…la suite...
Le crevettier du capitaine Carbonneau naviguait allègrement vers les hauts bans. Il venait de quitter Anse-au-Griffon. La mer était d’une douce langueur qu’elle semblait vouloir conserver pour quelques jours. Le soleil s’amusait à aveugler les mouettes, ces grands oiseaux libres qui ne connaissent ni les distances ni les couleurs du temps et suivent, tels des domestiques, les bateaux en route vers l’horizon.
Les ordres du commandant furent brefs, précis et s’adressant à tout son équipage, il souhaitait ne pas devoir revenir sur les lois implacables qu’il avait instaurées à bord de son bateau et que nul, sous aucun prétexte, ne devait transgresser. Sa rigueur était connue et reconnue de tous. Son absence de familiarité avec les membres de l’équipage le rendait distant mais juste. Il avait un plan de pêche et le présenta aux matelots dont les responsabilités étaient claires et nettes. Cela installa une atmosphère de travail sur le crevettier et l’unique objectif qui les réunissait, la pêche.
Marcel, peu habitué à la considération des êtres humains dont il ne s’était approché qu’à l’âge de dix ans et du fait d’avoir continuellement eu à décoder les intentions de son père, sans droit à l’erreur sinon les conséquences physiques et morales lui étaient funestes, se sentit tout à fait en sécurité dans cet environnement militaire. Il savait ce qu’on attendait de lui et répondait avec une ardeur qui n’était pas sans rappeler celui dont personne ne parlait, ne rappelait la mémoire.
Sur LA DOUCE BRISE, Marcel s’isola mais cela n’était que sa manière d’être, de survivre. Le dernier geste vers Madeleine, sur le quai, fut bref. Son premier geste vers la mer fut de remplir ses poumons d’une très profonde respiration, comme s’il s’avançait vers l’inconnu et, à la fois, vers lui-même.
Pendant toute sa courte vie, il entretenait une conversation univoque au plus creux de son âme. Jamais il n’osa parler à Marcelin. Avec sa mère ce fut davantage l’écoute car, très jeune, il apprit que le temps d’absence de son père offrait à celle-ci l’occasion de tout lui montrer, lui expliquer, lui apprendre et cela durant à peine l’espace d’une saison de pêche. Par la suite, c’était le mutisme et la suspicion.
Sa plus intense douleur, celle qui ankylosait les élans de son être, était de ne jamais avoir été confortable dans son corps. Il avait le profond sentiment de vivre dans celui d’un autre. La ressemblance avec son père et malgré le fait que jamais Madeleine ne lui en eut parlé, lui était signalée par tous les enfants du village alors qu’il entra à l’école. Les dérisions bien qu’empreintes d’importantes frousses, le barricadèrent en lui au point que jamais il n’entra en contact avec les enfants de son âge. On le redoutait tout en le provoquant. Il répondait de son regard gris tel un requin pris dans les mailles d’un filet.
Sur le bateau, la même situation lui collait à la peau.
Une nuit durant laquelle, d’abord cachée derrière les nuages, la lune froide réapparaissait sur les flots de la mer, Marcel, à la poupe du navire, sentit monter en lui une vive émotion. Apparurent sur la mer, celle qui parle, celle que l’on doit écouter, charriées par un vent perdu, des sillages perturbés d’ombres et de lumières. Il fixa son attention sur ces vagues que le navire coupait et eut l’impression d’y percevoir comme un drapeau blanc s’étirant langoureusement derrière elles.
- Toi, fils de l’autre, écoute-moi.
Marcel recula, foudroyé par une voix venue de nulle part et qui l’enveloppait.
- Ton père a défié la mer. Elle l’a englouti non par vengeance mais pour lui faire comprendre qu’à ne pas respecter qui elle est, on court un bien grand danger. Il ne la craignait pas. Il ne craignait personne. Tous le craignaient. Mais, toi, fils de l’autre, toi qui lui ressemble tant, il faut que tu saches que la crainte en cache une plus profonde.
Le matelot ne savait pas s’il rêvait ou si, enfin, de ses soliloques lui parvenait une réponse.
- La pire crainte que nous pouvons entretenir, s’appelle nous-même. Il peut nous mener sur des récifs meurtriers. Autant la mer ne connaît pas sa force, autant le nous-même peut parfois ne pas connaître sa furie. Lorsque la mer parle, on doit l’écouter. Lorsque le nous-même parle, tel un bon capitaine, il faut en mesurer les messages, en saisir le véritable sens afin qu’il ne nous guide pas vers des écueils sommeillant en nous et n’attendent que le moment pour nous engloutir. Parfois, de manière intrépide, on se dit que la mer peut être matée. Parfois, de manière frivole, on se dit que le nous-même que d’autres ont aidé à bâtir peuvent l’avoir blessé, abîmé, écorché ou mutilé. Alors on ne l’écoute plus. La vengeance emplit le cœur, trouble le cerveau et, irrémédiablement, le nous-même sème le malheur. En soi et autour de lui.
Marcel, dans le silence de la nuit, à ses paroles marines, porta une extrême attention.
- Ne juge pas ton père. Toute sa vie, son nous-même ainsi que la mer, il ne les aura pas écoutés, ne leur aura pas parlé. Laissant gronder en lui de puissants orages, malgré sa force physique et sa force de capitaine, ceux-ci l’auront englouti. Ne te laisse pas dévorer par les mêmes gouffres. Ils te menaceront, mais tu as, planté au cœur, assez d’amour, assez de géant pour résister à ces frayeurs.
Marcel prit le drapeau blanc que lui avait remis Madeleine et, tel un linceul, le laissa échapper sur la mer.
- Papa, je t’aime.
Le crevettier du capitaine Carbonneau naviguait allègrement vers les hauts bans. Il venait de quitter Anse-au-Griffon. La mer était d’une douce langueur qu’elle semblait vouloir conserver pour quelques jours. Le soleil s’amusait à aveugler les mouettes, ces grands oiseaux libres qui ne connaissent ni les distances ni les couleurs du temps et suivent, tels des domestiques, les bateaux en route vers l’horizon.
Les ordres du commandant furent brefs, précis et s’adressant à tout son équipage, il souhaitait ne pas devoir revenir sur les lois implacables qu’il avait instaurées à bord de son bateau et que nul, sous aucun prétexte, ne devait transgresser. Sa rigueur était connue et reconnue de tous. Son absence de familiarité avec les membres de l’équipage le rendait distant mais juste. Il avait un plan de pêche et le présenta aux matelots dont les responsabilités étaient claires et nettes. Cela installa une atmosphère de travail sur le crevettier et l’unique objectif qui les réunissait, la pêche.
Marcel, peu habitué à la considération des êtres humains dont il ne s’était approché qu’à l’âge de dix ans et du fait d’avoir continuellement eu à décoder les intentions de son père, sans droit à l’erreur sinon les conséquences physiques et morales lui étaient funestes, se sentit tout à fait en sécurité dans cet environnement militaire. Il savait ce qu’on attendait de lui et répondait avec une ardeur qui n’était pas sans rappeler celui dont personne ne parlait, ne rappelait la mémoire.
Sur LA DOUCE BRISE, Marcel s’isola mais cela n’était que sa manière d’être, de survivre. Le dernier geste vers Madeleine, sur le quai, fut bref. Son premier geste vers la mer fut de remplir ses poumons d’une très profonde respiration, comme s’il s’avançait vers l’inconnu et, à la fois, vers lui-même.
Pendant toute sa courte vie, il entretenait une conversation univoque au plus creux de son âme. Jamais il n’osa parler à Marcelin. Avec sa mère ce fut davantage l’écoute car, très jeune, il apprit que le temps d’absence de son père offrait à celle-ci l’occasion de tout lui montrer, lui expliquer, lui apprendre et cela durant à peine l’espace d’une saison de pêche. Par la suite, c’était le mutisme et la suspicion.
Sa plus intense douleur, celle qui ankylosait les élans de son être, était de ne jamais avoir été confortable dans son corps. Il avait le profond sentiment de vivre dans celui d’un autre. La ressemblance avec son père et malgré le fait que jamais Madeleine ne lui en eut parlé, lui était signalée par tous les enfants du village alors qu’il entra à l’école. Les dérisions bien qu’empreintes d’importantes frousses, le barricadèrent en lui au point que jamais il n’entra en contact avec les enfants de son âge. On le redoutait tout en le provoquant. Il répondait de son regard gris tel un requin pris dans les mailles d’un filet.
Sur le bateau, la même situation lui collait à la peau.
Une nuit durant laquelle, d’abord cachée derrière les nuages, la lune froide réapparaissait sur les flots de la mer, Marcel, à la poupe du navire, sentit monter en lui une vive émotion. Apparurent sur la mer, celle qui parle, celle que l’on doit écouter, charriées par un vent perdu, des sillages perturbés d’ombres et de lumières. Il fixa son attention sur ces vagues que le navire coupait et eut l’impression d’y percevoir comme un drapeau blanc s’étirant langoureusement derrière elles.
- Toi, fils de l’autre, écoute-moi.
Marcel recula, foudroyé par une voix venue de nulle part et qui l’enveloppait.
- Ton père a défié la mer. Elle l’a englouti non par vengeance mais pour lui faire comprendre qu’à ne pas respecter qui elle est, on court un bien grand danger. Il ne la craignait pas. Il ne craignait personne. Tous le craignaient. Mais, toi, fils de l’autre, toi qui lui ressemble tant, il faut que tu saches que la crainte en cache une plus profonde.
Le matelot ne savait pas s’il rêvait ou si, enfin, de ses soliloques lui parvenait une réponse.
- La pire crainte que nous pouvons entretenir, s’appelle nous-même. Il peut nous mener sur des récifs meurtriers. Autant la mer ne connaît pas sa force, autant le nous-même peut parfois ne pas connaître sa furie. Lorsque la mer parle, on doit l’écouter. Lorsque le nous-même parle, tel un bon capitaine, il faut en mesurer les messages, en saisir le véritable sens afin qu’il ne nous guide pas vers des écueils sommeillant en nous et n’attendent que le moment pour nous engloutir. Parfois, de manière intrépide, on se dit que la mer peut être matée. Parfois, de manière frivole, on se dit que le nous-même que d’autres ont aidé à bâtir peuvent l’avoir blessé, abîmé, écorché ou mutilé. Alors on ne l’écoute plus. La vengeance emplit le cœur, trouble le cerveau et, irrémédiablement, le nous-même sème le malheur. En soi et autour de lui.
Marcel, dans le silence de la nuit, à ses paroles marines, porta une extrême attention.
- Ne juge pas ton père. Toute sa vie, son nous-même ainsi que la mer, il ne les aura pas écoutés, ne leur aura pas parlé. Laissant gronder en lui de puissants orages, malgré sa force physique et sa force de capitaine, ceux-ci l’auront englouti. Ne te laisse pas dévorer par les mêmes gouffres. Ils te menaceront, mais tu as, planté au cœur, assez d’amour, assez de géant pour résister à ces frayeurs.
Marcel prit le drapeau blanc que lui avait remis Madeleine et, tel un linceul, le laissa échapper sur la mer.
- Papa, je t’aime.
Fin