméable
nouveau pensionnaire du guignol
Boris au poignet,
Sophia, l’obscure inconnue, au cœur
le camelot de cire tel un Icare sans ailes
repose là  tout à côté, tout juste là
dans le silence qui a fermé ses yeux
alors que la carte du Japon déchiffre les cieux

- Boris, je te suivais dans le peu de pas que la vie m’a donnés
tu me suivais dans le peu de mouvements que ma main articulait 
je te vêtais des mêmes habits, semblables à ceux de tes premiers jours, 
de mes derniers jours 
nous nous suivions dans d'aveugles labyrinthes, 
des avenues empruntées aux nuits à même les matins, 
toujours les mêmes         je me fatiguais à me lever,
à refixer à mon poignet tes fils flasques 
à repartir vers les enclos de ma ville, toujours, 
toujours la même sacoche rouge accrochée au bras,
regard bleu vers un soleil timide, 
sourire malade des souffrances grouillant dans mes os         
je racontais, tu m’écoutais Boris, 
leucomes dans tes pupilles agrandies
et noires et immobiles et inertes,
regard dilaté          je te parlais avec des mots-images imaginaires
cueillis à      l’ a b é c é d a i r e       de mes incertitudes -

                    comme les kilomètres sont courts 
                    à entendre les marionnettes se taire 
                    suspendues à des chevaux de bois

et Sophia
dans de grands mouvements espagnols et musicaux
raconte en langage inconnu
celui des médecins ne connaissant des maladies que les mots
trop peu les souffrances enfantines

                    comme les kilomètres sont courts 
                    quand Sophia exhalant des étrangetés anonymes
                    dira la mort à la vie qui s’en va


- je te parlais à toi Sophia dont je ne connaissais ni le nom ni la provenance   te disant ma souffrance parce qu’une mère, un père ne pouvant la recevoir, trop  emprisonnés dans les filets de leur angoisse 
me disaient de te parler à toi Sophia, te dire je ne sais quoi 
avec des mots en cire, ceux d’un enfant qui meurt, te dire le mal 
qui chatouille mes os se préparant à me catapulter hors de moi-même,
me déposant comme le feraient trois notes de violon 
sur de longues remontées vers où je ne croyais pas aller si rapidement, 
une marionnette vissée à mon poignet dans ce si froid matin automnal, 
les chiffres d’un matin mauve que l’on reconnaît bien
il se lève du même côté, toujours le même côté,
où on sent l’entre-réalité entrer, 
les chiffres discutant entre eux             tout est entre tout -
 
                    la mort est un immense courant d’air 
                    que des fenêtres asymétriques calfeutrent 
                    sur la patine des ruelles 

la première à voir venir la tête d’un cortège sifflant

                    la mort a enrobé le camelot de cire 
                    crevé les yeux révulsés 
                    d'une marionnette flasque 

desquels des morceaux d'âme s’échappaient


- je ne sais pas ce qu'est une âme, on ne me l'a jamais appris, 
jamais tu ne me l'as dit Boris, tu ne parlais pas, tu ne me parlais pas, 
c'est moi qui parlais,
que moi qui te parlais Boris      je ne sais pas c'est quoi la mort.
Un satellite bleu qui s’éteint?
je sais encore moins, Sophia, ce conte dans lequel les anges,
tels des éclairs de brouillard placardés sur le vent, 
récupèrent des morceaux d’âme       suis-je toujours un morceau d'âme?   
je suis où je ne sais pas
il y a entre Boris et moi,
dans une gestuelle indéchiffrable, un milimétrage sans mesure,
d’éternelles incompréhensions...
une clôture barbelée comme aux murs d’une prison…
une ruelle fragile comme la prise stérile des glaces sur les eaux du fleuve… 
des regards ternes comme des huit inversés, verticalement perdus…
des poteaux délimitant les mécaniques mouvements de mon bras… 
des géants peureux…
des grouillements gutturaux de chats… 
des couinements monocordes d’écureuils…
d’interminables tournoiements d’oiseaux avides de croûtes sulfurées… 
des ordres et des mots d’ordre… 

une hiérarchie uniforme du bien 
souillant le mal 
dans l’obscure clarté du matin
triangulant les axes et les parallèles d’un quadrilatère sphérique -

 

sont-ce?
les sons qui font les mots, y donnent sens
comment?
la mort peut-elle s’inscrire ici
et, ailleurs si proche, s'absenter
devenue ombre blafarde autour d’une marionnette triste
goutte de néant sous son oeil droit


- Boris, t’en souvient-il ? Comment ne peux-tu plus t’en souvenir? 
Nous passions de blanc à noir     
tu te réfugiais dans l’ébène des chambres noires
continuellement enfermées sur nous      alors, 
je te gardais précieusement
j’avais peur… ton silence me protégeait de ce que je ne savais pas
j’avais mal…   ta présence mettait du silence sur mes os,
des eaux à mes yeux qui séchaient en pleurant, 
ne sachant trop qui devait moins souffrir   
Boris, j’ai appris à avoir mal avant toute autre chose
                                                                         et les autres choses 
ne sont jamais venues à moi que dans l'artificielle clarté de ma vie,
                                                                                                                de mes jours, 
                                                                                                             de mes nuits… 
j’ai appris que les mots n’ont aucun sens, des sons aphones… 
des squelettes de la réalité…
je ne saisissais rien de rien, rien à rien, 
ni les uns ni les autres…
que d’évanescentes musiques au bout d'interminables corridors-prisons
au milieu desquels se désarticulaient de longues envolées d’oiseaux libres… et des chiffres, 
des chiffres encore 
et nombre de chiffres sur des gens inconnus d’eux-mêmes           
qui me regardaient piteusement de leurs regards rayons-x
parlaient toujours autour de moi avec leurs inquiétants concettos
dont je ne saisissais pas les symptômes…
puis s’en allaient, quittaient,
revenaient pour ensuite encore me quitter à la vitesse de la couleur…
j’ai ainsi appris à compter les gens, les couleurs blanches,
les murs d’oiseaux, les musiques, celles bourrées de notes blanches…
avec toi, Boris, ma seule présence
mon colostrum… -

                    sur le fleuve les horizons s’évanouissent
                    les couleurs se boient entre elles
                    quelque part entre blanc et gris et le gris-blanc

sait-on?
distinguer l’eau d’un fleuve des autres eaux
plus loin, 
encore et toujours plus loin 
devenues couleurs et musiques




Sophia trace du blancpuis du gris


- je n’arrive plus à voir même si je regarde dans la direction contraire, 
celle indiquée, à l’union statistique réservée aux autres
celle d'une verticale et d'une horizontale ,
pour ceux qui n’ont pas ma cataracte,
qui peuvent lamentablement se traîner vers ce qui m'est interdit…
moi, enfermé dans une camisole isolante, 
baptisé dans l’eau d’une source tarie, 
secouru des limbes, 
vivant ma souffrance laciniée 
enroulée à mon poignet cravassé, à ma cheville gercée
dès lors  je pris parti pour le mutisme, intégral, obstiné
ne parlerai plus que par les yeux.
Secs.
Sans eaux.
Je serai un ensemble d’os, de sons sans sons, 
n’exigerai plus qu’une marionnette. 
Sans fils.
Sans regard.
Noire. 
Pour mon poignet, le jour.         Ma cheville, la nuit.
Boris, je te savais déjà dans ma vie, 
autant j’imaginais Sophia, hors de ma vie
elle qui, déjà, exsudait de moi s’installant entre les chiffres,
confortablement régularisée, prête à attendre. 
Qu’attendre.
Attendre l’attente et lui demander à son tour d’attendre aussi. 
Regarder par les yeux vitreux de Boris 
dont on voit bien qu’ils ne bougeront jamais, cristal sous roche.
Au coin des ruelles sombres et sales 
je verrai qu’attendre n’a de sens que si rien ne vient. -


De formidables bruits de sabots se précipitent
hors des catacombes, hors des océans
personne ne les reconnaît
seul ne les entend
qu’un camelot gisant dans la cire du sans rien dire
tel un soliflore
la tête penchée de côté
il tend une main blanche
ouverte
à l’immuabilité
à une marionnette noire
une sacoche rouge tranche sur le blanc du lit

                    les architectes universels dessineront
                    avec des crayons de cire
                    sur un corps immobile
                    toute une série de chiffres nubiles


- la décision de ne plus ressentir mes souffrances, 
ne les reconnaître que par les yeux des autres, 
les insensibiliser puis   les nommer… Boris.
Et on racontait… me racontait… je n’écoutais pas, je n’écoutais plus déjà.
Je regardais au-delà des murs jetant mes yeux sous les eaux du fleuve,
fleuve que personne ne voyait, ne s’attardant, 
ne s’intéressant qu’à ma bizarrerie.

Mes parents-architectes s’immobiliseront devant moi
ne reconnaîtront plus mes odeurs        sentiront que je suis devenu
un être des ruelles aux gestes mécaniques,
amoureux fébrile d’une marionnette noire rêvant d’un cheval de bois 
et d’une silhouette immatérielle
frôlant dans l’azur quelques morceaux d’âme égarée dans l’entre-réalité…
 
 
2 septembre 2011
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Si Nathan avait su (27)

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