vendredi 2 juin 2006

Le cent trente-quatrième saut de crapaud

J’ai cherché, parmi mes poétesses d’ici et d’ailleurs, de ce temps et d’avant, les mots pouvant illustrer l’histoire d’Élisabeth, cette femme qui eut mieux vécu maintenant qu’à l’aube du vingtième siècle. Cette Élisabeth, voyante d’une vision dont elle se sentait l’unique portante… Qui n’a pas pu dans sa solitude entourée, achever de coudre à même des étoffes inconnues cet étendard sur lequel les mots ourlés chassant l’inquiétude, l’insécurité et l’oppression des femmes de son époque se liraient. Élisabeth voulait le soulever à bout de bras cet étendard qu’elle brodait avec le fil des misères, des oppressions et des humiliations de celles à qui on ne permettait pas d’être et qui ne savaient pas encore comment être. Qu’il claque au vent, qu’il rassemble de la côte gaspésienne jusqu’à toutes les autres côtes, ces femmes esclavagées afin qu’elles se l’approprient et le lancent d’une génération aux autres!

Aujourd’hui, chez Marie Noël, celle dont je reçus les œuvres complètes d’une très vieille cousine germaine de ma grand-mère maternelle - j’ai déjà parlé d’elle dans un autre saut de crapaud – je vous offre cette

Vision

Quand j’approcherai de la fin du Temps,
Quand plus vite qu’août ne boit les étangs,
J’userai le fond de mes courts instants;

Quand les écoutant se tarir, en vain
J’en voudrai garder pour le lendemain,
Sans que Dieu le sache, un seul dans ma main;

Quand la terre ira se rétrécissant
Et que mon chemin déjà finissant
Courra sous mes pieds au dernier versant;

Quand sans reculer pour gagner un pas,
Quand sans m’arrêter ni quand je suis las,
Ni dans mon sommeil, ni pour mes repas;

Quand le cœur saisi d’épouvantement,
J’étendrai les mains vers un être aimant
Pour me retenir à son vêtement…
…………………………………………………………………………………….

Quand mes doigts de tout se détacheront
Et quand mes pensers hagards sous mon front
Se perdront sans cesse et se chercheront;

Quand sur les chemins, quand sur le plancher,
Mes pieds n’auront plus de joie à marcher;
Quand je n’irai plus en ville, au marché,

Ni dans mon pays toujours plus lointain,
Ni jusqu’à l’église au petit matin,
Ni dans mon quartier, ni dans mon jardin;

Quand je n’irai plus même en ma maison,
Quand je n’aurai plus pour seul horizon
Qu’au fond de mon lit toujours la cloison…
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Quand les voisines sur le pas
De la porte parleront bas,
Parleront et n’entreront pas;

Quand parents, amis, tour à tour,
Laissant leur logis chaque jour
Dans le mien seront de retour;

Quand dès l’aube ils viendront me voir
Et sans rien faire que s’asseoir
Dans ma chambre attendront le soir;

Quand dans l’armoire où j’ai rangé
Mon linge blanc, un étranger
Cherchera de quoi me changer;

Quand pour le lait qu’il faut payer,
Quelqu’un prendra sans m’éveiller
Ma bourse sous mon oreiller;

Quand pour boire de loin en loin,
J’attendrai n’en ayant plus soin
Que quelqu’un songe à mon besoin…
…………………………………………………………………………..

Quand le soleil et l’horizon
S’enfuiront… quand de la maison
Sortiront l’heure et la saison;

Quand la fenêtre sur la cour
S’éteindra… quand après le jour
S’éteindra la lampe à son tour;

Quand sans pouvoir la rallumer
Tous ceux que j’avais pour m’aimer
Laisseront la nuit m’enfermer;

Quand leurs voix, murmure indistinct,
M’abandonnant à mon destin,
S’évanouiront dans le lointain;

Quand cherchant en vain mon salut
Dans un son je n’entendrai plus
Qu’au loin un silence confus;

Quand le froid entre mes draps chauds
Se glissera jusqu’à mes os
Et saisira mes pieds déchaux;

Quand mon souffle contre un poids sourd
Se débattra… restera court
Sans pouvoir soulever l’air lourd;

Quand la Mort comme un assassin
Qui précipite son dessein
S’agenouillera sur mon sein;

Quand ses doigts presseront mon cou,
Quand de mon corps mon esprit fou
Jaillira sans savoir jusqu’où…

Alors, pour traverser la nuit, comme une femme
Emporte son enfant endormie, ô mon Dieu,
Tu me prendras, tu m’emporteras au milieu
Du ciel splendide en ta demeure où peu à peu
Le matin éternel réveillera mon âme.



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