samedi 29 avril 2017

5 (CINQ) (CENT TRENTE-SEPT) 37




m1)   en route vers SaPa

Pendant longtemps, pour se rendre à SaPa dans la province la Lao Cai, au nord de Hanoï, il fallait prendre le train de nuit; plus question de train pour Daniel Bloch.  Une autoroute très moderne permet maintenant d’y arriver en quelques heures. Il voyagerait en voiture, celle que l’agence de voyages mit à sa disposition et qui roulait depuis deux heures déjà. Le chauffeur, et guide à la fois, proposa un arrêt.

– Excellente idée. On prend un café?

Le long de la route, ici comme partout au Vietnam, de nombreuses haltes permettent de se reposer et apprécier la nourriture locale ou encore l’artisanat régional. À cette étape, l’étranger au sac de cuir en profita pour s’informer sur celui qui l’accompagnerait durant cette semaine d’escapade.

– Je suis du Nord. Certains disent le nord du Nord car Ha Giang est à quelques petits kilomètres de la Chine. Je vous y mènerai lorsqu’on passera dans ma province.
, ne me semble pas vietnamien comme nom. 
– Vous avez raison. Je suis originaire de la minorité Thay et, pour nous identifier, on emprunte autant à la langue thaïlandaise qu’au vietnamien.

Ce chauffeur-guide respirait la bonne humeur, la santé et la joie de vivre. Rapidement, Daniel Bloch s’aperçut que le bout de chemin qu’ils feraient ensemble serait exactement à l’image de ce qu’il souhaitait, c’est-à-dire convivial et truffé de curiosités. Déjà, s’excusant toujours de le déranger, l’informait compendieusement sur l’essentiel des attraits géographiques et historiques des lieux. Cela lui plaisait. À ses questions suivaient des réponses brèves mais précises. 

– Est-ce que tu vis à Hanoï?
– Pour la période scolaire seulement.  
– Tu étudies à l’Université de Hanoï?
– En relations internationales, plus précisément dans le secteur de la diplomatie.

Ce jeune homme du nord du Nord gagnait sa vie comme guide touristique en plus de donner des cours d’anglais dans une école privée très renommée de la capitale vietnamienne. Ses cours de maîtrise en relations internationales achevés, il pouvait consacrer plus de temps à l’agence ce qui lui permettait de vivre et aider sa famille. Il allait se marier quelque part l’automne prochain avec une jeune fille de son village, enseignante à l’école primaire. Il devenait évident que les deux personnages s’entendraient, chacun respectant l’intimité de l’autre. L’étranger au sac de cuir avait précisé à l’agence que deux chambres individuelles devaient être réservées pour tout le temps qu’allait durer le périple. On lui avait proposé, afin d’économiser sur le prix net, de partager une chambre, ce qu’il refusa.

– Prochain arrêt, Lao Cai puis on monte vers SaPa.


         m2)   en route vers SaPa

Le départ de Daniel Bloch n’allait pas freiner le rythme infernal imposé par Dep à toute son équipe. Alors que celui-ci gravissait la route le menant vers un homestay fort sympathique, niché dans les rizières en escaliers, à quelques kilomètres de SaPa, un messager se présenta au café Con rng đ.

– Mademoiselle Dep, le Président du comité souhaite vous rencontrer.

La conversation dura moins d’une heure mais leur permit de clarifier quelques points demeurés en suspens. Il s’informa sur la pertinence du choix de la troupe des NAINS, rappelant le manque d’autres options. Dep s’en montra fort satisfaite puisqu’en deux jours on avait abattu un boulot inestimable et que la population savourerait sans aucun doute la pièce de théâtre. Elle précisa, afin de ne pas créer de commotion chez les élus, que le genre auquel on assisterait n’était pas nécessairement traditionnel mais que l’objectif visé était curatif.

– Je crois, mademoiselle, que vous avez parfaitement bien saisi l’objectif de ces activités. On est souvent enclin à la redondance. Je veux dire par là que nous favorisons ce que tous connaissent, comme si rien d’autre n’existait.
– Je suis tout à fait d’accord avec vous, monsieur le Président.
– Cela m’amène au dernier point que je veux aborder avec vous, en lien avec le projet de bibliothèque.

Depuis la réunion au cours de laquelle la jeune fille avait surpris tout le monde par sa déclaration intempestive, le Président du comité populaire lui vouait, sans jamais l’avouer ouvertement, une admiration profonde pour son cran et sa personnalité. Il reconnaissait son influence sur le groupe des xu xí… la clientèle du café et sa tenancière qui, par le piège tendu à la Main, lui avait certainement évité des embêtements. Son projet de bibliothèque, il en était certain, d’autant plus qu’il avait décidé d’y mettre tout son poids politique, se réaliserait tout comme il allait pouvoir, de son vivant, entrer dans la Maison du peuple, le grand rêve de sa vie.  

– Vous êtes d’une aide inestimable pour le quartier. Vous avez transformé une tragédie et un drame en un élan constructif. Comme il n’est pas dans les règles et les habitudes du Parti de souligner les actions individuelles - le culte de la personnalité, on laisse cela pour Oncle Hô, le seul véritablement digne d’un tel honneur – je me permets toutefois de signaler quelques embûches qui pourraient se frayer un chemin jusqu’à vous.
– Je vous écoute, monsieur le Président.

Le vieil homme se leva, commanda du thé vers une porte qu’il ferma immédiatement derrière lui.

– Mademoiselle, la bibliothèque ouvrira ses portes, j’en suis convaincu. La Maison du peuple, érigée sur le terrain de feu votre oncle deviendra fonctionnelle d’ici quelques mois. Pour certains élus, quitter ces locaux sera affligeant. Leurs arguments étant que les activités du comité ne peuvent s’arrêter durant la période transitoire, ils demandent où se tiendront leurs réunions? Comment conserver active la vie citoyenne? Ces questions posent problèmes mais sont porteuses de belles solutions. 
– Vous comprendrez qu’il m’est assez difficile de vous suivre dans cette voie, la politique n’étant pas ma force.
– Vous en avez d’autres tout aussi admirables. Je vais proposer aux élus de continuer à tenir nos délibérations dans les locaux actuels - les futurs locaux de la bibliothèque -  et pour éviter qu’un feu ne s’allume, nous les nommerons temporairement: la Maison du peuple.
– Nous n’en sommes pas encore au point de nommer les salles mais je comprends fort bien la situation. Pour l’ensemble de l’œuvre on pourrait utiliser celui de : thư vin* (bibliothèque).
– Cela ira de soi. Sachez que l’on vous accostera afin d’influencer vos sélections. Plusieurs aiment bien utiliser, je devrais dire réutiliser, les noms des patriotes qui servent à baptiser nos rues, nos ponts, enfin tout ce qui est du domaine public; vous l’aurez remarqué ici et partout dans le pays. D’autant plus évident pour une bibliothèque. Mais je sais que vous userez de votre diplomatie et votre ascendant pour trouver un espace entre ces habitudes et ce que je peux appeler, la nouveauté.
   
On frappa doucement à la porte. Le secrétaire du Comité populaire entra, un cabaret de thé fumant dans les mains.

– Merci. Vous connaissez mademoiselle?
– Monsieur le Président, qui ne la connaît pas? Permettez-moi de vous saluer, Dep.
               
Sans se lever, la jeune fille baissa la tête. Les deux hommes remarquèrent la qualité du salut traditionnel ne ressemblant en rien à celui d’une personne d’un rang inférieur. Lorsqu’elle quitta le local du comité populaire, il semblait clair pour Dep que « nommer » était un geste important pour les élus, qu’elle devrait donc, avec Cây (le grêle), rassembler un florilège de dénominations qui puissent satisfaire tout le monde. Pour le contrôle et la censure, elle s’en remettrait aux documents officiels publiés à l’intention des bibliothèques par le ministère de la Culture.
             

m3)   en route vers SaPa

Daniel Bloch arriva à Sapa. Découvrir cet environnement unique, la fraîcheur du temps, l’étendue des rizières en escaliers, ces montagnes qui ceinturent une vallée creuse, cela l’émerveilla. On eut bien raison de l’avoir conseillé d’y venir. Sa chambre donnait sur le soleil couchant. Quelques tintements de cloche au cou des brebis flottaient dans le soir qui s’installait. Le dîner était prévu en compagnie de la famille des propriétaires ainsi que les autres clients, Européens pour la plupart. On servit de l’agneau tout à fait exquis accompagné d’un vin rouge chilien. Le froid se butait à un feu de cheminée devant lequel dormait un énorme chien d’une race que l’étranger au sac de cuir ne connaissait pas, mais lui rappelait de lointains et mauvais souvenirs.

Il y a toujours un au-delà… Ces quelques mots, écrits voilà de ça quelques années, sans être en mesure de dire exactement dans quelle situation, l’avaient lancé dans cette aventure qui depuis perdurait. Un au-delà de la route… de la misère et de la souffrance… un au-delà n’ayant rien à voir avec la religion. Et ce soir, loin de Hanoï, hypnotisé par ce chien endormi et soupirant à ses pieds, il entreprenait la grande finale de son tour du monde. Ce court voyage d’une semaine à peine ressemblerait à une retraite. Sortir du haut de la pente, descendre en lui pour reprendre l’introspection entreprise et mise en veille depuis les xu xí… Poser la question « Qui suis-je? » c’était déjà fait depuis plusieurs années et ça ne l’avait mené nulle part. Il devait aller au-delà

… par cette nuit paisible! Si les étoiles avaient eu l’idée de s’éteindre, Daniel Bloch se serait retrouvé en plein cœur des ténèbres. Depuis tout jeune enfant, l’obscurité lui inspirait la peur. Encore maintenant. Il entend continuellement le roulis du train qui le mena de la maison de Varsovie à Auschwitz. Le balancement du wagon… Le choc des corps s’effondrant au plancher… La main tenant la sienne et qu’il ne reconnaît pas. « Maman, où es-tu? »  « Papa, j’ai peur! » Sans réponse. Sont-ils dans la même oscillation que lui? Se savoir, à trois ans à peine, conscient que ce brimbalement mène chez l’enfer. Les prières qu’il entend réciter au-dessus de sa tête en parlent déjà. Parfois, c’est le jappement d’un chien lorsque le convoi s’arrête qui fait la discipline, fait taire tout le monde. « Es-tu là, maman? » « Papa, papa, réponds-moi! » Et rien d’autre que le crissement du fer sur le fer. Trois ans et entièrement seul dans l’obscurité fétide.

La chambre mise à la disposition de Daniel Bloch est située à l’étage du homestay; celle prévue pour , dans le bâtiment principal où se trouve la salle à manger et les chambres familiales. Le chauffeur-guide resta à discuter alors que l’étranger au sac de cuir, illuminant de son téléphone portable le petit sentier, arrivait à sa chambre. Frileusement installé à la fenêtre, recouvert d’un édredon doublé d’une peau de mouton qui le réchauffe, il a peur. Cette même peur transmise depuis des générations de Juifs, depuis la Shoah, ancrée en lui et à laquelle personne n’aura répondu. Il la reconnaît, elle le harcèle depuis si longtemps. Cette première nuit hors de Hanoï allait-elle tourner au cauchemar…


m4)   en route vers SaPa

Ce coin du Vietnam, à la porte de la Chine, où l’on retrouve principalement des habitants de l’ethnie H’mong (les Noirs, les Rouges et les Bleus) se caractérise principalement par la présence du Mont Fansipan, le plus haut sommet de l’Asie du Sud-Est. Un téléphérique long de six mille mètres permet de s’y rendre, évitant la montée parfois hasardeuse exigeant plus de deux jours. Cette excursion, l’a mise au programme pour le lendemain. Il avait suggéré à Daniel Bloch de se coucher tôt. Lors du dîner, autant les Vietnamiens que les Européens furent surpris d’apprendre qu’il avait dépassé les soixante-dix ans. Depuis son arrivée au Vietnam, on ne cessait de lui répéter qu’il faisait beaucoup plus jeune que son âge. De son côté, il s’amusait à rappeler ces paroles des anciens Vietnamiens : «  À cinquante ans, nous connaissons enfin le sort qui nous est arrivé; à soixante, nous faisons à notre guise; à soixante-dix ans, si on n'est pas encore estropié, il ne faut pas se vanter d'être infaillible. Même au seuil de la mort, on peut se tromper. » Cela divertit l’assemblée, mais l’étranger au sac de cuir savait parfaitement bien que l’âge n’a rien à voir avec l’allure extérieure, davantage avec notre façon d’aborder la vie, de la vivre.

Bien disposé à suivre le conseil de son chauffeur-guide, il n’arrivait toutefois pas à s’endormir. Il s’était donc installé devant cette fenêtre qui lui reflétait l’image d’un homme vieilli, d’un homme dont les pas l’avaient mené par-delà le monde, au-delà de son âme. Il traînait lamentablement avec lui les échecs répétés de ses cours de linguistique, de son mariage avec cette femme qu’il comparait à la soeur de Mendelssonh, non pas en raison du même prénom, Fanny, mais à cause de cette extraordinaire patience qu’elle avait toujours su manifester. Européenne, il lui fut très difficile de s’adapter à la vie américaine. Une fois réussi, elle avait à repartir vers l’Allemagne, son mari ayant trouvé là une autre université où travailler. Elle refusa. Carrément. N’ayant pas d’enfants, le divorce fut rapidement prononcé et leur séparation, à l’image de leur union : lui dans ses livres, elle dans ses traductions simultanées au siège de l’ONU à New York.




La nuit progressait. L’obscurité emplissait l’espace. Le froid rampait sur le plancher, frôlait les murs. Quelques fois, le chien jappait; Daniel Bloch cabrait les reins, la sueur humidifiait son front. Il avait laissé ses lunettes de lecture tout près du lit, ne réussissant pas à lire. Se concentrer exigeait trop d’efforts. Mettre en place dans son cerveau tout ce qui gravitait autour de lui l’amena à constater que depuis son arrivée à Hanoï, il avait complètement abandonné son auto-analyse. Cesser d’y penser est souvent une manière détournée de l’escamoter, de passer à autre chose. Inconsciemment, ce court voyage devait relancer l’introspection. La peur s’amusait à lui mordre la chair. Il se dit : « Au-delà… il faut aller au-delà… » Et commença le cauchemar!


À suivre

mardi 25 avril 2017

5 (CINQ) (CENT TRENTE-SIX) 36


 



L1)    le songe d’une nuit d’été

Cây (le grêle), celui qui pousse comme du bambou, une fois passé l’épisode qui l’aura affligé autant que son entourage, travaille jour et nuit depuis l’annonce du projet de la bibliothèque dont il sera le pivot central. Qu’un obstacle se dresse ou qu’une question dépasse ses compétences, il court consulter Dep. Ses craintes portaient sur le choix des livres, ceux que l’on autorise ou pas à mettre sur les tablettes; la censure et le contrôle l’embêtent au plus haut point. La jeune fille recevait ses interrogations dans toute leur pertinence. Elle savait, par sa mère, qu’on ne peut pas lire n’importe quoi dans le Vietnam d’aujourd’hui tout comme ce fut le cas lorsque l’institutrice lui remit, en cachette, le livre de Pearl Buck. Le camoufler, le protéger tel un grand secret, ne le partager qu’avec les personnes en qui elle avait entièrement confiance, cela fut constant durant son enfance et son adolescence. Toutes les deux se retiraient sur le balcon face à l’étang, s’assuraient que personne ne les surveillait et la lecture démarrait. Dep ne souhaitait pas jouer à cache-cache avec les membres du Comité populaire, alors elle usait de diplomatie. Les questions judicieuses de Cây (le grêle) lui apprirent à marcher sur des œufs, à donner pour recevoir, gardant toujours en tête l’objectif ultime.

Daniel Bloch manifesta sa joie, saluant le jeune homme qui ressentait encore de la gêne, de l’embarras en sa présence. 
– Heureux de te revoir. Comment vont les démarches en lien avec la bibliothèque?
- Vous savez, monter un inventaire de livres s’avère passionnant. Par chance, Dep est là pour me ramener sur terre, me recentrer sur le fondamental sans quoi cette bibliothèque ne répondrait absolument pas aux besoins des gens.
– Un pas après l’autre?
- Tout à fait. Elle me répète son amour pour Pearl Buck, le comparant à celui que je manifeste pour l’Histoire. Ce sont là nos choix mais que notre tâche c’est d’ouvrir les livres à ceux qui ne savent pas encore ce qu’est lire. Cela va beaucoup plus loin que des choix d’auteurs; c’est composer un menu, une carte appétissante afin d’aiguiser l’appétit.

Dep avait laissé les deux hommes à leur conversation rejoignant Khuôn Mt (le visage ravagé) qu’elle invita à leur table où d’une tasse de café à une tasse de thé, un sérieux échange semblait s’entamer.
  
– Avant de vous laisser tous les deux, donnez-moi un instant afin que je résume le scénario de la pièce de théâtre. Nous en sommes là mais le processus de création mis en branle continue. J’aime bien cette manière de travailler à la fois vivante et ouverte aux caprices du vent de l’imagination.

‘’ Dans un village, y vivent des gens anormalement petits. Un jour, arrive un géant qui suscite l’étonnement. Il propose une potion magique leur permettant de grandir. Certains acceptent, d’autres pas. Les premiers s’adapteront difficilement à un nouveau style de vie dans lequel ils ne se reconnaissent plus mais leur permet de voir le monde différemment. Ils continuent de vivre avec ceux qui ont refusé la potion, ressentant un regard envieux et inquiet porté sur eux. Le village est désormais peuplé de personnes de petite taille et de géants qui cherchent tant bien que mal à vivre ensemble et résoudre les problèmes que cela provoque. La structure du village, bousculée, devra être revue et corrigée afin de s’adapter à cette nouvelle réalité. Comme changer nous change, tout se complexifie. Les vieux concepts ne tiennent plus, faudra trouver un nouveau paradigme. Survient un drame : un nain, devenu géant, n’en pouvant plus se donne la mort. Des opinions, des explications et même des accusations surgissent pour tenter d’expliquer le geste. À partir de cette tragédie, le géant originel souhaite devenir nain afin de découvrir la véritable raison du geste désespéré. De géant il deviendra nain. Il s’apercevra qu’en scrutant le monde à partir d’une autre perspective, les questions se posent différemment. Une nuit d’été, apparaîtra une chimère muette. Son coup de baguette démontrera que tout ne se clarifie pas magiquement. La nuit n’apportera aucun éclaircissement car chacun ne se pose pas les bonnes questions. Superficiels, ils croyaient qu’en changeant l’extérieur, tout aurait pu être mieux. Que la mort ne s’explique pas, qu’elle peut aussi détruire les rêves, les espoirs, les envies; leurs croyances également.  Le tout s’achèvera au petit matin, du fait que la potion devenue obsolète s’avéra… un songe.’’  
- Voilà, acheva Dep. La troupe verra maintenant à rendre cette métaphore crédible et vraisemblable sur scène. Je ne sais pas exactement à quoi le tout ressemblera à la fin mais j’ai confiance.
- Tout simplement captivant, ma fille. Ce qui me fascine, c’est la possibilité offerte aux comédiens d’y mettre le plus d’eux-mêmes. Fort dynamique; j’ai bien hâte de voir le résultat. Je vais assister aux deux représentations car chacune d’elle sera différente.
– Je le crois aussi.
- Tu m’avais demandé de réfléchir à une musique devant faire patienter la foule avant la représentation. Suite à ce que tu m’as dit, spontanément UN SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ revint à mon esprit. Des extraits pourront fort bien s’intégrer à votre thème. Mendelsshon me semble parfaitement convenir.
- Tùm (le trapu) se fera un plaisir de me la faire écouter, poursuivit Dep qui, accompagnée de celui qu’elle ne pouvait plus quitter, salua Daniel Bloch lui souhaitant un bon voyage dans le Nord du Vietnam.
– Ces quelques jours de repos me feront un bien énorme, lui répondit-il. Tu avais autre chose à me parler, Dep.
- Oui, mais cela peut attendre encore un peu.


          L2)   le songe d’une nuit d’été

Cây (le grêle) se préparait également à quitter lorsque l’étranger au sac de cuir lui dit :
- Tu ne vas tout de même me laisser seul pour dîner?

Le jeune reprit place à la table que la serveuse nettoyait. Une fois les commandes données, la conversation redémarra.

– Ce projet de bibliothèque te tient vraiment à cœur, demanda Daniel Bloch.
– Il n’y a pas que ce projet, répondit Cây (le grêle).
– Autre chose en vue? 
- J’aurais plusieurs questions à vous poser, si vous me le permettez.

L’échange entre les deux hommes dura jusqu’à la fin du dîner. Rapidement, l’embarras qui tentait de s’installer entre eux s’éclipsa. Aux questions posées, des réponses franches et incisives se succédaient à un train d’enfer. Ils abordèrent la question du passé de l’étranger au sac de cuir, son horrible enfance passée entre Varsovie et Auschwitz. Comment survivre à la mort de ses proches? Jusqu’où, jusqu’à quel moment la vengeance demeure-t-elle vive en soi? Peut-on arriver à oublier?

Daniel Bloch parvenait difficilement à contenir le flot de questions du jeune adepte d’Histoire. À quoi ressemblait le ghetto de Varsovie? La guerre? Pourquoi l’homme y recourt-t-il constamment pour régler ses différends? La paix est-elle possible? La linguistique avait-elle un lien plus ou moins éloigné avec son histoire personnelle? La maladie mentale peut-elle s’avérer un mécanisme de défense face à la réalité? Si ce n’eut été du soir qui arrivait, sans doute seraient-ils encore à discuter, partageant des éléments de leur vie qui semblaient se métisser.

Cây (le grêle) absorbait ces renseignements au point qu’il en oublia de manger. Une réponse amenait d’autres sujets. Il lançait des pistes, des avenues s’ouvraient. Comme il aimait que l’on s’adresse à son intelligence! Cet échange le captiva.

– Tu m’excuseras mais je dois retourner à l’hôtel, je pars demain vers le Nord du Vietnam. Un voyage en solitaire dont j’avoue avoir grandement besoin. Toutefois, j’aimerais te parler d’un projet.
– De quoi s’agit-il?  
- J’ai gardé des contacts avec certains recteurs d’universités américaines et européennes. Il me semble que si tu ajoutais à ton prochain travail à la bibliothèque quelques heures d’études, une fois achevé un diplôme de premier cycle, je pourrai te recommander pour un stage à l’extérieur du Vietnam. Tu possèdes d’excellentes aptitudes, ton goût pour l’Histoire est insatiable et ta grande capacité d’apprendre feront de toi un candidat parfait pour une maîtrise universitaire.
– Vous savez, je ne suis pas un modèle d’ambition, ajouta le jeune homme. De plus, lorsque votre vie fut dominée par un parent surprotecteur ou encore un régime totalitaire, les ailes pour s’envoler n’ont pas pris le temps de pousser.

Dans l’expression que lui adressa Daniel Bloch une réponse s’affichait.

- Tu sais, le passé s’accroche à nous tel un stigmate. On le porte toujours. Il ne reste que le temps… il faut miser sur le temps… un jour, on ne sait jamais quand, tout s’enclenche.

Le jeune homme comprit et cette complicité mit un terme à l’échange.                                                                                                                                                                                        

     L3)       le songe d’une nuit d’été
La jeune fille trisomique de la troupe des NAINS possédait une radio à transistors qui grésillait plus qu’il n’émettait des sons. Elle semblait la seule à décoder ces vibrations. Y consacrait une bonne partie de son temps. Constamment près d’elle, il lui était devenu un inséparable compagnon.

– Ce sujet est difficile, est-ce que je me trompe, dit-elle au directeur de la troupe qui achevait de manger. 
– Tu trouves?

Un long moment de silence attira l’attention des autres membres de la troupe. On s’approcha du duo, forma un cercle, leur façon d’entamer une discussion ou de fignoler quelques détails.

– Il nous faudra trouver des chemins de traverse sur la piste que nous avons pointillée aujourd’hui, poursuivit le directeur. Éviter de tout mâcher pour le spectateur. Rester dans notre zone de confort, demeurer attentif à l’évolution de la démarche. Mais j’avoue que cette thématique du changement, de la transformation se présente à nous pour une première fois.

Parmi les gens de petite taille s’en démarquait une, plus âgée que les autres. Au cours des longs périples sur les routes vietnamiennes, elle devint celle par qui tout se met en place, l’alter ego des membres de la troupe. Sauf lors des séances de travail, elle parle rarement; une femme intérieure. Secrète mais que tous écoutent.

– Cette pièce sera différente de celles que nous avons présentées auparavant. Il y a beaucoup d’eux, ceux de ce quartier, beaucoup de nous aussi. Le scénario va plus loin qu’il ne le laisse présager. Bizarrement, je nous vois sur scène, entourés de silence, de plus de musique que de mots. Aucun décor. Nos gestes stéréotypés allant du bas vers le haut puis s’inversant. Aucun personnage central. Le géant porteur de la potion magique aura moins d’importance que les silences par où s’infiltre une musique insistante comme un métronome. La nuit du suicide, nuit d’été, semble ne jamais s’achever tout comme elle semble de s’être jamais enclenchée. On y sera comme dans un songe. Du noir pour la nuit… du rouge pour la mort… du blanc pour le matin. La transformation de chacun n’est apparente que de l’extérieur… la potion crée aussi des effets invisibles…

La personne âgée et de petite taille reprit son souffle. L’écoute atteignait un niveau de sensibilité tel que la jeune fille trisomique laissa sa radio à transistors de côté, celui qui recomptait ses doigts s’arrêta. Le directeur de la troupe buvait les paroles comme un élixir.

Elle reprit :
- D’entrée de jeu, je nous vois tous et toutes, debout… impassibles… silencieux… une musique de fond en sourdine… devant nous, les spectateurs qui s’attendent à une comédie. 
– C’est toujours ainsi partout où l’on passe, dit la jeune fille trisomique.
– Notre silence les rendra nerveux. Impatients. Provenant de la gauche ou de la droite, on entendra des réflexions visant à nous faire réagir. Nous, debout… impassibles et silencieux. La musique s’arrêtera, laissant place à deux ou trois notes de flûte, longuement rejouées par ce musicien faisant partie du groupe des organisateurs. On ne le verra pas. Nous n’entendrons seulement que les notes, sans arrêt réitérées comme des battements de cœur. On doit semer une tension qui appellera le silence de chaque côté de la scène. Une fois acquis, nous jouerons sur ces silences que seule la musique brisera.
– Les personnages? demanda le directeur de la troupe.

Un peu comme si elle voulait simuler une répétition à froid, la personne âgée de petite taille se leva, se dirigea vers nulle part, trois pas puis trois autres. Celui qui avait cessé de recompter ses doigts la suivit, levant la tête comme s’il voyait quelqu’un d’immensément grand devant lui. Deux autres le rejoignirent. Le directeur de la troupe enclencha une musique. Certains imitèrent le bruit du vent dans une forêt lors d’une nuit torride et calme. Bruit et musique se fondirent simultanément.

– Les personnages, demandes-tu? Les personnages.

Elle se tut.  

- Sur scène, ne seront pas des personnages. Chacun et chacune, les spectateurs et nous aurons à choisir son camp, celui des adeptes de la potion magique ou l’autre. Devenir géant ou non. À partir de ce choix, chacun et chacune, les spectateurs et nous aurons à écouter en nous-mêmes ce que la mort voudra bien nous dire. Notre rôle sera de nous amener à nous interroger…  nous demander si tout cela n’est à la limite… qu’un songe d’une nuit d’été

 L4)   le songe d’une nuit d’été

Nous ne sommes ni en été ni dans un songe d’été. Depuis le début de cette histoire, candidement, tous les soirs de chacune des saisons, sauf le dimanche, six garçons sortaient d’un café, cigarette au bec, formaient trois duos déambulant à la queue-leu-leu dans une partie du quartier qui les menait vers une pente. Du haut de celle-ci, on aperçoit le lac que parfois la lune illumine. Des bouquets de bougainvilliers à fleurs rouges poussent sur une terre brûlée. Ils revenaient, machinalement refaisaient le même trajet, passaient devant un kiosque où une jeune fille vendait des ballons multicolores. Ne s’y sont arrêtés qu’une seule fois. Depuis cette fois, l’histoire en devint une autre, celle d’une jeune fille qui marquera de manière indélébile ce secteur d’un quartier de Hanoï.

Nous ne sommes pas encore en été. Les promenades du groupe des xu xí… se sont arrêtés. Ce soir, main dans la main, une jeune fille et un jeune homme arpentent les lieux où se joua le drame, eut lieu la tragédie. Elle, c’est Dep; lui, c’est Khuôn Mt (le visage ravagé). Au rythme lent d’une soirée cheminant vers la nuit, ils marchent; nouveau rituel. Ils auront mis en place, avec le temps, des gestuels au creux d’eux-mêmes : en route vers le bas de la pente, ils regardent ce qui les entoure. Ils se savent désormais unis sans rien connaître encore de leur union.

– J’aimerais, après les activités du quartier, que nous nous rendions dans mon village, chez ma mère, dit la jeune fille. Mes lettres vers elle parlent beaucoup de toi.
– Que lui dis-tu de moi?
– Que tu es beau. 
– Mais je suis laid. 
- Les hommes aiment la beauté, les filles aiment le talent, dit le proverbe.

Le chemin de la pinède s’offrait à eux. Ils s’arrêtèrent. La main de Dep serra fort celle du jeune homme qui revit en accéléré les heures à la fois courtes mais combien porteuses de suites incrustées dans le temps et l’espace de chacun. Une violence abattue sur une jeune fille devenue folle par la suite… Un viol sauvage et sanglant… Une mort violente… Une corde enlaçant la branche d’un grand pin… La brûlure des feuilles… Des fleurs rouges de bougainvilliers… Et la lune qui répandait ici, comme dans les buissons près du lac, de blafardes inquiétudes.

– Tu souhaites te rendre plus loin? 
- Bientôt, répondit la jeune fille qui s’arrêta, attendant le baiser de celui qu’elle avait choisi.
Enlacés comme des ombres se cherchant depuis des lunes, Dep et Khuôn Mt (le visage ravagé), entendirent le silence… puis trois notes de flûte que le soir éternisait.


À suivre

                                                    







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