Lettre à Lionel Bernier
Lionel,
Je souhaiterais, d'entrée de jeu, citer ces paroles combien senties et tellement appropriées; elles sont de Simone Weil:
C'est un devoir pour chaque homme de se déraciner (pour accéder à l'universel), mais c'est toujours un crime de déraciner l'autre.
LA BATAILLE DE FORILLON, roman publié chez Fides en 2001, vous l'avez écrit afin que jamais cette chronologie faite d'événements macabres ne puisse, d'abord être oubliée et sans doute afin que chaque être humain sache et comprenne combien l'homme peut devenir machiavélique lorsque la servilité le guide.
Mon cher Lionel, je ne vous connais pas, mais que je vous ai suivi à travers ce jeune avocat prénommé Archange. Votre roman m'a rejoint, beaucoup à cause de mon été gaspésien, des quelques remarques grapillées autant à Cap-des-Rosiers qu'à l'Anse-au-Griffon ou encore à Percé, que par cette extraordinaire force d'écriture. Vous savez passer du juridique au poétique, du descriptif au pamphlétaire, de la passion à la raison. Vous êtes Gaspésie! Dans tout ce qu'elle a de terre, de mer et de montagne. Vous êtes Gaspésie! Dans l'avant et dans l'après Forillon. Vous n'êtes pas monté aux barrières, vous avez refusé la barrière, celle qui obligerait les habitants de cette terre arrachée de manière si brutale et si injuste, à franchir tête basse et mots muselés. Vous démontrez avec une clarté digne des soleils du matin et du soir sur la côte gaspésienne, appuyé au phare de Cap-des-Rosiers que sur cette terre, la vôtre pour toujours, on ne capitulerait pas. Jamais. Avant comme après.
Vous nous présentez des personnages attachants (Philip-John, Mme Albina, Tenfan, Félix et combien d'autres), aux prises avec une machine de guerre huilée à même les fonds incommensurables de deux gouvernements, l'un capitulant et l'autre triomphant. Ces hommes et ces femmes profondément ancrés dans ce coin de pays, si éloigné que toute cette bataille aura presque passée inaperçue, n'eût été cette tenacité à voir la justice éclater, ces hommes et ces femmes auront vécu des années d'un supplice insupportable. Mais ils croyaient que cette grande opération d'épuration, comme vous le dites et qu'aujourd'hui se comparerait à certains génocides tristement célèbres, ils ont cru que jour après jour, ils se devaient de sauvegarder un patrimoine si riche, issu de tant et tant d'influences qui tissèrent l'originalité que vous réussissez tellement bien à nous partager.
Les grands débats ont lieu dans les grands lieux. Grave erreur de logique car vous avez vécu un immense débat sur un immense territoire avec, pour écho, que quelques bribes d'information s'échappant lorsque du juteux en sortait. Imaginons un tel nettoyage à Québec ou encore à Montréal. C'est le conflit. Pensons à tout ce qui s'est dit d'acerbe lors des débats entourant les fusions obligées. Ne l'oublions pas, vous fûtes les premiers à être obligatoirement fusionnés. Tout cela de nuit. Sans bruit. Pas de bruit pas d'écho. De toute façon, les centaines et les centaines de kilomètres séparant Gaspé de Montréal auraient facilement dévoré les restes d'un écho venu de votre patrie de mer. Je ne me trompe pas en disant que la Gaspésie, voilà une patrie. Votre roman nous la fait si bien sentir, si bien vivre.
Lionel, je laisse LE BATAILLE DE FORILLON avec, dans le fond de la gorge, un dégoût répugnant. Comment ai-je pu de pas être au courant de vos luttes alors qu'elles se déroulaient? Facile aujourd'hui de dire que les journaux ne couvraient pas les événements, que l'automne 1970 approchait, que d'autres dossiers plus importants sollicitaient mon attention. Facile. Alors que vous étiez les deux pieds dedans. Jusqu'au cou.
Aujourd'hui, 35 ans après, je me permets de croire que vous y pensez encore. Toujours. Une telle cicatrice ne peut pas, quotidiennement, apparaître à vos yeux sans le coeur défaille un peu. Le vertige sur le haut d'une falaise. Même désensibilisé, il est là, installé à demeure comme la marée.
On dira que les magnifiques paysages de Forillon sont la propriété de tous les Canadiens, de toutes les Canadiennes maintenant qu'ils sont parc national fédéral. Il n'en reste pas moins qu'ils cacheront dans les grands bruissements du vent, dans les amples mouvements des arbres et la régularité de la mer, ils cacheront des odeurs de maisons brûlées, de terres violées et principalement, la déprime de gens intensément debouts malgré la courbure de leur dos.
Je terminerai cette lettre en citant les vers de Victor Hugo tirés de La Légende des siècles que vous avez vous-même utilisés:
Oh! que de vieux parents, qui n'avaient plus qu'un rêve,
Sont morts en attendant tous les jours sur la grève
Ceux qui ne sont pas revenus!
Salut Gaspésie.
LA BATAILLE DE FORILLON, Lionel Bernier, Fides 2001