lundi 27 août 2007

Le cent soixante-quatorzième saut de crapaud



Ce matin, les citations que le crapaud vous offre pourraient se recouper sous l’expression «en vrac». Elles sont de toutes les époques, déposées dans les cahiers de lecture avec, à la fois un geste automatique, de celui qui remet à plus tard une réflexion plus approfondie, ou encore ce petit coup de cœur ou d’intelligence que l’on ne comprend pas immédiatement mais dont on est certain qu'il y soit.

Magnifique ce pouvoir de revenir à l’origine d’une phrase surtout si la magie joue encore, si les quelques mots réunis autour d’une idée frappent l’imaginaire, une autre fois, et le cœur.

Voici quelques exemples de ce que le crapaud veut dire.

. Il est toujours plus aisé de voir les illusions du voisin que ses propres errements.
Yvan Illich

. Notre liberté et notre pouvoir d’action se définissent par notre volonté d’assumer la responsabilité de l’avenir. Yvan Illich

. Toute notre connaissance commence par les sens, d’où elle gagne l’entendement et s’achève dans la raison. Emmanuel Kant

. Agis toujours de telle sorte que le principe de ton action puisse devenir universel. Emmanuel Kant

. Il est plus important de comprendre que de savoir qui avait «raison» ou «tort». Bruno Bettelheim

. Ce ne sont pas ces grands événements mais les petits incidents de l’existence quotidienne qui constituent la trame des relations humaines. Bruno Bettelheim

. N’oubliez jamais que ce qu’il y a d’encombrant dans la morale, c’est que c’est toujours la morale des autres. Léo Ferré

. Les hommes qui pensent en rond ont les idées courbes. Léo Ferré

. Ne posez pas de questions, l’on ne vous dira pas de mensonges. Thomas Hardy

. … le souffle du vent qui s’élevait parfois devint le soupir de quelque âme immense et affligée, enfermée par l’univers dans l’espace et par l’histoire dans le temps. Thomas Hardy

. L’homme est fait pour vivre avec les autres et quand il se retire pour fuir une réalité insupportable, c’est souvent pour y trouver une souffrance plus grande encore que celle à laquelle il a voulu échapper. Colette Portelance

. La vraie liberté est beaucoup plus intérieure qu’extérieure. Et l’homme qui ne se sent pas libre est toujours malheureux et coincé au fond de lui-même. Colette Portelance

. Un homme découvre qu’il s’est trompé à toutes les étapes de sa vie, et il en déduit au bout de son existence qu’il a totalement raison. Extraordinaire conclusion! Robert Louis Stevenson

. L’espoir est si fort qu’il a vaincu la peur. Robert Louis Stevenson

. Chacun savait quel couteau remuer dans la douleur de l’autre. Yann Queffélec

. Chacun d’entre nous porte en lui-même des milliers de gens. À force de fouiller en soi, on trouve tout ce qu’on pourrait être si les circonstances nous y forçaient. Yann Queffélec

. La rencontre de phénomènes qui les subjuguent par leur grandeur démesurée donne aux hommes des figures de vaincus. André Langevin

. Sans qu’il s’en soit bien aperçu, il a sensiblement modifié ses rapports avec les êtres et ce qu’il appréhendait d’instinct s’est produit : il ne connaît plus aucune certitude. André Langevin

vendredi 24 août 2007

Le cent soixante-treizième saut de crapaud



Comment résister, une fois dit que le crapaud y est plongé totalement, à ne pas vous offrir quelques magnifiques phrases tirées de ALEXIS ZORBA, de l’auteur crétois Nikos Kazantzaki.

Elles se présentent toutes seules, sans commentaires. Les voici :



. Tout a un sens caché dans ce monde, pensai-je. Hommes, animaux, arbres, étoiles, tout n’est qu’hiéroglyphes; heureux celui qui commence à les déchiffrer et à deviner ce qu’ils disent, mais malheur à lui. Quand il les voit, il ne les comprend pas. Il croit que ce sont des hommes, des animaux, des arbres, des étoiles. C’est seulement des années plus tard, qu’il découvre leur vraie signification.

. Le vieux monde est palpable, solide, nous le vivons et luttons avec lui à chaque instant, il existe. Le monde de l’avenir n’est pas encore né, il est insaisissable, fluide, fait de la lumière dont sont tissés les rêves, c’est un nuage battu par des vents violents – l’amour, la haine, l’imagination, le hasard, Dieu… Le plus grand prophète ne peut donner aux hommes qu’un mot d’ordre et, plus ce mot d’ordre sera imprécis, plus le prophète sera grand.

. J’étais heureux, je le savais. Tant que nous vivons un bonheur, nous le sentons difficilement. C’est seulement quand il est passé et que nous regardons en arrière que nous sentons soudain – parfois avec surprise – que nous étions heureux. Mais moi, sur cette côte crétoise, je vivais le bonheur et savais que j’étais heureux.

. Je remplirais ma chair d’âme. Je réconcilierais en moi, enfin, ces deux ennemies séculaires…

. La vie, c’est un embêtement, poursuivit Zorba; la mort, non. Vivre, sais-tu ce que ça veut dire? Défaire sa ceinture et chercher la bagarre.

. Comme toutes ces choses, qui m’avaient jadis tellement fasciné, me parurent, ce matin-là, n’être que hautes acrobaties charlatanesques! Toujours, au déclin de toute civilisation, c’est ainsi que s’achève, en jeux de prestidigitateur, pleins de maîtrise – poésie pure, musique pure, pensée pure – l’angoisse de l’homme. Le dernier homme – qui s’est délivré de toute croyance et de toute illusion, qui n’attend plus rien, ne craint plus rien – voit l’argile dont il est fait, réduite en esprit, et l’esprit n’a plus rien où jeter ses racines pour sucer et se nourrir. Le dernier homme s’est vidé; plus de semence, plus d’excréments, ni de sang. Toutes choses sont devenues mots, tous les mots jongleries musicales. Le dernier homme va encore plus loin : il s’assied au bout de sa solitude et décompose la musique en muettes équations mathématiques.

. Le rythme infaillible de l’année, la roue tournante du monde, les quatre faces de la terre, qui l’une après l’autre, sont éclairées par le soleil, la vie qui s’en va, tout cela me remplit de nouveau d’un trouble oppressant. De nouveau retentissait en moi, avec le cri des grues, le terrible avertissement que cette vie est unique pour l’homme, qu’il n’y en a pas d’autre et que tout ce dont il peut jouir, c’est ici qu’on en jouira. Il ne nous sera donné, dans l’éternité, aucune autre chance.
Un esprit qui entend cet avis impitoyable – et en même temps si plein de pitié – prend la décision de vaincre ses mesquineries et ses faiblesses, de vaincre la paresse, les grandes espérances vaines et de s’accrocher, tout entier, à chacune des secondes qui fuient à jamais.

. - Et quel est ton plat préféré, grand-père?
- Tous, tous, mon fils. C’est un grand péché de dire : ça c’est bon, ça c’est mauvais!
- Pourquoi? On ne peut pas choisir?
- Non, pour sûr, on ne peut pas.
- Pourquoi?
- Parce qu’il y a des gens qui ont faim.

. … l’éternité est chacune des minutes qui passent.

. L’idée, c’est tout, dit-il. Tu as la foi? Alors une écharde de vieille porte devient une sainte relique. Tu n’as pas la foi? La Sainte Croix tout entière devient une vieille porte.

. L’homme, l’infortuné, a élevé autour de sa propre petite existence une haute forteresse inexpugnable, prétend-il; il s’y réfugie et s’efforce d’y apporter un peu d’ordre et de sécurité. Un peu de bonheur. Tout y doit suivre les chemins tracés, la sacro-sainte routine, obéir à des lois simples et sûres. Dans cet enclos fortifié contre les incursions violentes du mystère, se traînent, toutes-puissantes, les petites certitudes aux mille pattes. Il n’y a qu’un seul ennemi formidable, mortellement redouté et haï : la Grande Certitude. Or, cette Grande Certitude avait maintenant franchi les murailles et s’était ruée sur mon âme.

. Les hommes se rencontrent et se séparent comme les feuilles que chasse le vent; en vain, le regard s’efforce de retenir le visage, le corps, les gestes de l’être aimé; dans quelques années on ne se rappellera plus si ses yeux étaient bleus ou noirs.
















mardi 21 août 2007

Le cent soixante-douzième saut de crapaud



Il vous semblera «étrange» ce poème alors que le crapaud est en pleine lecture du livre de Nikos Kazantzaki, LE CHRIST RESSUCITÉ, CELUI QUI DOIT MOURIR. Étrange, mais pas autant qu'on pourrait le croire à première vue. Ces enfants dont l'innocence se verra troublée par la peur, le froid et le fantôme auraient très bien pu rêver de Crète, de Zorba le Grec ou encore des personnages de Kazantzaki, mais à la place, ils rêveront d'Espagne et de lame de Tolède...


Les poèmes ont ceci de magique: lorsqu'ils s'en vont par un sentier, ils recherchent avidement autour d'eux des images qui les nourrissent, leur font voir la lumière dans toute forme de noirceur, découvrir le silence sous les bruits sournois des réalités diverses qui assaillent à la fois le corps, le coeur et le cerveau. Un poème n'est ni poésie ni poète, il est instant, cet instant suspendu qui s'éternise brutalement. Un poème n'est pas le lecteur qui le découvre, il est un passager autour des images que son ticket de lecture lui permet de voir...


Celui que je vous offre, aujourd'hui, possède le mérite de boucler le cycle des fantômes, c'est-à-dire ces êtres sans visages, sans âme, nus et immatériels qui voyagent à travers nous en s'effilochant.


Le poème s'intitule SOUS LES OMBRES D'UN FANTÔME...



sous les ombres d’un fantôme…


… au bout de la colline se détachaient
- (projetant dans la trop courte vallée) -
des images accrochées au faîte des arbres
mutilés par l’automne

… des formes cadavériques aux allures sanguinaires se profilaient
que
- (passant par là) -
des anges revêtus de leurs armes dorées
auraient dessinées


il faisait froid
tout se figeait
dans le triste frimas
grimaçant d’effroi



par le chemin vicinal,
les enfants avaient bien remarqué
cette lugubre réalité adulte
que déchiquetait le vent

ils se taisaient
- (entre eux) -
se tenaient au fenton rouillé
les menant aux arbres


… et sous les ombres torves d’un fantôme
lancées au travers
d’un air
de Schubert
- (guttural lied appris par cœur) -
ils s’engourdirent au pied de l’arbre…



le froid colorait leurs mains
paralysés
ils tracèrent des sentiers
que les roches fendaient




le coupe-papier de Tolède n’était qu’une lame seule
- (une dague ayant perdu son chemin) -
retrouvée dans le creux bleu des mains enfantines
qui balayèrent le froid à grands coups d’Espagne


ont peur ces enfants
sous les arbres
sous les ombres d’un fantôme
auront peur ces enfants
sous les arbres
sous les ombres d’un fantôme
avaient peur ces enfants
sous les arbres
sous les ombres d’un fantôme
eurent peur des enfants sous les arbres sous les ombres d’un fantôme

et amènent le froid
amèneront le froid
et amenaient le froid
amenèrent le froid

plus loin
plus colline
plus vallée

que toutes les routes des écoles
- (ayant perdu leurs sentiers) –


la peur et le froid
jouèrent à qui perd-gagne
les haillons d’un fantôme
enfoui sous ses ombres



les enfants armés de métronomes chronométrés en degrés Celcius
en froid encore à venir
rêvèrent d’une Espagne empoussiérée
échevelée de vents
et chassaient les fantômes endoloris dans leurs cerveaux immobiles


se désarmèrent les enfants
- (ombres amères perdant lambeaux et chairs) -
accroupis sous les arbres de l’hiver
et chantaient
des hymnes au silence
qu’un seul fantôme entendit…

samedi 11 août 2007

Le cent soixante et onzième saut de crapaud

Il est chaud ce jeudi 11 août 1977. Humide. Lové comme un serpent dans la canicule; celle que nous redoutons, ayant tant à faire avec notre attente que la patience tente d’apaiser. Étendus sur le lit de la chambre à coucher, les draps bousculés par terre, nous tentons de saisir un imperceptible et léger courant d’air. Peine perdue. Il fera un temps de brûlure suspendu à un inutile parapluie de nuages enclins à faire du sur-place.
Allait-elle crier, hurler de douleur? Grand-Père sait qu’il ne pourra supporter la souffrance de la Belle; il connaît aussi sa force, son courage et surtout sa volonté de faire les choses avec cette élégance qui la caractérise, toute personnelle. Il se tait, au bout du lit alors qu’elle tient son ventre plein de la Catherine qui s’annonce. Celle dont nous venions tout juste de changer le prénom sans trop savoir si nous aurions raison. L’autre, de toute façon, n’allait plus. Fanchon. Non, ça n’allait plus.

Combien de jours, de soirées, de nuits surtout, avons-nous songé à elle? Impossible de le dire.

Primipares inopinés, ceci ne nous était pas destiné et nous fûmes lancés au cœur d’un maelstrom d’informations, de conseils, de messages entourant la grossesse, recevant tout avec l’incertitude de ceux qui arrivent dans un endroit inconnu. Nous parcourûmes les livres… suivirent les recommandations… fréquentèrent les cours prénatals… multiplièrent les visites chez Rosaire qui, à la fin, accepta d’accompagner la Belle jusqu’au bout, rassurante nouvelle!

Grand-Père regarde bouger la Belle dans son lit mouillé. Parfois, le regard plonge en elle-même comme si déjà elle préparait le chemin. Parfois, les paupières se ferment l’espace d’un battement de cils. Il faut alors prendre le cahier. Écrire le temps entre cette contraction, l’ancienne et la suivante. La qualifier : bonne ou pire. De 7 heures 44 jusqu’au départ vers l’hôpital. Leur durée. Couchée, à quatre pattes ou debout. Nous jouons de cette mécanique comme d’une boussole indiquant l’azimut menant à Catherine.

Un gros arbre à travers la fenêtre d’une petite chambre. À Londres. Un an auparavant. C’était la sécheresse, Grand-père s’en souvient, la Tamise se traversait à pied et dans Hyde Park, le gazon jaunissait à vue d’oeil. L’eau rationnée. Les grands peupliers du parc londonien, là où Grand-Père passait ses journées à attendre la Belle toujours en Écosse, bloquaient difficilement le passage à un soleil torride. Les canards au magnifique cou vert peinaient à nager sur l’étang presque vide.

Cet arbre, celui de la fenêtre londonienne un an auparavant, sans qu’il ne le sache vraiment, scella la vie de deux êtres que Catherine choisirait pour parents. Eux ne le savaient pas encore. Ce fut en ce matin du 15 novembre 1976, quelques heures à peine avant l’avènement au pouvoir du Parti Québécois, alors qu’ils passeraient la journée à travailler dans un bureau de scrutin – ce matin-là aussi était gris, pluvieux, mais rempli à ras bord d’automne – que dans un grand geste d’amour, la Catherine se mit en route.


Nous mesurons l’espace entre les contractions en minutes, leur durée en secondes. La Belle est debout, les bras au-dessus de sa tête noire de cheveux éparpillés sur ses épaules, respirant avidement par la bouche, ne laissant aucune plainte altérer ce qui agissait : la contraction faisait son travail. Puis, dans cette chambre sans air, elle reprend sa place sur le lit qu’une silhouette détrempée a tracé, devant un Grand-Père affairé à prendre des notes mais surtout à la regarder, l’admirer dans sa maternité s’installant et inscrire en lui les premiers résultats de son impuissance. Impossible de changer de rôle. Permuter les places.

Il fallut peu de temps, après ce 15 novembre, pour que l’appartement froid que la Belle réchauffait d’une multitude de petits détails, ceux qui transforment, métamorphosent tout, dont ces rideaux verts, diaphanes, derrière lesquels un gros arbre - un peuplier peut-être – se tenait debout et droit, peu de temps pour réaliser que cet appartement ne convenait plus. La rivière, derrière la maison, faisait un coude avant d’aller se perdre dans la campagne pas trop loin. Nous ne l’entendions pas du deuxième étage, trop attentifs à l’automne laissant place à l’hiver, à la neige et au froid. L’appartement ne conservait pas sa chaleur. Il fallait multiplier les couvertures, celles sans doute qu’en ce 11 août nous repoussions par terre.

Et nous dormions. Bercés par les airs new-yorkais de Mortimer Schuman, la nostalgie de Serge Lama. Nous dormions non pas de fatigue mais d’enchantement. D’une prudente allégresse. C’est si léger une poussière égarée!




Est-ce un cri de douleur ou de soulagement? Difficile de les distinguer dans ces moments où tout se crée devant soi, pour une première fois, unique! Atroce, aussi, de voir souffrir, espérant le soulagement qui irradiera la figure de l’être aimé, une fois la guerrière contraction disparue! C’est sournois une contraction. Intérieur et nécessaire. Comment la nommer, la décrire dans cette touffeur qui oppresse la chambre! Nous avions descendu la toile à la fenêtre. Du deuxième nous étions maintenant au troisième. L’appartement froid derrière nous, depuis février. Un février de froidure et de neige. Maintenant installés dans ce grand appartement bruyant, mais chaud.

- Tu devrais aller au marché.

La Belle veut être seule. Ou cherche-t-elle à alléger l’atmosphère?

Grand-Père la laissa. Dans l’humidité de plus en plus écrasante, au mitan de la journée, il tourne autour de ce marché qu’ils fréquentaient régulièrement.

- A-t-elle accouché? demanda la marchande de fraises qui vendait ses dernières framboises en parlant de son maïs que la Belle adorait tant.
- Non, mais c’est en marche.
- Vous nous tenez au courant.
- C’est sûr.

Grand-père fit le tour au pas de course, récupéra la gelée royale promise par l’apiculteur et trois pommes vertes. Il devait s’habituer maintenant à ajouter la troisième portion! Alla saluer le pâtissier et la pâtissière. Accepta les brioches qu’ils lui offrirent et aussi vite qu’il était entré, quitta la boutique, reprenant le chemin de la maison. Moins d’une heure s’était écoulée. Éternelle.

Lorsque l’on attend quelque chose de grand, tous les petits gestes importent mais souvent il arrive qu’on ne les voie pas. L’attention fixée de manière exclusive, rien ne peut l’arracher de son but. Il n’y a que le temps, cet insondable chronomètre au cœur de chacun, qui puisse s’amuser à accélérer, ralentir, partir dans une course effrénée pour tout de suite après s’arrêter lamentablement.

La Belle avait écrit quelques contractions dans le cahier. Il devient de plus en plus évident que la chaleur l’épuise. Elle n’a pas faim, seulement soif. S’informe des gens. Dans ces intenses moments où un seul sujet préoccupe, il ne reste plus beaucoup de choses à dire. On se répète. Et encore. Ça délimite l’espace.

Le téléphone sonna.

La Belle avait choisi de demeurer active tout au long de sa grossesse. Malgré la fatigue qu’elle taisait; les impatiences de Grand-Père qu’elle excusait; les marches à monter jusqu’au troisième; les bruits incessants au-dessus camouflant la violence peut-être… La Belle voyait déjà au-delà, comme si aux aoûtements, l’ailleurs où elle souhaitait mener Catherine se profilait devant ses yeux…

Grand-père répondit.

- On prend cela une contraction à la fois.
- …
- C’est certain!
- …
- Au fur et à mesure.
- …
- On souhaiterait également un peu de fraîcheur!
- …
- À plus tard. Et Grand-Père accrocha. Revint vers la Belle, debout, appuyée à la cloison, inspirant/expirant avec l’entrain de celle qui prépare une grande action.

Ce n’était aucunement l’idée de suivre une mode mais plutôt d’imprimer et d’annoncer un style de vie, à celui ou à celle qui s’en venait que Grand-Père et la Belle choisirent de faire naître leur aîné(e) sans violence. Un certain docteur Leboyer s’en faisait le promoteur et ce qu’il exprimait sur les premiers instants de vie de l’enfant les rejoignait grandement.

L’après-midi tire à sa fin et le temps n’évolue que vers plus de chaleur étouffante. On sent que les choses vont bouger très bientôt. Rapidement. Les contractions parlent de plus en plus fort, de plus en plus régulièrement. Il se répand dans la maison comme les signes d’une partance. Elle et lui qui ne se sont pas quittés un moment depuis cet arbre de Londres, feront la route, courte, entre ici et là, où Catherine arrivera.

- Il faut y aller, maintenant, dit la Belle à la fois fatiguée et ragaillardie par ce qui s’annonce.

La valise est prête depuis quelques jours. Bouclée. Lentement comme si elle suivait une cérémonie où prendre son temps en serait le thème, la Belle, une main au ventre l’autre à la rampe de l’escalier, descend. Elle ne souhaite pas croiser qui que ce soit de l’immeuble. Au rez-de-chaussée, une attaque sournoise et rapide indique qu’on ne peut plus remonter au troisième étage, qu’on y reviendra les bras chargés de Catherine.

Les dernières semaines de juin à août, bien que longues, furent, pour la Belle, pleines de ces moments qu’à la fois elle craignait et souhaitait. La main aimantée à son ventre comme pour lui toucher, lui parler, à cette Catherine espérée qui rapidement après sa naissance se retrouvera au creux des mêmes mains, cette fois la caressant, la massant, l’aimant.

La route vers l’hôpital, à deux pas, l’admission, la montée à l’étage des accouchements, deux contractions, le regard de la Belle cherche à s’assurer que Rosaire y sera, et tout chaudement le soir tombe, la climatisation de la bâtisse évacuant la lourde atmosphère caniculaire.

- On est mieux ici, dit la Belle étendue sur le lit de cette chambre, petite mais fraîche, où s’affaire une infirmière au regard tendre qui aime qu’on lui parle de la méthode Leboyer, cette naissance sans violence.
- C’est Rosaire qui vous accouchera?
- Oui.
- Ce n’est pas dans ses habitudes.
- Nous savons, ose Grand-Père, un peu pour signaler sa présence à travers cette complicité de femme rapidement installée entre la Belle et l’infirmière.

Elle quitte, laissant dans un face à face devant la vie qui frappe de plus en plus fort au ventre de la Belle, un homme et une femme, et un enfant en trait d’union. Le ventre dur, prêt à crever. L’impression en tâtant que voici un pied, non un coude, un talon peut-être. Chose certaine, c’est immensément vivant. Intensément prêt à venir.

Quelques heures encore. Les pires. Il y a Rosaire, échevelé, sourire narquois aux lèvres qui se pointe la tête dans la cadre de la porte :
- J’espère que tu es au courant que je manque un match de football pour toi!
Dans ses yeux, c’est beaucoup d’affection qui passe. Quand tu seras prête ma noire! Et il quitte, laissant la Belle et Grand-Père se dévisager, se rassurer et accepter cette Catherine qui résolument frappe à la porte.

- Ça y est, dit la Belle chez qui les larmes ont pris la place des perles de sueur.

La salle d’accouchement respirait le calme. On savait que le chuchotement serait de mise. À côté du zinc où la Belle venait de s’étendre, les yeux rivés à la porte d’où Rosaire devait se présenter, un bol d’eau, juste à la bonne température. Les lumières tamisées un peu comme si l’on allumait les chandelles accrochées à un candélabre.

Grand-Père, nerveux, revêtu de ce long survêtement vert se plaça derrière la Belle. La séance de naissance allait commencer. En portant un peu attention, on aurait entendu battre les cœurs dans la poitrine de ceux qui assistaient à l’arrivée de la vie, battements se confondant à ceux de Catherine. Elle poussait, la vaillante. La Belle répondait. Une espèce de dialogue s’établissait entre les deux. Nous devenions des témoins émus. Y a-t-il deux ou quatre poussées? Grand-Père ne pourrait pas le dire. Dans la déchirure que le miroir ne put entièrement cacher, la tête fit une spirale sur elle-même. Une autre poussée, le nom que l’on donne maintenant aux contractions, et elle est là. Attachée à sa mère. Silencieuse. Le cordon sera coupé seulement après qu’elle aura senti le peu de différence de température, repris son souffle et regardé du côté de la Belle. Elles se reconnurent.





Délivrance du cordon. Recroquevillée sur le ventre de sa mère, Catherine, déjà, la quittera pour reposer dans l’eau lui rappelant la chaleur d’où elle vient.

Grand-Père pleure sur ses bras qui soutiennent Catherine, se dépliant lentement dans des gestes qu’elle connaît et répète doucement. Ses yeux s’ouvrent, se referment. Son nez cherche sa mère. Un filet de bave sort de sa bouche sur laquelle un sourire semble se dessiner.

Elle vit.

Catherine vit.


Elle est déjà libre de n’être plus à nous, de bouger à son rythme et à sa convenance. Et elle est belle.

Rosaire s’approche une fois la Belle recousue, lui prend la main, l’enserre; rejoint Grand-Père, le salue comme un homme en salue un autre dans ses moments, puis dépose un regard sur Catherine, la sans violence. Grand-Père voit maintenant que cette naissance devait être ainsi. Le prénom aussi.

On chuchote qu’il faut quitter la salle. Grand-Père ne veut laisser ni la Belle ni sa fille, pris entre deux amours. Mais un cœur de Grand-Père peut plus que cela.

Dans un corridor d’hôpital, alors que dormiront ses deux femmes, un Grand-Père marche… une chaîne en or au cou…



Catherine, tu as 30 ans. Déjà! Je t’embrasse comme au premier jour.

Grand-Père.

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