LE CHAPITRE 8
Il y a des êtres qui nous touchent plus que d’autres, sans doute parce que, sans que nous le sachions nous-mêmes, ils portent en eux une partie de ce qui nous manque.
Wajdi Mouawad
Vietnam
L’ambiance changea du tout au tout au sein du groupe des anciens colonels. Les rencontres au café Nhớ Sông, celles qui suivirent le long exposé de Hai décortiquant la lettre obtenue par le faux médecin du Mékong, se teintèrent d’un amalgame de suspicions, de circonspections et de doutes. Les accrochages s’intensifiaient, les sous-entendus parfois explicites se multipliaient, les insinuations glissées comme si l’on possédait des informations de première main, empoisonnaient l’atmosphère.
Một sentait chez ses camarades une forme d’accusation au sujet des défaillances lors des visites au ministère de l'Intérieur. Ba, peu loquace, mesurait l’importance du fait que p-24-M soit toujours vivant, alors que Hai, l’initiateur de cet imbroglio, paraissait s’amuser de la situation ambigüe qu’il avait lui-même provoquée. Il entendait jouer sur ce fouillis, persuadé que le trio en ressortirait craquelé.
Attablés au même endroit qu’à l’habitude, il eut été surprenant qu’ils remarquent la présence, à l’autre extrémité du café, d’un type qui les épiait. Personne n’y faisait attention. Les ivrognes étrangers, sur l’ordre de Linh qui trouva déplacer les gestes de quelques-uns à son endroit, venaient de quitter les lieux à la hâte. Intimant aux vendeuses de vider la place, les mots qu’elle utilisa furent on ne peut plus clairs.
- Du caractère cette jeune serveuse, dit Hai.
- Un excellent sens de l’observation, également, ajouta le colonel obèse.
- Que veux-tu dire ? Demanda Một, les yeux en feu.
- Rien de précis, dit Ba, avant d’adresser une question au stratège du groupe. As-tu repensé à ce que tu nous as dit la dernière fois ? J’ai la vague impression qu’un complot se trame dans notre dos.
Hai mit un long moment avant de répondre, l’esprit ailleurs, loin dans le temps et dans l’espace, quelque part entre l’Île de Côn Dau et le Mékong dans les années 1980. Il creusait sa mémoire, y cherchant des éléments qui élucideraient le scepticisme dans lequel la lettre de “Celui qui écrivait” l’avait plongé. Cet homme, continuellement retranché à l’extérieur du camp de base. Il connaissait peu de choses de celui qui recevait le compendium de toutes les horreurs commises durant les missions prescrites par les colonels aux 30 soldats de la Phalange.
Hai avait remarqué qu’à leur retour, ils affichaient des visages salis par la poussière, des yeux remplis de haine et de satisfaction à la fois. Il ré-entendait leurs silences de plus en plus semblables à ceux du p-24-M.
Un souvenir le hantait ; il remontait à l’époque du commandement de Một, donc au début de l’expédition. Celui-ci avait manifesté son inquiétude à voir les soldats vivre sans alcool et sans femme. Afin de prévenir une révolte qui, selon lui, n’allait pas tarder à se manifester si on s’entêtait à les assujettir à ce régime d’abstinence complète, prit une importante décision. Au départ d’une mission qu’il présumait plus expéditive que les précédentes, il fit venir les responsables de sections, leur tint un discours aux allures de sermon. Hai en fut témoin, ainsi que le troisième colonel.
- Vous mènerez vos tâches comme d’habitude. Une fois les ordres exécutés, permission de dégoter de l’alcool et des femmes. Donnez-vous à fond. Revenez soulagés.
Cette invitation non équivoque à la débauche n’allait pas tomber en terrain stérile. Les violeurs ne laissèrent derrière eux aucune trace. Chaque femme qui subit l’affront de ces brutes, fut par la suite brûlée vive dans un brasier que l’alcool enflammait. La seule marque de bienveillance laissée par les soldats de la Phalange dans ce village nécrosé, se résume... en un massacre de tous les enfants et de tous les vieillards, mené avec une rare férocité.
Les soldats revinrent dans les temps prescrits, saouls, repus et le sourire aux lèvres. Một savoura son initiative qui dès lors s’inscrivit dans le cahier des charges lors des sorties subséquentes. Les deux autres colonels ne réussirent jamais à modifier un scénario bien ancré chez chacun des membres de la Phalange. N’avaient-ils pas d’ailleurs carte blanche sur les méthodes à employer ?
Hai fixait le premier colonel, se disant qu’à l’époque de ces événements, il jugeait correcte la tactique permettant d’assouvir les bas instincts de ces mâles ne vivant qu’en compagnie d’autres hommes. Sans elle, la soupape sauterait à un moment ou un autre ; un exutoire s’imposait. L’ayant devant lui, quelques centimètres à peine, tant d’années plus tard, son opinion s’était transformée, devenue une répugnance envers cet ignoble phallocrate .
Ceci ne signifiait pas qu’il fut exempt de prise de décisions recourant à la violence. L’expérience d’interrogatoire menée sur p-30-V restait présente à son esprit, sachant pertinemment que les deux autres en conservent un souvenir tenace. Tout comme ces informations reçues de la part de Douch, qu’il conserva pour lui-même, qu’il utilisa par la suite pour en informer le journaliste norvégien qui débusqua ce dirigeant Khmer Rouge parmi les plus recherchés. Personne ne fut au courant de cet épisode, encore moins de la somme d’argent que cela lui rapporta.
L’après-midi coulait lentement. Aucun sujet commun ne se posa entre les anciens colonels comme si en ajouter risquait de faire déborder un vase rempli à ras bord. Cette situation faisait l’affaire de Ba qui ne voulait surtout pas que l’on déterre le passé. Le sien, surtout. De ces années au cours desquelles la Phalange fut sous sa responsabilité, les dernières de son existence en terrain cambodgien, celles qui risquèrent de tourner en un fiasco monumental, “Celui qui écrivait” dut sans aucun doute écrire les pages les plus putrides de ses rapports.
Ce personnage imposé par les autorités de Saïgon, continuellement en retrait des soldats et des colonels, il n’avait de liaisons qu’avec Hermès, le messager, puis p-24-M. Jamais il ne prit part aux sorties qui, depuis leur arrivée au Cambodge, se résumèrent à attendre un renseignement crédible sur le lieu où leur proie transitait, revenant bredouille et n’avoir plus rien à foutre de leurs journées.
S’il n’avait eu qu’à fournir des informations sur ces dernières années, bien peu de choses en seraient sorties. Sauf les activités de Ba, des trois colonels, assurément le plus vil, le plus abject et le plus ignoble.
La Phalange se mit en branle en janvier 1979 que déjà cet être vulgaire affûtait son plan personnel. Ne penser qu’à son bien-être, telle était sa devise. S’apercevoir que le plus jeune des soldats, p-24-M, sourd-muet de naissance, devenait, jour après jour et de manière de plus en plus persistante, le souffre-douleur du groupe, lui permit d’actualiser sa propension à en faire son esclave.
Le jeune soldat, en plus d’être au service des 30 autres qui l’utilisaient à toutes les sauces, connut les caprices du colonel obèse qui avisa ses collègues ne pas accepter les sévices dont il était victime. Il intima au cadet du groupe que sa situation changeait, qu’il n’aurait plus à être cantonné avec les autres dans les tranchées qu’il devait achever de creuser à leur place. Désormais, il le suivrait comme un petit chien.
Celui-ci ne pouvait se douter ce que cela signifierait et sa nouvelle réalité lui éclata en plein visage dès la première nuit. Ba, l’obligeant à coucher près de lui, le sodomisa tant et tant que le lendemain, il lui fut impossible de marcher. Les nuits suivantes et pendant toutes ces années, il subit les agressions barbares du colonel obèse.
Rapidement, la chair fraîche qu’il représentait, ne suffit plus l’agresseur et l’obligea, tous les jours, à l’accompagner hors du camp. Alors qu’il s’occupait aux commissions, le jeune soldat devait recruter des Cambodgiens qu’on ne revit plus vivants par la suite. Cela dura jusqu’à la mutinerie de 1993.
Quelques mois auparavant, p-24-M avait instruit “Celui qui écrivait” des sévices qu’il endurait et reçut le conseil de ne plus avaler les médicaments qu’on lui servait quotidiennement.
Hai passait de l’un à l’autre, épuisant le reste d’empathie qu’il pouvait encore entretenir envers eux. Voulait-il les confronter sur ce qui restait collé à sa mémoire ? Le moment n’était pas encore venu.
- Tu es bien songeur ? Lança Một.
- Pour être franc avec vous, je dois avouer que ma méfiance atteint un sommet.
- Envers nous ?
- À ce stade-ci, ce n’est pas de stratégie dont nous avons besoin, mais d’informations complètes.
- Le jeune devrait...
- Non, ce n’est pas à lui que je pense. On a un urgent besoin que le ministère dévoile son jeu.
- Tu reviens encore sur ce que tu as avancé hier. Pourtant, la lettre est claire. Toutes les autres sont codées et nous ne sommes pas en mesure de mettre la main sur la foutue clé.
- Une autre chose m’apparaît essentielle.
- Cesse de tourner autour du pot, dit Ba.
- Je ne tourne pas autour du pot, j’essaie d’y entrer. N’oublions pas que tous ceux et celles qui sont mis à notre disposition afin d’avancer sont recommandés par le ministère.
- Normal, me semble-t-il, compléta le colonel obèse.
- Si cela te semble normal, tu dois comprendre que ce que nous recevons, ce que nous transmettons, provient et se rend en haut lieu. Je ne serais pas surpris qu’on en informe d’autres.
- Les informe ?
- Ne sois pas naïf Ba. D’ailleurs, demander à Một de lever le secret au sujet de cet anonyme que tu rencontres quand tu te présentes aux bureaux de la rue Nam Kỳ Khởi Nghĩa, m’apparaît comme un pas indispensable pour nous protéger. Soyons conscients que nous marchons sur un fil sans filet de sécurité. Advenant qu’une faille se présente, nos employeurs ne seront pas embêtés ; peut-on dire de même pour nous ?
- Tu dis “nos employeurs”, cela laisse à penser qu’il y aurait plus d’un interlocuteur au ministère.
Ba dévisageait l’émissaire de manière presque impolie.
Les couteaux volaient bas. L’atmosphère n’était plus à la complicité, mais à l’interrogatoire, domaine préféré de celui qui s’étouffait dangereusement dans une toux éveillant la curiosité des clients du café. Parmi eux, un jeune homme avait quitté sa table pour se diriger vers les latrines situées à quelques pas de la table occupée par les anciens colonels.
Les oreilles bien collées au mur de carton rigide servant de cloison, le membre du groupe Janus jubilait, se retrouvant aux premières loges d’une conférence dont il réussissait à bien capter les échanges. Le vigile s’efforçait de tout retenir afin d’en rendre compte lors de la prochaine réunion.
Một sentait l’étau se resserrer autour de lui. Son inconfort ne faisait plus de doute. Il enleva ses lunettes, les récura lentement, puis après avoir bien examiné ce qui pouvait se terrer derrière les regards dirigés vers lui, prit la parole.
- J’ai accepté le rôle d’ambassadeur entre nous et le ministère, l’assumant au mieux de mes aptitudes qui n’ont rien à voir avec les tiennes, Hai, toi qui toute ta vie militaire et paramilitaire a eu à négocier, souvent au risque de ta vie, avec des factions ennemies. Toujours la peur m’a collé au cul. Pour m’en préserver, je me faufilais, attendant le moment propice pour me montrer au grand jour.
- Vraiment... réagit Ba.
- Je ne veux pas élaborer sur l’architecture qui m’a construit de cette manière, cela ne ferait pas avancer la discussion. Mais je peux vous dire qu’à notre retour à Saïgon, en 1993, ma situation personnelle n’était pas rose. La peur me déchirait les entrailles. Vous ne pouvez imaginer comment j’ai souhaité n’avoir jamais été associé à la Phalange. Je craignais, dès mon lever le matin, recevoir un avis m’intimant de me présenter quelque part, signifiant que mon cauchemar s’actualiserait : m’éliminer définitivement de cette affaire. Le nombre de fois que j’ai revu partir 30 soldats vers des missions sanguinaires, sans leur colonel parce qu’il croupissait sous la peur, je ne saurais les compter. Vous comprenez maintenant les raisons qui me poussaient à demeurer au camp, attendant les résultats de combats qui n’en étaient pas, que du nettoyage. J’avais la certitude qu’y participant, on me reconnaîtrait, puisque je faisais partie de ceux qu’on recherchait. Tous et j’en oublie aucun, pouvaient me démasquer et les hurlements précédant leur mort réussiraient peut-être à semer le doute chez nos hommes.
Hai et Ba n’en revenaient pas d’entendre le plus âgé des colonels ouvrir son livre d’une telle façon. Le mieux qu’ils eurent à faire, était de se taire, le laisser poursuivre le récit de son journal personnel.
- J’ai toujours nagé entre la peur d’être confondu et la volonté de présenter l’image d’un être froid et cruel. En moi, je savais bien qu’il n’en était rien. Vous vous souvenez de la remise des médailles aux militaires s’étant illustrés au combat pour la libération du Sud-Vietnam ? Comme si on voulait passer rapidement à autre chose, nous avons été les premiers décorés. Aucun discours, aucun hommage, tout le contraire pour ceux qui nous suivirent. On mentionnait leurs faits d’armes, leurs actes de bravoure et leur engagement avec des paroles pathétiques. Que des éloges, alors que pour nous... trois médailles pour trois colonels qui n’en portaient pas le titre. Puis arriva le pire. On s’est présenté chez moi, le ministère de l'Intérieur m’appelait à ses bureaux. Vous y étiez déjà. Nous nous retrouvions quelques années après la fin des activités de la Phalange, un peu vieillis, moi plus que vous deux. Vous sembliez libérés de ce passé cambodgien, alors que je m’y empêtrais toujours. Nous avons reçu un document, l’avons lu. Comme lors de notre départ de Île de Côn Dau, rien d’autre que ces quelques mots nous obligeant à réussir. Comme moi, vous viviez à Saïgon, je n’ai jamais réussi à nommer cette ville par son nouveau nom, Hô-Chi-Minh-Ville. Nous nous sommes donné rendez-vous, rappelez-vous, c’était ici. Ce café est devenu notre quartier général. À la fin du texte, il était fait mention de l’ordre suivant : “Nommez un seul d’entre vous pour faire le pont avec le ministère.”
Ba, impatient devant cette logorrhée qui à son point de vue cherchait à noyer le poisson précisa la question posée.
- Tu as été élu. Parle-nous de ce contact.
- La première rencontre a eu lieu un dimanche, au jardin zoologique de Saïgon. Une personne s’est adressée à moi mentionnant que le ministère l’avait envoyée afin de me conduire vers l’agent intermédiaire dans un café de la rue Nguyễn Huệ. Un vieil homme, environ mon âge, m’y a reçu, précisant son rôle et la fréquence de nos entretiens et fait comprendre que tout devait se faire rapidement et de manière efficace. Je devais me rendre au bureau d’accueil du ministère, y déposer ce qui devait lui parvenir et récupérer ce qui nous revenait. Il m’a remis une liasse d’enveloppes qui serviraient aux dépôts des documents. S’il devenait important que l’on se voit en tête-à-tête, on me le ferait savoir par le même procédé que celui utilisé aujourd’hui.
- Rien d’autre à part qu’il a à peu près ton âge ? Continua le colonel obèse. Militaire ? Civil ?
- Un militaire vêtu en civil. Un petit détail sans importance a accroché mon oeil, son bracelet de jade au poignet gauche.
Hai accrocha sur ce que venait de dire Một. Il se souvenait que le jade n’est pas seulement une gemme particulière, mais bel et bien deux minéraux très solides, de couleurs différentes, de dureté moyenne : jadéite et néphrite. Il aurait des actions sur l’émotionnel, le spirituel et le physique. Des légendes lui sont attribuées et selon la tradition chinoise, il symboliserait les cinq félicités : charité, modestie, courage, justice et sagesse.
Pour quelle raison cet homme portait-il un tel bracelet au poignet gauche qui est en lien avec le Yang (la symbolique paternelle) ? Le poignet est l’articulation de la mobilité complète du fait qu’il est relié au coude par l’avant-bras, ce qui permet à la main de se mouvoir dans tous les axes de l’espace. Ce bijou, ne se remarque-t-il pas souvent chez la femme ?
Il lui fut impossible de ramener ces premières réflexions au nom donné à leur unité spéciale, la Phalange. Cet homme, un militaire en civil, aurait-il pu être à l’origine de cette dénomination qui possède deux racines étymologiques. La première réfère à un bataillon, un corps d’infanterie, la deuxième, aux os des doigts. Il l’associait maintenant à cette affaire de jade et de poignet.
Chez quelqu’un qui tient compte des particularités des gens, leurs paroles et leurs actions, en raison de ses activités d’espionnage, ce petit détail dont venait de parler Một n’en était pas un. Au contraire, il rejoindra l’ensemble des observations que la dernière lettre soulevait en lui. Est-ce que ces deux hommes, “Celui qui écrivait” et ce porteur d’un bracelet de jade se connaissaient, auraient-ils joué des rôles de première importance auprès de la Phalange ?
La grand-mère du Mékong ne pouvait plus maintenant être écartée du portrait. Oui, elle reçut les lettres de son mari, livrées par Hermès, mais elle était chargée de les faire parvenir à l’homme au bracelet de jade qui, sans aucun doute, était un militaire actif à l’époque.
Il venait de déblayer une certaine partie des rapports existant entre différents acteurs des années 1979 et 1993. En parler à ses camarades ? Non. Pas avant qu’il ne se sente en sécurité dans l’affaire qui fêtait ses noces de jade, celles que l’on souligne après 26 ans de mariage.
- Me permets-tu, Hai, de te dire que tu te réfugies souvent dans tes pensées ?
- Ba, je me disais que plus on a de renseignements et c’est tellement important qu’il en soit ainsi maintenant, plus les choses deviennent complexes. Je ne suis pas certain que le fait de connaître l’identité de notre contact au ministère nous permet d’avancer un peu plus. Avec la lettre que l’on a lue hier, on progresse davantage.
- Que veux-tu savoir de plus, répondit Một, offusqué par les derniers mots de son camarade.
Dans les yeux de Hai transparaissait sa méfiance envers lui. L’a-t-on chargé, jouant sur sa peur naturelle, de distribuer les messages comme s’il s’agissait d’une perfusion ? Est-ce que ses relations avec l’homme au bracelet de jade, les années passant, se seraient modifiées ? Si oui, comment peut-il les définir aujourd’hui, alors que le trio se retrouve à la croisée des chemins ?
- Tu veux que je hurle mes lâchetés commises en 1965, lors de la bataille de la vallée de la Drang, celle qu’on surnommait la vallée de la mort ? Non ? Alors, pires encore, celles de la bataille de Đắk Tô, en 1967, durant l’opération MacArthur, une des plus sanguinaires de la guerre du Vietnam ? Non ? M’entendre parler de la forêt de Hô Bô où, la même année, on y a pilonné des tonnes et des tonnes de défoliants, au point que nous étions en présence d’un feu qui n’allait jamais s’éteindre ? C’est cela que tu souhaites m’entendre ?
- Một, s’il fallait rapporter les horreurs qu’on a vécues ou entendues parler, on est ici pour le reste de nos jours.
- Alors, que veux-tu de plus ?
- La nature précise de tes liens actuels avec notre contact ?
Hai n’est pas homme à donner des coups d’épée dans l’eau. S’il remue ce qui sommeille, c’est qu’il est conscient que quelque chose y repose. Les nombreuses heures passées en compagnie de Douch auront affiné sa perspicacité, aiguisé sa subtilité, mais surtout amené à plus de clairvoyance.
Il était persuadé que son collègue en savait davantage que ce qu’il laissait voir. Celui-ci ne fut pas dupe des maneuvres de l’habile espion qu’il avait devant lui.
- Avec les années, elles se sont effectivement modifiées. Je sais pertinemment que cet homme, en plus d’être abondamment informé, est investi d’une mission.
- Laquelle ? Demanda le colonel obèse.
- À mieux le connaître, je n’ai pas réussi à percer le mystère qui l’habite. Il est fondamentalement honnête, j’en suis persuadé. Dire qu’il est un patriote convaincu, je m’en suis rendu compte par tous les beaux mots qu’il déclame au sujet de Hô Chi Minh, de la Révolution. Dès son jeune âge, il s’engage dans les rangs Việt Cộng et rien ne laisse présager que sa foi communiste a subi des altérations avec le temps. C’est un indéniable fidèle à son pays, sa liberté, ses aspirations à plus de justice. Je ne l’ai jamais entendu prononcer une parole négative envers le Parti communiste du Vietnam et son gouvernement. Le servir est sa vocation.
- Quel mystère cache-t-il en lui ?
À croire que chez Ba tout ce qui se relève hermétique l’agace.
Le jeune membre du groupe Janus, dissimulé dans les W.C., ne cessait de griffonner ce qu’il entendait dans son calepin de notes. Sa crainte résidait dans la possibilité d’attribuer les propos qu’échangeaient les trois colonels à la mauvaise personne.
- Chacun de nous possède des secrets, mais cela ne se compare pas à un mystère qui vit sans que l’on puisse l’expliquer parce que difficile à comprendre, répondit Một à la dernière interrogation de Ba.
- Je sais, mais au fil du temps as-tu réussi à recueillir quelques indices ?
- Plusieurs...
- Tels ?
- Cet homme est originaire du Nord, il a étudié à la fameuse école Quốc Học de Hué, cela avant d’entrer dans l’armée. Nous savons que Hô Chi Minh ainsi que Ngô Đình Diệm l’ont fréquentée eux aussi. Il parle, m’a-t-il dit, un français impeccable. Sans en avoir l’absolue certitude, je suis porté à croire qu’il serait de la famille du Général Giap.
- A-t-il déjà mentionné son nom ?
- Jamais.
- Alors qu’est-ce qui te permet d’y voir une certaine filiation ?
- La Phalange.
- Tu précises ta pensée.
- Le Général Giap a fondé l’Armée populaire vietnamienne s’appuyant sur des principes de base, à savoir la mobilisation autant des civils que des militaires, ainsi qu’une habile synthèse entre les stratégies traditionnelles vietnamiennes et certains apports étrangers, surtout les maoïstes. Ðiện Biên Phủ et l’offensive du Têt (1968) constituent ses plus grands exploits militaires. Ils modifièrent fondamentalement la donne dans les guerres contre le colonialisme français et l’invasion américaine.
- Si je te suis bien, dit Ba, la Phalange aurait pu être une création d’un proche parent du Général Giap. C’est ce que tu crois.
- J’en suis de plus en plus persuadé.
- Alors, le mystère de cet homme serait son identité ?
- Ce n’est pas ce que je dis. Il loge ailleurs. Possiblement dans une série d’événements survenus à la suite de la chute de Saïgon, assez importants pour que son engagement militaire en soit affecté.
- De quel ordre ?
- Voilà justement toute la question.
Linh, la nouvelle serveuse, s’approcha de la table.
- J’ai une nouvelle à vous annoncer. Ma patronne m’a avisée ce matin qu’elle ferme le café. Le propriétaire ne renouvelle pas son contrat de location. Il a vendu l’emplacement à un promoteur qui souhaite y construire un parc de stationnement.
La peur dont il faut avoir le plus peur,
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