Je me permets tout de même, et cela tous
les soirs, de flâner quelques longues minutes accoudé au parapet du balcon de
mon appartement PLUS HAUT QUE LES
HIRONDELLES au 29ième étage du building qui surplombe le
District 8. À dévisager ma Saïgon. Lui faire la scène du balcon. La regarder
tout doucement s’éteindre, point par point, district par district, se laisser séquestrer
par une noirceur de soie. Belle dans toute sa plénitude quasi érotique.
Saïgon, à la presque
nuit, il lui perle des couleurs du jour qui n’ont pas su s’éclipser. Je les
comprends les couleurs du jour. Pouvoir encore caresser cette ville-fille en de
longs mouvements de serpent, en vols gracieux de chauve-souris, en quelques
clins d’œil de phosphore égratignant les nuages; pouvoir encore respirer cette
chaleur diluée au petit vent capiteux, unique, celui qui décoiffe les stands, chasse
les papiers des trottoirs, avale ce reste d’humidité, se faufile dans les
maisons ouvertes - elles sont toujours ouvertes les maisons de Saïgon - celui qui
s’amuse puérilement à faire frétiller les pieds nus.
Cette Saïgon que j’aime,
une Saïgon plus énigmatique encore que la belle jeune fille à l’ao-daï bleu et
blanc assise en amazone sur une Vespa jaune; cette Saïgon immensément confiante
en ses pouvoirs de séduction; cette Saïgon aux yeux et aux cheveux noirs dans
la nuit qu’elle éclaire.
Accoudé je lui dis,
dans l’obscurité de plus en plus profonde de ses yeux multicolores, qu’elle
m’ensorcelle. Qu’aujourd’hui encore, déambulant dans le District 8 tout près de
l’appartement, sans m’y égarer, je lui dis qu’elle me réserve toujours des surprises
fascinantes de sa voix aux mille et un tons, vocalises, un arpège qui surpasse
Mendelsohn et Schumann réunis. Plus gracieux que la démarche typique de ses
habitants.
Et ce que je lui dis
n’a de cesse que les émerveillements qu’elle me procure.
Ce qui ne m’empêche
aucunement de songer à ce que bientôt Carole, Guy et Émile arriveront. Ce sera
une joie multipliée que de leur faire découvrir – pour trop peu de temps - toute
la magie de ma ville-fille. Ma folle Saïgon. Je voudrais que nous puissions y
passer des jours et des nuits mais les exigences du
voyage feront que d’autres endroits aussi fabuleux nous attendent : le
delta du Mékong, ce fier fleuve; Phu Quoc, l’île enchanteresse; Da Lat, la
ville des fleurs; Dak Lak, la pureté des Hauts Plateaux; Da Nang et Hoï An, le
summum de la beauté vietnamienne; Hanoï, vieille ville aux mille contrastes; la
Baie d’Halong, le chef-d’œuvre de la nature vietnamienne; finalement, Sapa, la
haute montagne.
Lorsque je
vérifie le planning en collant à l’itinéraire le temps mis à notre disposition,
je me dis qu’il leur faudra des jours et des jours, une fois de retour au Québec,
pour décanter tout ça, ajuster dans la mémoire ces richesses inouïes que renferment
ce pays prodigieux.
Maintenant
que les principaux intéressés ont été mis au courant, je puis me permettre d’écrire
ici ma décision de demeurer au Vietnam en avril prochain; ne pas rentrer. Le
retour se fera plutôt en avril 2017.
Je veux y vivre une
année complète. Connaître la mousson. Voir comment ma Saïgon se replie sur
elle-même alors que les pluies diluviennes s’abatteront sur elle. Je veux hurler
mon horreur à l’humidité qui me fera suer pendant quelques mois. Aimer c’est
aussi accepter de souffrir avec ceux que l’on aime.
L’an dernier et les
années précédentes, je croyais avoir fait le tour de mes réseaux. Non. On n’en
fait pas le tour… on en ajoute. Au point que j’arrive difficilement à partager
mon temps entre toutes ces connaissances qui me font l’immense privilège d’être
des leurs, leur ami.
Devenir le grand-père
d’un Vietnamien pur laine; devenir dans quelques mois le parrain d’un petit ou
une petite vietnamienne, ses parents me l’ayant demandé; devenir l’oreille
attentive d’amis qui s’ouvrent à moi; devenir l’ ''english’s teacher'' de plusieurs
d’entre eux; garder les yeux pour quelques heures sur l’échoppe de celle qui
doit courir à l’hôpital avec sa fille souffrante; devenir… Oui, ce verbe qui ramasse en son sens du passé,
du présent et de l’avenir. Oui, je suis en devenir. Et heureux de l’être.
Il y a dans les
rapports avec les Vietnamiens une fois rassurés quant à vos intentions
profondes – certaines cicatrices du colonialisme sont toujours apparentes - il
existe, fort comme du roc, une sorte d’infinitude, un au-delà du temps et de l’espace
qui donnent à réfléchir. Autant sur les relations humaines que sur la franchise
et le partage.
Souvent, la question
de la pauvreté et des différents moyens pour s’en sortir ressurgit dans nos
conversations. Je leur rappelle que toute comparaison univoque ne mène nulle
part. Leur grandeur d’âme, la qualité de leur culture et la richesse de l’ouverture
à l’autre dépassent, et de beaucoup, la simple question monétaire. Évidemment,
a beau parler celui qui a les poches pleines, cela ne modifie en rien le
quotidien de l'autre. Mais, comme me le répétait tous les jours YoYo, mon guide durant
quatre ans, ''aujourd’hui, je suis vivant''.
Oui. Vivant. Je
dirais plus; être capable de vivre tous les jours, combattre cette chaleur
tropicale, s’assurer que la famille, les amis puissent en faire autant, être
présent, véritablement présent, de cette présence à la communauté qui obnubile
la souffrance et les incertitudes.
L’engagement
vietnamien est permanent. Ils ont tellement eu à se serrer les coudes que c’est
quasi de l’atavisme maintenant. Ils sont de cette hérédité que nous,
occidentaux plaintifs et insécures,
en sommes dépourvus. Il ne faut pas se surprendre que les gouvernements brandissent
la moindre menace à la sécurité pour nous faire reprendre le rang. Je ne vois
pas cela ici. Ne vois ni la peur ni la crainte. Plutôt des hommes et des femmes
aguerris à la vie. Ils se savent redevables
à ce qui leur a permis de continuer à devenir.
À la prochaine