samedi 8 mars 2025

Si Nathan avait su (22)

                             


- Mademoiselle Thompson, je veux voir deux minutes ?
- Madame Abigaelle Thompson est mon nom.
 
Un court instant le fauteuil roulant de madame Saint-Gelais frémit alors qu'elle entrait dans son bureau enjoignant l’éducatrice de fermer la porte derrière elle, ce à quoi Abigaelle répondit non d’un ton de voix sans équivoque, demeurant debout face à la directrice de l’école ne sachant trop comment interpréter ces paroles énergiques. Elle retrouva en un tour de voix l’assurance un instant échappée.
 
- Je crois que vous oubliez à qui vous vous adressez, mademoiselle.
- Madame vous avez interpellé dans le corridor une autre personne que moi et sachez que pour toute rencontre avec la direction, je dois aviser mon syndicat qui affectera quelqu’un pour m’accompagner.
- Nous partons sur de bien mauvaises bases… elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase que Abigaelle avait déjà quitté le seuil de porte du bureau tournant le dos à une Madame Saint-Gelais en furie. Ça ne restera pas là, sachez-le.
 
Abigaelle allait traverser la rue pour entrer chez elle, mais bifurqua en direction du bureau de la poste. Dans un village comme celui des Saints-Innocents, cet endroit, un peu comme chez la coiffeuse ou chez le barbier, se révèle être le meilleur endroit pour capter les dernières nouvelles, ou les rumeurs, ou en laisser choir soi-même. Depuis son arrivée, la nouvelle éducatrice à la Westfalia jaune faisait l’objet de bien des interrogations et elle en était tout à fait consciente. 

La maîtresse de poste, souvent la personne la mieux placée pour éteindre ou raviver les feux, étouffer les ragots ou laisser flotter des sous-entendus, s’est pris d’affection pour cette jeune fille à l’allure dégourdie. Auprès d’elle Abigaelle en apprit beaucoup autant sur les us et coutumes du village que sur les personnes à côtoyer, celles à éviter. Ainsi elle nota le nom et les coordonnées du responsable de l’émission des permis de pêche et de chasse qui démarrera d’ici quelques jours, le 21 septembre pour être exact. Cette activité de plein air, comme elle l’avait dit à ses huit élèves, était une des principales raisons l’ayant amenée à choisir ce village pour s’y établir. Les enfants furent émerveillés d’apprendre cela puisque tous les pères de famille, ici, en sont également adeptes, mais très peu de mères. Chasse et pêche font partie de l’ordinaire du village en raison de la proximité avec la rivière CROCHE qui reçoit les deux ruisseaux traversant la paroisse, l’un au nord, l’autre au sud. Pour ce qui est de la forêt, elle s’étend, du moins ce qu’on en dit, sur plus de cinq milles - malgré l'implantation du système métrique au pays, on notait à cette époque beaucoup de réticence à l'adopter - ceinturant le village dans son entier.

- Vous m’avez bien dit que le responsable des permis est d'origine autochtone, demanda Abigaelle.
- Oui et il est très gentil. Ça fait longtemps que nous n'avons pu bénéficier de quelqu'un d'aussi compétent, surtout de si honnête. Avec lui, pas de passe-droits. D’ailleurs sa fille fréquente votre école.
- Chelle est sa fille ? Je me demandais pour quelle raison elle ne porte pas de nom de famille, mais je pourrai m’informer auprès de son père.
- Cette famille vit au bout du rang qui ne porte ni numéro ni nom comme tous les autres de la région, on l’appelle le rang non asphalté. Faux, il y en a une deuxième, parallèle à celui-ci, un boisé les sépare, un petit boisé mais quand même, on dit que certains chevreuils s’y cachent pendant la saison de la chasse puisque les tireurs fréquentent surtout la grande forêt, ça devient comme leur refuge. Le deuxième aussi n’est pas asphalté. La raison, et elle est valable pour les deux rangs, c’est qu’ils ne sont pas habités, sauf bien sûr par la famille autochtone sur un et une autre famille, très spéciale celle-là, dans le rang parallèle, vous verrez bien par vous-même. Les ojis-cris sont arrivés il y a quand même un bout de temps, mais  depuis que Don s’est inscrit à l’école professionnelle et devenu garde forestier et garde-chasse, la famille est un peu, en fait un tout petit peu mieux acceptée dans le village. Don est le papa de la petite qui est dans votre classe. Pas grand monde ne les fréquente, mais j’ai su qu’il y a un rapprochement entre les deux familles qu’on pourrait appelés… je ne sais pas si c’est le bon mot… les exclus.
- Chelle est adorable, mais craintive.
- Je crois, répondit la maîtresse de poste, que c’est la première fois depuis sa naissance qu’elle côtoie de nouvelles personnes. On vit de manière solitaire autour de leur ancêtre, la mère de Don. Il semble que  depuis le décès de son mari, l'autorité dans le clan, c'est elle. Le plus jeune de la famille de Daniel et Jésabelle, ceux qui vivent au bout du deuxième rang non asphalté s’appelle Benjamin, un petit garçon dont on connaissait l’existence sans jamais l’avoir vu.
- Oui, il est aussi dans mon groupe, c’est d’ailleurs le plus jeune de tous. Toujours avec Chelle, ils sont de véritables complices. Je comprends mieux certaines choses, merci pour ces informations, ça m’aide beaucoup.
 
Les deux femmes changèrent de sujet alors qu’entrait dans l’agence une dame se dirigeant directement vers les casiers postaux tout en maugréant. Épouvantable de nous faire ça à nous pauvres vieux, être obligés de se déplacer pour ramasser nos lettres, avant le facteur venait directement à la maison. Faudra changer de gouvernement aux prochaines élections. Épouvantable ! ne cessait-elle de répéter. Je vais vous aider madame Brodeur avec votre casier, proposa gentiment la maîtresse de poste.
 
- J’oubliais Abigaelle, vous venez de recevoir du courrier de l’université. Vous devez signer ce document pour le réceptionner, continua la généreuse employée tout en ouvrant le casier postal de la vieille dame qui ne cessait de reluquer du côté de l’éducatrice.
 
- L’université ? Vous allez à l’université, demanda madame Brodeur portant un regard inquisiteur sur la jeune fille. Dans mon temps, les filles on finissait en septième année, c’était assez. Il ne nous restait qu’à trouver un cavalier puis nous marier pis faire des enfants… à pochetée…
- Que voulez-vous, les temps changent répliqua la maîtresse de poste un sourire narquois aux lèvres. Voilà vos lettres, avez-vous besoin d’autre chose madame Brodeur ? La vieille dame déposant son courrier dans un grand sac à main qui a certainement survécu à quelques générations, la remercia puis, comme si elle chassait des mouches autour d’elle, bafouilla des mots inaudibles en quittant le lieu public péniblement et à pas lourds.
 
Abigaelle récupéra l’enveloppe que l’université lui avait postée, salua poliment celle dont elle ne connaissait pas le nom, et se permit de le lui demander. Je me nomme Angélina. Vous allez sourire si je vous donne mon nom de famille, dit-elle, Angélina Mailing.
 
- Vous êtes d’origine …
- Irlandaise. Et vous, Thompson, c’est ...
- Anglaise. Eh bien voilà nous avons un point commun.
- J’espère qu’il nous unira… En réalité mon véritable prénom, celui que mes parents m’ont donné à la naissance c’est Angel. Angel Mailing devenu Angélina pour des raisons… disons, culturelles. Dans les yeux de la dame une trace de brouillard s’y dessina, comme si ce qu’elle venait de laisser échapper était porteur d’un maléfice.
- Aucun doute Angélina, l’union fait la force.  Et elle quitta le bureau son colis sous le bras.

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Les amis d'Abigaelle furent surpris lorsqu’elle leur annonça au début de l’année 1972 qu’elle s’inscrivait à l’Université Laval de Québec pour y entreprendre son doctorat en éducation. Sa maîtrise fut reçue avec beaucoup d’éloges par ses professeurs de l’Université de Montréal qui virent en elle une doctorante en devenir à l’intérieur de leurs murs. Des événements déchirants l’incitèrent à quitter la grande ville pour se diriger vers Québec, là où elle joignit la cohorte que dirigerait madame Jeanne Lapointe qui fut  membre de la Commission Parent dont le mandat était d’étudier l’organisation et le financement de l’enseignement au Québec, de faire rapport de ses constatations et opinions et de soumettre ses recommandations quant aux mesures à prendre pour assurer le progrès de l’enseignement au Québec. 

Abigaelle s’intéressait à l’époque à deux choses en particulier : l’enseignement au niveau pré-scolaire qu’elle jugeait inadéquat ainsi que l’engagement des femmes dans la vie publique, trop invisible selon son point de vue. Jeanne Lapointe, bien qu’issue du monde littéraire, impressionna celle qui souhaitait enseigner tout en poursuivant son doctorat, une situation plutôt inusitée dans les années ‘70. Leur rencontre fut on ne peut plus cordiale et le coup de pouce qui s’en suivit allait lui permettre de combiner ses deux objectifs. Ne restait plus qu’à trouver un endroit propice à agencer les deux tâches. L’intervention directe du ministre Paul-Gérin Lajoie, non sans une certaine hésitation, auprès de la commission scolaire des Saint-Innocents, ouvrit les portes à Abigaelle. Seul le président actuel de la commission scolaire est au courant de cette intervention, mais comme il aimerait pouvoir le crier haut et fort ! Avoir parlé directement au ministre,  le premier à porter le titre de ministre de l’Éducation au Québec lui aurait permis de se gonfler le torse.

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Par cette belle fin d’après-midi présageant la venue imminente de l’automne, la jeune éducatrice revenait d’un pas déterminé vers chez elle. Inopinément et à toute allure une camionnette l’effleura, l’obligeant à se ranger précipitamment sur le côté de la rue principale. Une camionnette bleue. 







Si Nathan avait su (22)

                                     - Mademoiselle Thompson, je veux voir deux minutes ? - Madame Abigaelle Thompson est mon nom.   Un cour...