lundi 27 février 2006

Le quatre-vingt-dix-neuvième saut de crapaud



Et notre grand-père se mit à vieillir. Prendre de l’âge serait plus précis. À regarder la mer, constamment à la même place, toujours s’élancer sur la grave parfois avec furie, souvent dans des élans si calmes, cela permit au jeune garçon devenant progressivement plus âgé, de constater à quel point la vie dépose ses encrages au-dedans de soi.

Encore maintenant, cet homme est un silencieux solitaire, nostalgique aussi. Comme si le temps et certains moments de la vie l’avaient construit avec une telle férocité qu’il faille revenir sur ses pas afin de mieux percevoir les traces qu’ils ont imprimées en lui.

Il y a de ces instants souvent voilés par les rencontres, les événements ou ces petits riens, à prime abord, passant près de nous sans crier gare, inoffensifs, mais qui meublent notre façon de voir le monde. Parmi ceux-ci, les fenêtres. Cela peut sembler étrange à première vue que ces trous de maisons ou ces ouvertures de l’intérieur puissent influencer quelqu’un. Pourtant cela est véridique.

Grand-père a toujours cru que les humains sont comme des maisons construites par d’autres et qu’ils habitent. Ils s’y sentent quelques fois étrangers. Elles possèdent deux éléments élémentaires : un revêtement extérieur et des mystères intérieurs. Il est facile de remarquer l’architecture des maisons, surtout que pour la très grande majorité, dans quelque coin du monde que ce soit, elle se ressemble. Difficile d’imaginer une construction qui ne tienne pas compte de l’environnement ambiant, des nécessités que la nature impose. On érige selon l’endroit où l’on se situe. Face à la mer, en flanc de montagne, près de la forêt, en plein cœur des tropiques, ces exigences climatiques nous obligent à organiser les plans selon la géographie ou l’urbanisme. Les maisons gaspésiennes le sont parce qu’elles répondent aux besoins particuliers des gens qui l’habitent. Ailleurs aussi.

L’intérieur en va tout autrement. Il révèle un peu plus sur soi. Le nombre de pièces, l’installation, tout devient à notre image. À ce dont nous avons besoin. Parle aussi de comment nous voulons vivre. Et ces odeurs qui l’imprègnent.

Entre les deux, les fenêtres. Elles se voient de l’extérieur. Elles permettent aussi de voir l’extérieur à partir du dedans. Comme des espèces de tableaux accrochés à demeure dans la cuisine, les chambres, au salon. En haut et en bas. C’est magique une fenêtre! Un peu de tulle, la voilà égayée. Une toile, tout se referme. Bloquée en hiver, ouverte pour les autres saisons. Elle crée une distance temporelle et intemporelle.

Grand-père, en son jeune âge, ne fouillait pas les intérieurs des maisons en regardant les fenêtres. Il ne scrutait pas au travers elles. Grand-père les écoutait parler. Lui dire ce qui s’y passait. Lui exposer le rapport que les gens entretenaient entre dedans et dehors. Les pots de fleurs déposés devant la vitre. La lanterne que l’on allumait le soir afin qu’elle illumine cet infime espace séparant froid et chaud, ici et ailleurs, nous et eux. La distance.

Une fenêtre protège de la distance nécessaire entre les gens. Elle reflète le mélange des lueurs qui s’en vont à la recherche de l’incompréhensible.


Les humains sont des bêtes complexes. Affairés tout au long de leur vie à se protéger, à protéger les leurs, à protéger leurs mystères. Un faisceau de lumière directement orienté sur une personne ne fait que l’éclairer, lui donner du relief, mais ne dit rien de ce qu’il cache. Si l’homme possédait une fenêtre, accrochée à lui, entre ses yeux et son cerveau, entre ses mains et son cœur, verrait-on plus qui il est?

Grand-père imaginait souvent les personnes qui gravitaient près de lui comme autant d’énigmes. Longtemps il crut qu’il devait en devenir une afin de leur parvenir. Écouter parler, pleurer, rire et mentir, parfois. Explorer les autres cherchant à se retrancher sous de pesantes masses qui rendent les épaules courbes. Soucis et joies mêlés. Un vocabulaire puisé à un abécédaire à la fois local et universel. Attendre, longtemps parfois, une fois qu’on a bien saisi toute l’étendue de ses expériences, afin de s’inscrire auprès des autres comme un être de sang et d’eau en marche vers le bout de ses rêves.

L’homme ne serait-il pas finalement qu’un voyageur qui attend, valises à bout de bras, se demandant continuellement si dans ses bagages, l’essentiel pour la route s’y retrouve? Un voyageur en partance vers une destination fixe mais que de nombreux bouleversements d’horaires amènent ailleurs? Là où il ne croyait pas se rendre? Assis près d’un hublot.

Dans les fenêtres de son enfance, de son adolescence et d’après, notre grand-père y a vu tant de choses et leurs opposées, qu’il en est arrivé aujourd’hui, plus loin et à la même place, à cet endroit où la fenêtre cherche péniblement à réunir l’intérieur et l’extérieur.

Et si des fleurs annuelles servaient de rideaux?



samedi 25 février 2006

Le quatre-vingt-dix-huitième saut de crapaud

Claire




Douce Claire… par un janvier si froid!


Ma première rencontre avec toi fut déterminante. Elle se produisit au début d’un janvier qui fut très froid, en Estrie, près de ce Magog aux grandes plaines enneigées. Ce jour-là, Pierre et toi, vous recherchiez une maison, un chalet, en fait un lieu où déposer un amour naissant. Au retour, cette nouvelle. Foudroyante. Parvenant de si loin. Entre France et Afrique. La mort de Patricia dans des circonstances accidentelles d’une terrassante rapidité.

Je vis ton réflexe. Instantané. Automatique. Tourné vers l’autre dont la souffrance était indicible. Empathique, tu souffrais avec lui.

Cette main sur l’épaule, prolongement de ton coeur, réconfortait malgré ce si froid janvier. Tu savais ne rien dire, de ces silences qui disent tout. En contact avec ce que l’autre vivait. Au plus profond de lui.

Je te revois, tout à côté. Dans une immobilité défiant l’espace. De tes yeux, des larmes chaudes comme l’Afrique tombaient sur ce si froid janvier. Tu savais être là-bas pour comprendre, ici pour consoler.

J’avais devant moi, à côté de moi, une âme grande et belle.
Illuminante. De celle que la vie, donneuse et arracheuse tout à la fois, nous permet de rencontrer. Rien à voir avec le hasard. Nous côtoyons de ces personnes sachant, au bon moment, trouver les mots justes, nommer le sentiment précis qui se vit, dire l’émotion exacte permettant d’aller plus loin que ce court instant de souffrance ou de bonheur. Tu es de celles, rarissimes, qui font cela. Mais plus. Tu inscris tout dans la permanence. Voilà, je crois, ta plus grande, ta plus humaine qualité.

Saisir chez l’autre la pesanteur des événements qui se déposent dans ses mains. La mesurer à partir de ce qu’il ressent, non pas cette si facile imagination permettant d’être précis, non, tu es de celles qui découvrent toute l’ampleur de ce qu’il vit.

Et je te revois près de mon frère, ton futur mari, devenu si fragilement vulnérable devant cette atrocité que la vie lui percutait en plein visage… Je ressentis chez toi non seulement une fulgurante force d’ouverture, mais une présence si entièrement accompagnatrice, exactement ce dont il avait besoin. Comme tu sais bien être là. Comme tu as si bien su être là.

Claire, douce Claire, je suis de ces gens qui à ta rencontre, à ton contact, découvrent à quel point la chaleur du cœur a toujours préséance. Sachant, en toute chose et en toute occasion, te retourner d’abord vers l’autre, jauger l’exact degré d’ébullition de joie ou de misère qu’il éprouve. Tu donnes à cet instant une si intense authenticité, que la vie en devient plus forte, prime sur la mort.

Les plaines enneigées de Magog le sont toujours. Les hivers se sont accumulés. Tu les as traversés, grandement, armée de tes qualités d’écoute, d’altruisme et de franchise. Tu as fouillé en toi. Plus, tu as foré ton intérieur, là où se joue véritablement notre passage en ce monde, pour encore mieux te découvrir et en faire bénéficier ceux et celles qui gravitent dans ton univers, dont moi je te l’avoue fièrement.

Tu ne sais pas ne pas aimer. Tes réflexes inflexiblement orientés vers l’autre, comme tu sais l’accepter tel que la vie l’a forgé, lui insuffler cet élan vers un meilleur devenir! Devenir, combien magique devient ce mot lorsqu’on le colle à la douce Claire. Remuer le passé, le prendre dans ses bras et le consoler, oui, mais devenir, toujours devenir ce marcheur infatigable en route vers soi.

En ce moment de la cinquantaine, nous sommes plusieurs à remercier ce morceau du destin arrêté un instant à nos portes, nous envahissant bellement. Et j’en suis.

Les si froids janviers de la vie sont des chemins dans les plaines enneigées…
Avec ma plus profonde affection.

Jean


les si froids janviers de la vie sont des chemins dans les plaines enneigées…
des envers de sable
des ailleurs sans hiver…


les si froids janviers de la vie sont des chemins dans les plaines enneigées…
marchent
les âmes infatigables
vers un carrefour où se cache la rencontre…


les si froids janviers de la vie sont des chemins dans les plaines enneigées…
des balises de forêts
et de ruisseaux gelés
comme des veines durcies
sur l’atlas des amants…


les si froids janviers de la vie sont des chemins dans les plaines enneigées…
des poings qui s’ouvrent
des mains jointes
et rouges encore
de la glace accrochée aux clôtures barbelées


les si froids janviers de la vie sont des chemins dans les plaines enneigées…
quand sifflent les flèches au-dessus de leur tête
penchées, les deux
dans une même direction…


les si froids janviers de la vie sont des chemins dans les plaines enneigées…
atteignent la cible
en plein centre des engelures
que guériront les printemps à venir


en plein cœur
des si froids janviers
de la vie
des chemins
dans les plaines enneigées…
où la lavande rejaillira…



jeudi 23 février 2006

Le quatre-vingt-dix-septième saut de crapaud

Je vous offre aujourd’hui trois poèmes de deux poétesses québécoises, Marie-Claire Blais et Cécile Cloutier. Ils sont aussi en lien avec l’histoire de la famille mik’maw.


L’ENFANT QUE J’ÉTAIS, de Marie-Claire Blais

Il ne reste de l’incendie de l’enfance
Qu’une pierre brûlée
Et cette chose qui me regarde parfois de ses
yeux nocturnes,
Petite ombre
Dans le paysage suppliant,
L’enfant là-bas, l’enfant que j’étais, peut-être…


IMAGE D’ATTENTE, de Marie-Claire Blais

D’où viens-tu avec cette abeille dans les cils
Et ce sel rose dans tes cheveux?
Quel est ce collier de sable à ta cheville?

Les enfants qui grandissent près de la mer,
pieds nus,
Épaules brûlées
Au soleil de l’après-midi, ont des maisons
pauvres comme des algues
Maisons de mirages dont on ne voit que la
lanterne plaintive
Entre deux volets…

Les enfants de mon pays qui grandissent près de la mer
Ont des dents assoiffées comme les sables des grèves dures,
Ils grandissent dans l’abandon des sortilèges

Les enfants consumés de grandes eaux
Ils courent en riant sur la plage tranquille…
Ils mangeront ce soir les feuilles sûres de l’océan,
Ils mangeront demain l’or et le corail de la méduse,

Les mères distraites d’être mères par une trop frêle jeunesse
Font la lessive debout comme de squelettiques esclaves
Penchées à la fenêtre de l’infini…


ÊTRE, de Cécile Cloutier

Aller jusqu’au bout de sa pesanteur
Dans le puits de la nuit
N’avoir jamais été un enfant
Ne plus sentir l’arrêt de l’île
Sous son pied
Se convaincre une bonne
De son ombre À l’opposé du soleil
Chercher la sincérité
De l’autre côté de la goutte d’eau
Là où l’on ne peut passer le doigt
Trouver une étoile
Sans distance
Au bout de l’index
Avoir envie de jouer avec le monde
De nouveau



mercredi 22 février 2006

Le quatre-vingt-seizième saut de crapaud

J’ai retrouvé deux poèmes de Paul Éluard qui s’insèrent bien à la suite de cette histoire de la famille Épelgiag.

Le premier s’intitule POUR VIVRE ICI :


Je fis un feu, l’azur m’ayant abandonné,
Un feu pour être son ami,
Un feu pour m’introduire dans la nuit d’hiver,
Un feu pour vivre mieux.

Je lui donnai ce que le jour m’avait donné :
Les forêts, les buissons, les champs de blé, les vignes,
Les nids et leurs oiseaux, les maisons et leurs clés,
Les insectes, les fleurs, les fourrures, les fêtes.

Je vécus au seul bruit des flammes crépitantes,
Au seul parfum de leur chaleur ;
J’étais comme un bateau coulant dans l’eau fermée,
Comme un mort je n’avais qu’un unique élément.


Et ce deuxième, SUITE :


Dormir la lune dans l’œil et le soleil dans l’autre
Un amour dans la bouche un bel oiseau dans les cheveux
Parée comme les champs les bois les routes et la mer
Belle et parée comme le tour du monde.

Fuis à travers le paysage
Parmi les branches de fumée et tous les fruits du vent
Jambes de pierre aux bas de sable
Prise à la taille à tous les muscles de rivière
Et le dernier souci sur un visage transformé.



Le dernier poème pour aujourd’hui est de Pierre Reverdy. Mort en 1960, il fut considéré comme l’un des précurseurs de la poésie nouvelle. Remarquons le drame qui se joue dans CHEMIN TOURNANT :



Il y a un terrible gris de poussière dans le temps
Un vent du sud avec de fortes ailes
Les échos sourds de l’eau dans le soir chavirant
Et dans la nuit mouillée qui jaillit au tournant
des voix rugueuses qui se plaignent
Un goût de cendre sur la langue
Un bruit d’orgue dans les sentiers
La navire du cœur qui tangue
Tous les désastres du métier

Quand les feux du désert s’éteignent un à un
Quand les yeux sont mouillés comme des brins d’herbe
Quand la rosée descend les pieds nus sur les feuilles
Le matin à peine levé
Il y a quelqu’un qui cherche
Une adresse perdue dans le chemin caché
Les astres dérouillés et les fleurs dégringolent
À travers les branches cassées
Et le ruisseau obscur essuie ses lèvres molles à peine
décollées
Quand le pas du marcheur sur le cadran qui compte
règle le mouvement et pousse l’horizon
Tous les cris sont passés tous les temps se rencontrent
Et moi je marche au ciel les yeux dans les rayons
Il y a du bruit pour rien et des noms dans ma tête
Des visages vivants
Tout ce qui s’est passé au monde
Et cette fête
Où j’ai perdu mon temps.

Grand-père aurait certainement aimé les faire lire à son ami Paq’sima. Simplement pour qu’il ne fut pas seul dans sa nuit initiatique. Simplement pour ne plus jamais être seul.

mardi 21 février 2006

Le quatre-vingt-quinzième saut de crapaud

Vous me faites parvenir à l’occasion des commentaires sur les sauts de crapaud. Parmi ceux reçus, un très beau poème de Gracia Cabot que je veux partager avec vous.

Je suis de cette mer qui va et vient sans cesse.
Celle qui prend son essor on ne sait où
pour revenir vers nous.
Je suis une fille de mer
d’une mère qui est aussi d’un ailleurs
que de son chez soi récemment choisi.
Celui-là même qu’elle aussi n’a fait que remiser pour mieux s’en souvenir et nous en parler.

Je suis fière et fière d’être mère et grand-mère.
Ce petit être à odeur inoubliable qui m’a tenu le doigt la toute première fois qu’il était là, tout contre moi.
Et dire qu’il compte déjà du bout du doigt !
Il me ramène aux vraies odeurs et aux vrais airs.

Merci Gracia pour ces mots que vous lancez au large, accrochant avec eux les générations fières de la Gaspésie. Vous savez, lors de mon trop bref séjour là-bas, j’ai rencontré des gens qui quittèrent la région suite à ce que j’appellerais « le génocide » délibérément orchestré par des fonctionnaires et des administrateurs lors de l’expropriation de 1970 des terres et des Gaspésiens afin de permettre l’érection du parc Forillon.

Ces actes barbares sont passés sans que personne, sauf bien sûr Lionel Bernier, ne s’en préoccupe. Il y a de ces gestes qui tuent, celui-ci en est un. On a déraciné des hommes et des femmes de leur terre gaspésienne, les obligeant à s’exiler tout près ou trop loin. Certains y reviennent aujourd’hui. Ils retrouvent les résistants de la première heure qui vécurent dans une impuissance qu’on se plaisait à davantage écraser, des instants d’humiliation qu’un jour, au nom de la plus élémentaire justice, il faudra bien réparer. Mais peut-on rafistoler des brisures que les cicatrices du temps n’ont pas encore ramanchées ?

Les coassements d’un crapaud, bien qu’ils fussent ceux d’un géant, lancés à partir d’un étang à l’entrée du parc Forillon, ne sont rien à comparer aux échos des cris accrochés à tous les arbres de la forêt de la côte gaspésienne qu’ont lancés ces propriétaires déchus. Dépossédés suite à un vol légitimé par une loi inique.

Il faut, comme ces Gaspésiens déboutés mais toujours debout, continuellement, ainsi que les marées, les grandes marées, dire et redire, assourdissant même par nos incessantes plaintes, que justice doit être rendue. Cela, à la face du pays, au nom des disparus, les éternels et les momentanés, hurler malgré l’indifférence qui a caractérisé les décideurs, que cette terre est gaspésienne et doit la redevenir entièrement.

On y revient, par petites grappes, comme des convalescents qui savent qu’ils ne guériront jamais. Le virus inoculé semble encore bien vorace. Latent.

Les Émile, Aldège, Léo, Clémence, Philip, Arthur… les Épelgiag aussi, tout comme les autres, ne sont que des personnages fictifs issus de l’imagination d’un grand-père se promenant sur la grave qui s’allonge de l’Anse-au-Griffon à Cap-des-Rosiers, et plus loin encore, mais ils savent être de la côte. De la Gaspésie. En eux s’est installé un si profond, un si intense enracinement que rien ne saurait, une autre fois, les y arracher. Ils ont la foi, pas de celle qui transporte les montagnes, de celle qui les incrustent là où elles sont.

La mer sera, qu’on le veuille ou non, la fille de cette éternité circulant dans le sang des hommes et des femmes qui croient encore et le disent à d’autres, que la vie y prend sa source jaillissant sur ceux qui poussent et que l’on attend.

Les histoires, les légendes, les contes et la poésie en sont les fiers porte-paroles.

Gracia, cette fierté que vous portez au bout de plume vous honore.



lundi 20 février 2006

Le quatre-vingt-quatorzième saut de crapaud

Voilà que la famille Épelgiag a quitté l’Anse-au-Griffon. La surprise ne fut pas si grande, chacun sachant que les racines des nomades s’implantent partout… Mademoiselle Ève, l’institutrice, comprit le chagrin de notre grand-père suite au départ de son ami Paq’sima. Ce que nous laissent les partants ne les remplace pas. Grand-père l’apprit à ce moment-là et conserva toute sa vie, parfois dans la main gauche puis dans la droite, le talisman que le jeune mik’maw lui avait donné.

Patrice de la Tour du Pin touche de très près l’expérience vécue par notre grand-père à l’époque de la famille Épelgiag dans un splendide poème que voici ; il s’intitule ENFANTS DE SEPTEMBRE.

Les bois étaient tout recouverts de brumes basses,
Déserts, gonflés de pluie et silencieux ;
Longtemps avait soufflé ce vent du nord où passent
Les Enfants Sauvages, fuyant vers d’autres cieux,
Par grands voiliers, le soir, et très haut dans l’espace

J’avais senti siffler leurs ailes dans la nuit,
Lorsqu’ils avaient baissé pour chercher les ravines
Où tout le jour, peut-être, ils resteront enfouis ;
Et cet appel inconsolé de sauvagine
Triste, sur les marais que les oiseaux ont fuis.

Après avoir surpris le dégel de ma chambre,
À l’aube, je gagnai la lisière des bois ;
Par une bonne lune de brouillard et d’ambre,
Je relevai la trace, incertaine parfois,
Sur le bord d’un layon, d’un enfant de septembre.

Les pas étaient légers et tendres, mais brouillés,
Ils se croisaient d’abord au milieu des ornières
Où dans l’ombre, tranquille, il avait essayé
De boire, pour reprendre ses jeux solitaires
Très tard, après le long crépuscule mouillé.

Et puis, ils se perdaient plus loin parmi les hêtres
Où son pied ne marquait qu’à peine le sol ;
Je me suis dit : il va s’en retourner peut-être
À l’aube, pour chercher ses compagnons de vol
En tremblant de la peur qu’ils aient pu disparaître.

Il va certainement venir dans ces parages
À la demi-clarté qui monte à l’orient,
Avec les grandes bandes d’oiseaux de passage,
Et les cerfs inquiets qui cherchent dans le vent
L’heure d’abandonner le calme des gagnages.

Le jour glacial s’était levé sur les marais ;
Je restais accroupi dans l’attente illusoire
Regardant défiler la faune qui entrait
Dans l’ombre, les chevreuils peureux qui venaient boire
Et les corbeaux criards aux cimes des forêts.

Et je me dis : je suis un enfant de Septembre,
Moi-même, par le cœur, la fièvre et l’esprit,
Et la brûlante volupté de tous mes membres,
Et le désir que j’ai de courir dans la nuit
Sauvage, ayant quitté l’étouffement des chambres.

Il va certainement me traiter comme un frère,
Peut-être me donner un nom parmi les siens ;
Mes yeux le combleraient d’amicales lumières
S’il ne prenait pas peur, en me voyant soudain
Les bras ouverts, courir vers lui dans la clairière.

Farouche, il s’enfuira comme un oiseau blessé,
Je le suivrai jusqu’à ce qu’il demande grâce,
Jusqu’à ce qu’il s’arrête en plein ciel, épuisé,
Traqué jusqu’à la mort, vaincu, les ailes basses,
Et les yeux résignés à mourir, abaissés.

Alors, je le prendrai dans mes bras, endormi,
Je le caresserai sur la pente des ailes,
Et je ramènerai son petit corps, parmi
Les roseaux, rêvant à des choses irréelles,
Réchauffé tout le temps par mon sourire ami…

Mais les bois étaient recouverts de brumes basses
Et le vent commençait à remonter au nord,
Abandonnant tous ceux dont les ailes sont lasses,
Tous ceux qui sont perdus et tous ceux qui sont morts,
Qui vont par d’autres voies en de mêmes espaces !

Et je me suis dit : Ce n’est pas dans ces pauvres landes
Que les Enfants de Septembre vont s’arrêter ;
Un seul qui se serait écarté de sa bande
Aurait-il, en un soir, compris l’atrocité
De ces marais déserts et privés de légende ?


Les nomades ne seraient-ils que des oiseaux de passage, des traces sillonnées dans le ciel d’automne ou celui du printemps ?


samedi 18 février 2006

Le quatre-vingt-treizième saut de crapaud

…la suite… …siawa’si…

Monsieur Épelgiag fut précieux lors des travaux de reconstruction du village de l’Anse-au-Griffon. Entreprise à la fin de février, elle dura tout l’hiver 1955 pour s’achever tard à l’automne de la même année. Un chantier surnommé «
le griffonnage » beaucoup à cause des plans dessinés sur du papier blanc, à l’œil et surtout parce que celui-ci passait à l’autre les premiers jets qu’il corrigeait selon ses talents les remettant par la suite à un troisième qui ajoutait ou retranchait ceci ou cela. Ce qui tarda le plus, on s’en doute bien, furent les grands travaux de la voirie dont l’aqueduc de même que les branchements électriques. Personne ne s’en formalisait, tous étant habitués à des lenteurs et à des ralentissements dans les lenteurs à répondre aux besoins de cette population. On ne se doutait pas encore que les autorités allaient être si proactives alors que le projet du parc Forillon naîtrait, charriant avec lui toutes les souffrances, toutes les humiliations de l’expropriation.

Émile n’eut aucune difficulté à faire accepter l’idée de prioriser la construction de son magasin général, ce qui faciliterait les approvisionnements évitant ainsi les voyagements entre le village et Rivière-au-Renard. D’aucun ne porta attention à la localisation des maisons : depuis cette époque, les chicanes de piquets de clôture n’existent plus dans ce petit village de la côte gaspésienne. Tous avaient dépassé ces tracasseries inutiles.

Le père mik’maw, on en parle encore quelques générations plus tard, possédait une énergie incroyable. Très tôt le matin à la besogne, il ne s’arrêtait que tard le soir. Sans parler. Il travaillait. Son acharnement stimulait l’enthousiasme. Ses coups portaient : aucune perte, sachant utiliser ce qui restait de bois, de clous pour mieux fignoler à gauche ou à droite. Dire à quel point c’était solide, c’est dire l’étendue de sa participation.

Son fils Paq’sima lui servait d’apprenti. Le jeune garçon ne souhaitait pas fréquenter la classe de mademoiselle Ève, les travaux manuels répondaient à son besoin d’apprentissage. N’eut été de la résistance de madame Aldège, les deux jumelles A’selik et Lestel seraient entrées plus tôt à l’école. La paroisse fit comprendre à la dame de Sainte-Anne la stérilité de sa résistance et son obstination inutile.

Le chantier allait bon train. Le froid de cette année-là, tout doucement recula après avoir piétiné quelques semaines. Puis vint le printemps. Les vents d’avril permirent de vérifier la solidité des travaux. Mai, dans une douceur que l’on se souhaitait, répondit aux attentes et permit même d’espérer qu’au milieu de l’été, certaines gens puissent entrer dans leur nouvelle demeure. Pour la grande majorité toutefois, cela se produisit autour du mois de novembre. Certains quittèrent leur lieu d’accueil qui, de provisoire au début, devint pour toute cette période un lieu d’attache. Des liens solides comme des cordages de bateau, noués et tressés à même la solidarité humaine, restèrent imprimer dans le cœur de ces gens. Combien de fois vit-on des enfants se tromper de maison et revenir là où ils s’installèrent au lendemain de l’incendie! Il n’est pas exagéré de croire que depuis ce malheur, la fraternité et l’accueil sont imprimés dans l’âme de ce village gaspésien. On se mêle encore aujourd’hui entre « chez-vous » et « chez-nous »; pour plusieurs ce ne sont que des mots différents signifiant une même réalité.

Ce fut grand-père, le premier, qui fut témoin du départ de la famille mik’maw. Fin novembre. Quelques jours après la fin de la chasse. L’habitation avait disparu. Aucune trace ne persistait du passage de la famille Épelgiag à l’orée de la forêt. Il y avait bien encore les pierres du bivouac. Un baril de chêne abandonné. Autrement, le vide.

Il ne savait pas quels mots, de sa langue ou de celle de Paq’sima, pouvaient mieux dire ce qu’il ressentait. Ça se situait quelque part entre le concret et l’abstrait. Là où c’est tellement difficile d’entrer.

Grand-père, immobile dans ce lieu, sa deuxième école, s’attardait en cueillant des lambeaux de temps qu’il transformerait en souvenirs déposés dans sa mémoire.

- Atiu (Adieu).

Il retourna au village.

Ta’n tujiw plamu getu’ siga’lat amujpas tmg toqjua’t sipug.
-Pour frayer un saumon doit d’abord remonter la rivière.-


Fin… Gaqa’lati…


mercredi 15 février 2006

Le quatre-vingt-douzième saut de crapaud

…la suite… …siawa’si… du 90ième

La nuit suivant le rite d’initiation du jeune mik’maw plongea notre grand-père dans d’interminables songes. Il lui semblait que Paq’sima l’invitait à l’accompagner dans la forêt. Les grands froids du mitan de février ajoutaient aux troubles du rêveur. Les murs de sa chambre, située à l’étage de la maison paternelle, craquaient comme si les clous voulaient s’en détacher. La fenêtre (un jour on reviendra sur l’importance qu’auront les fenêtres dans la vie de grand-père) en droite ligne vers la forêt, devenait un écran sur lequel se mouvaient des images au rythme du vent. Plusieurs fois au cours de cette nuit inachevable, le jeune garçon se leva, colla son nez à sa vitre, tentant d’apercevoir ou d’entendre son ami qu’il croyait l’appeler, l’invitant à le rejoindre.

Comment supporterait-il le froid? La peur le glacerait-il davantage? Réussirait-il à dormir un peu? Les coyotes flaireraient-ils sa présence? À quoi pouvait-il bien penser? Rêver? Y aurait-il d’autres épreuves à subir avant de revenir au wikuom? Son père irait-il le retrouver? Sa mère allait-elle lui porter à manger? Et les filles, devraient-elles aussi subir un tel rite? Serait-il le même au sortir de cette expérience?

Toutes ces questions hantaient grand-père. Il savait qu’à leur prochaine rencontre, il ne pourrait entièrement comprendre les explications de Paq’sima, la langue étant encore un obstacle du moins pour ce qui est des émotions et des sentiments.

Paq’sima était seul. Un quartier de lune illuminait faiblement l’immense forêt. L’habitation, le jeune mik’maw ne pouvait y revenir que le lendemain, comme elle lui paraissait loin! Il avait marché durant quelques heures. Peut-être tournait-il en rond? Marquant quelques arbres afin de retrouver sa route pour le retour. Le froid le glaçait. Il monta rapidement un igloo de neige au pied d’un chêne et s’y réfugia. Il lui semblait que les coyotes rôdaient. Avaient senti sa présence. Ses paupières résistaient aux appels du sommeil. Il savait ce que représentait cette nuit pour la famille Épelgiag. Son père, souvent de fois, lui avait raconté la sienne, celle de son père et des autres hommes mik’maw. Mais l’essentiel de ce qu’il retint, se résumait en peu de mots : « le passage entre le jour et la nuit pour le petit homme sera à l’image de sa vie ». Il comprit que cet isolement du groupe lui permettrait de mieux se connaître. On n’exigeait pas qu’il fasse acte de bravoure, seulement un acte de présence à lui-même.

Paq’sima eut une pensée pour son ami blanc qui avait assisté bien malgré lui à cette cérémonie. Cela ne faisait partie des mœurs gaspésiennes. Il n’allait pas exiger de lui autre chose que de respecter une des règles caractéristiques de son peuple. Il savait que plus tard, si un fils lui était donné, il perpétuerait la tradition. Cela le réconforta.

Grand-père vit le jour se lever. La journée allait être belle. Et froide, encore. Descendu pour le déjeuner, il demanda à sa mère :
- Les traditions, est-ce important?
Sa mère le regarda fixement sans trop saisir le but de sa question.
- Très important. C’est comme si un flambeau passait d’une main à une autre.

Il partit vers l’école, regardant continuellement vers la forêt. Y aurait-il pour lui, un jour, un moment initiatique, une épreuve à surmonter de laquelle surgirat un message à découvrir. Les plus percutants étant ceux que l’on décode soi-même à travers des mots, des paroles, des gestes ou des regards devenus porteurs d’un sens nouveau.

Paq’sima ne serait plus jamais le même. Grand-père s’en doutait. Et lui? Quand lui viendra ce temps du temps des changements?

…à suivre… …nmu’ltes…


mardi 14 février 2006

Le quatre-vingt-onzième saut de crapaud


Petit spécial Saint-Valentin

Je vous offre, en ce 14 février, quelques définitions de l’amour tel que :

Vincent van Gogh… le voyait :
. Nous avons eu besoin l’un de l’autre, nous ne sommes plus quittés, nos vies se sont entremêlées, et c’est ainsi que l’amour est né.

Bernard Grasset… en disait :
. Aimer, c’est ne plus comparer.

Thomas Corneille… pour sa part :
. Quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a.

Françoise Dorin… plus pragmatique :
. Aimer, c’est partager avec un être ce qu’on a envie de partager avec aucun autre, c’est se dépouiller de ce qui est enfoui en soi : le bon et le mauvais; c’est donner son âme aussi totalement que son corps. Sinon, si c’est pour vivre en surface comme avec les autres et commenter les nouvelles du jour, je ne vois pas bien l’intérêt.

Albert Camus... y ajoute le temps :
. Aimer un être c’est accepter de vieillir avec lui.

Colette Portelance... amour et relation d’aide :
. L’amour, c’est la clé de la motivation, c’est ce qui donne envie de vivre, de créer, de se propulser et de propulser les autres.

Pierre Mertens… ce grand Belge :
. Peut-être ne passons-nous quelque temps sur terre que pour en apprendre un peu sur la mythologie de ceux que nous aimons. Et pour la partager avec eux. En dehors de cela, pas de salut : rêver avec quelqu’un ou mourir seul, telle est l’alternative.

Ned Field… parlant de Fanny Stevenson :
. Elle était la seule femme au monde pour laquelle je puisse imaginer qu’un homme fût prêt à mourir.

… et Robert Louis Stevenson, comme pour répondre :
. L’essence de l’amour, c’est la gentillesse. Ce pourrait être même sa meilleure définition. Une gentillesse passionnée… La gentillesse devenue frénétique, importune et violente.

Yann Queffélec… plus triste :
. Il ne faut jamais faire de mal aux gens que l’on aime. On le regrette après, quand ils s’en vont. On le regrette toute sa vie.

Shakespeare… bien sûr :
. Amour qui change quand changement rencontre n’est pas amour.

Et ce poème magnifique de Gilles Héneault, intitulé MIROIR TRANSPARENT

L’amour est plus simple qu’on le dit
Le jour est plus clair qu’on le croit
La vie est plus forte que la mer
La poésie coule dans la plaine
où s’abreuvent les peuples

L’absence est un glacier
L’hiver de l’amour nous fait un cœur très sec
Mais que viennent deux ou trois flèches de soleil
Un seul printemps debout sur la montagne de neige
Et refleurira la simplicité des mains sur les tempes
Des doigts entrelacés au-dessus des ruisseaux du cœur.


Et je terminerai ces mots puisés aux cahiers de lecture de notre grand-père par cette phrase de Réjean Ducharme, qui, je le crois, résume bien l’amour.

. Il croit qu’aimer est un verbe d’action : il ne sait pas que c’est un verbe d’état.

Bonne Saint-Valentin!

lundi 13 février 2006

Le quatre-vingt-dixième saut de crapaud

…la suite… …siawa’si…

Février ne cessait pas de draper la côte gaspésienne de neige. Le froid l’immobilisait. Le vent arrivait difficilement à la balayer vers la forêt ou vers la mer. D’énormes congères entassés les uns près des autres cachaient aux yeux encore inquiets de ses habitants, le triste spectacle des ruines de l’incendie. Les nuages, parfois, confondus à ces amoncellements blancs, s’y fondaient comme sur un tableau que la nature, sans autre inspiration, aurait laissé devant elle.

Grand-père reconnut au loin la silhouette de son ami Paq’sima. L’ombre du jeune mik’maw se profilait à côté de lui en cette fin d’après-midi qui depuis quelques jours rallongeait son temps de soleil.

- Me’ tegig gisgug, dit Paq’sima lorsque grand-père fut en mesure de l’entendre. - Cela signifie « C’est encore froid aujourd’hui. » -

Difficile d’expliquer comment une langue parfaitement inconnue, ressemblant à un bête alignement de sons, puisse devenir intelligible alors qu’elle se colle à la réalité. Paq’sima avait dit cela dans un soubresaut grelottant et d’un geste qui emplit une portion de son espace.

Grand-père lui répondit avec les mots de sa langue. L’autre saisit qu’il avait compris. Parler d’immersion serait un peu cruel étant donné les températures qui oscillaient sous le zéro (l’ancien zéro qui est encore plus froid que le nouveau), mais le fait de se retrouver sans autre support linguistique que les gestes, les mouvements de la physionomie et la situation ambiante, favorise cette indispensable connexion entre le réel et la façon de le nommer.

Ils arrivèrent au wikuom. Rien ne changeait à chacune de ses visites. Même organisation, même atmosphère. Sauf que ce jour-là, grand-père se souvient que c’était un vendredi (kweltamultimk), il fut témoin d’une tradition propre à la grande famille Épelgiag à laquelle il assista, spectateur abasourdi et grava dans son cœur et son corps des traces qu’encore aujourd’hui, en plein février d’hivers de moins en moins froids, il se rappelle.

C’était l’anniversaire de son jeune ami. Il aurait neuf (pesqunatek) ans. Son père et sa mère, autour d’un bivouac qui lançait très haut dans les airs une fumée encore plus blanche que la neige, fumaient à une même pipe. L’odeur qui s’en dégageait, n’était pas celle à laquelle grand-père s’était habitué. On eut dit un mélange de tabac et de racines. Âcre et doux à la fois.

Les jumelles et le bébé étaient sous la grande tente. On ne les entendait pas mais leur présence était perceptible.

Une fois arrivés, les deux amis furent séparés l’un de l’autre. À grand-père, on assigna une place derrière un baril de chêne contenant de la viande de gibier. Il demeura debout tout au long du rite qui fut dirigé, un moment par monsieur Épelgiag, puis par la mère de Paq’sima. Celui-ci sortit de la tente quelques minutes plus tard, accompagné par ses sœurs, A’selik portant Sulian dans ses bras.

Monsieur Épelgigiag, appelant l’aîné de ses fils, d'une voix que le tabac enrouait, avait déclaré :
- Ta’n te’sit sqapantiej amujpa gegina’mut.
(Tout débutant doit être enseigné.)

Paq’sima sortit alors de la tente, encadré par les autres membres de la famille. Il était complètement nu. Sur sa tête, trois plumes d’aigle; à sa main droite, quelques branches d’épinette; et ce regard fier, droit vers les yeux de son père, puis dans ceux de sa mère, une infinie tendresse.

Il ne bronchait pas. Feignait-il ne pas tenir compte de cette vive froidure qui fit apparaître sur ses épaules quelques flocons de neige? Quelques pas en direction du feu. À la demande de sa mère, il le franchit d’un bond rapide pour se retrouver devant eux. Madame Épelgiag, recevant de son fils les branches d’épinette dit :
- Ji’nmu’qamigsit.
(Fais un homme de toi.)

C’est alors que Paq’sima, retirant les trois plumes d’aigle de sa chevelure qui luisait plus noire que noire, jeta un regard assuré sur tout le groupe, sourit à grand-père et se dirigea d’un pas lent vers la forêt. Il ne reviendrait que le lendemain matin.

Était-ce le rite d’initiation qui troubla grand-père ou encore, d’être pour la première fois de sa vie en présence de la nudité, autant physique que celle de l’âme?

La route le ramenant chez lui fut bien longue.

…à suivre… …nmu’ltes…

samedi 11 février 2006

Le quatre-vingt-neuvième saut de crapaud

…la suite… …siawa’si…

Madame Épelgiag qui portait le doux prénom de Pilsit (Brigitte dans notre langue) était une femme d’une très grande beauté. Beauté qu’elle avait d’ailleurs partagée avec ses deux filles, les jumelles (tqope,jl) qui ne se ressemblaient pas du tout bien qu’elles eurent reçu de leur mère, les yeux d’une couleur oscillant entre le marine et le noir pour A’selik (Angéline) alors que Lestel (Estelle) avait hérité de cette grâce qu’elle imprégnait à chacun de ses mouvements, à croire qu’elle avait des ailes. Un ange. Des ailes.

Grand-père, avant de retourner chez la famille mi’kmaw, ne possédait des deux sœurs de Paq’sima qu’un vague souvenir. Elles étaient demeurées auprès de mademoiselle Gaudreau, celle-ci ayant réuni les enfants dans la sacristie de l’église, la nuit du grand feu alors que lui, comme un homme, suivait les hommes. Collées l’une à l’autre, elles cherchaient constamment du regard la présence rassurante de leur mère. Les enfants du village n’eurent guère l’occasion de laisser aller leurs commentaires, appris des adultes, l’institutrice s’étant organisée de telle manière qu’elles fassent partie du groupe mais légèrement en retrait.

Le plus souvent, lorsque grand-père se pointait à l’orée de la forêt (kisoqe’k), elles besognaient auprès de leur mère. A’selik, le bel ange, prenant soin du plus jeune des enfants, son jeune frère (gwi’s) Sulian (William), alors que Lestel, continuellement en mouvement, de gauche à droite, plaçait, déplaçait ou replaçait tout ce qui lui tombait sous la main. Aucun moment pour l’inactivité, leurs mains et leur tête continuellement mobiles.

Grand-père remarqua, et cela se produisait presque mécaniquement, qu’à chacune de ses visites tous les membres de la famille Épelgiag occupaient l’espace où le soleil se faisait le plus présent. Ils levaient la tête pour le regarder comme si ce geste projetait une prière. Également, que les parents s’adressaient à leurs enfants d’une manière si attendrissante, un sourire bien installé dans leur figure. Ils vivaient à un rythme différent de celui auquel il était habitué au village, ou même à l’école. On prenait le temps de respirer le soleil, de laisser le vent entrer en soi. Parfois, à tour de rôle, chacun s’arrêtait, se laissant envahir complètement par les odeurs des épinettes ou de la neige. Un moment d’intériorité tellement puissant qu’autour la présence d’autres êtres humains s’éclipsait.

Les enfants mi’kmaw se posaient-ils les mêmes questions que lui? Étaient-ils dans ce continuel état de recherche qui frappait à la porte de sa conscience? Ou, dans ces brefs instants, les réponses venaient-elles d’elles-mêmes, surgissant du plus profond de leur âme? Connaissaient-ils d’instinct, ce que lui-même devait mettre en mots pour en saisir la portée?

Il ne le savait pas encore, mais en leur présence et parfois dans des silences qui se prolongeaient, ne rendant jamais personne mal à l’aise, il cherchait le premier pas, celui qui indique vers où se rendre.

Grand-père devint conscient de l’importance d’entrer dans toute la magie de cette langue aux sons rieurs, afin de saisir la portée de leur science. Quelques mots à peine lui étaient familiers, mais le silence n’en a pas besoin. Et c’est souvent là que se cachent les enseignements les plus profonds.

Que les gens du village ne leur aient jamais fourni l’occasion de se dire par leurs propres paroles, il en ressentit tout l’affront, celui infligé à ceux que l’on n’écoute pas! Il y a ceux que l’on n’écoute pas et, pire encore, ceux que l’on oblige à se taire. La famille Épelgiag était tenue dans le silence, sans jamais on ne devine qu’ils y étaient bien, chez eux, dans ces grands silences qui parlent au dedans de soi.

Ce fut l’un des premiers enseignements que les Mi’maw, sans jamais l’avoir organisé ni structuré, seulement par ce qu’ils furent, authentiquement, lui apportèrent. Humer le soleil. Se laisser pénétrer par la nature jusqu’en ce lieu, intime, rarement visité, où les ténèbres n’ont plus de place.

Les deux jumelles gambadaient devant grand-père, lui adressant au passage, le sourire du marcheur en route depuis un bon moment…

…à suivre… …nmu’ltes…

mardi 7 février 2006

Le quatre-vingt-huitième saut de crapaud

…la suite… …siawa’si…

Le soleil se lève à l’est. Il se couche à l’ouest. Cela depuis la nuit des temps. La pluie sur les arbres, selon les caprices du vent, mouille droit ou de côté. La suite des saisons emprunte les mêmes chemins. La mer, donneuse de marées, porteuse de poissons, s’étend encore plus loin que les yeux, au fond de l’horizon qui se courbe, là-bas, dessinant la rondeur de la terre. Le ciel, le firmament, l’empyrée parlent de la même réalité, celle habitée par les astres, celle que l’homme cherche à percer de ses regards tendus vers l’infini. Les montagnes, ces immobiles bossus plantés au milieu de notre propre espace, seront encore là demain, à l’aube, puis à l’aurore, puis après. Et encore demain.

Les hommes naissent, vivent et meurent. Il n’y a que la vie qui ne suit pas cette trajectoire. Elle était, est et sera. Il n’y a que la manière individuelle de chacun qui change, sur fond identique. Qui avait-il avant? Qui a-t-il maintenant? Qui aura-t-il après?

Grand-père naquit à une époque qui connut, coup sur coup, deux guerres. Deux grandes guerres. Sans les avoir vécues, on les lui raconta par les lettres adressées depuis ces pays du bout de la terre. Là où, sans doute, un autre grand-père naissait, vivait et allait mourir. Là où, certainement, la nature, dans des fringues toutes autres, comme ici suivait le même rythme. La terre tourne portant sur elle des êtres de chair et d’âme, plantés par un hasard incompréhensible en des endroits précis, en des vingt-quatre heures inversées.

Il semblait à ce jeune garçon que partout, une semblable pièce dramatique se jouait, sur décor différent, sous des éclairages orchestrés par la fuite du temps, mécaniquement réglé par l’implacable rigueur du jour et de la nuit. Comment dire s’il est trois heures de la nuit ou trois heures du matin? On ne dit pas qu’il est trois heures du jour! L’imbroglio, c’est la nuit. Celle qui stagne avant de se blanchir au matin.

Les véritables questions, les plus difficiles à formuler devant ce cadre qu’installe devant nous la nature, grand-père s’en approcha de si près, qu’elles se mirent à le hanter, de si près que pour seules réponses, ce qu’on lui en dit, devinrent ses références, puis des incertitudes à cause de leur aspect simplet.
« Arrête de creuser, tu vas te retrouver en Chine! »
« C’est comme ça depuis toujours, ça ne va changer aujourd’hui!»
« Demande-ça à ton père! »
« Ça te donne quoi de savoir tout ça? »
« Penses-tu que j’ai des réponses à tout? »
« Il y a des affaires qu’on n’a pas besoin de savoir comment ça marche! »
« Tu vas devenir bossu à trop penser! »
« Tout ça, c’est le bon Dieu! »
« Ce que tu vois, c’est ce qui existe. Ce que tu ne vois pas, c’est aussi ce qui existe. »
« Il y a des mystères dans la vie, qu’on n’est bien mieux de ne pas comprendre! »
« Arrête de perdre ton temps avec des choses inutiles! »

Il pourrait en ajouter jusqu’à nauseam. Mais, de s’apercevoir qu’on ne pouvait satisfaire son besoin de saisir le fonctionnement de cette horloge implacablement précise, n’alimenta que plus cette soif de comprendre. Il ne voulait pas, du moins pas encore, saisir l’humeur des gens, la tristesse ou la joie, le bonheur ou la souffrance, la perfidie ou la loyauté, tous ces sentiments que rapidement il put décoder par leurs comportements, il souhaitait décoder le métronome régissant les allers-retours de la nature.

L’évidence ne suffisait pas. Ne suffisait plus. Grand-père souhaitait aller plus en profondeur, si possible jusqu’au moteur même de cette machine qui roulait devant lui sur une route éternellement longue. Qui pouvait rassasier son appétit chaque jour plus vorace? Il exigeait du concret. On passe à l’abstrait qu’une fois avoir bien assimilé le palpable, autrement on risque de se perdre ou d’affabuler.

Si la nature, dans sa gigantesque complexité, cache un secret, qui en possède la clé? Qui pourrait lui écarquiller les yeux? Qui saurait trouver les mots justes? Même si ces mots risquaient de lui être nouveaux, incompréhensibles même, il exigeait des réponses satisfaisant une soif ne pouvant plus demeurée stérile.

C’est en chemin vers l’installation des Épelgiag que notre grand-père, ainsi qu’un jongleur échappant continuellement ses bâtons enflammés, tentait de mettre de l’ordre dans ses pensées. Y avait-il une première question, celle qui ferait naître toutes les autres? Quelle était-elle?


…à suivre… …nmu’ltes…

lundi 6 février 2006

Le quatre-vingt-septième saut de crapaud

…la suite… …siawa’si…

Les mesures administratives tardaient à venir. Le maire Léo rentrait de Gaspé plus souvent qu’autrement les bras chargés de promesses, d’annonces de la création d’un nouveau sous-comité devant étudier les demandes d’aide de la municipalité de l’Anse-au-Griffon, soumettant leurs conclusions à une régie chargée de prioriser les demandes, et qui ne siègerait qu’à la fin du printemps.

Monseigneur Granger, évêque de Gaspé à cette époque, avait fait savoir au chanoine Boudreau, curé de la paroisse, qu’il s’arrêterait chez lui lors de sa prochaine visite épiscopale… en juin de la même année. La Fête-Dieu était l’occasion qu’il privilégiait pour sa grande tournée de la côte gaspésienne. Il n’avait toutefois pas manqué de souligner dans sa lettre de condoléances et de sympathies aux paroissiens, lettre adressée au curé, que ses prières personnelles leur étaient consacrées. Dans un post-scriptum incisif, il rappelait au curé que les Mi’kmaw n’étaient pas baptisés et que le salut de leurs âmes le préoccupait beaucoup. Envisageait-il une stratégie particulière afin de remédier à la situation surtout si ces gens manifestaient l’intention de s’installer un peu plus longtemps dans les limites de sa paroisse? Il insistait sur le fait que l’Église ne permet pas encore aux autochtones d’entrer dans les lieux du culte (en fait cela se fera autour de 1970) et l'interdiction de donner à leurs nouveau-nés, des prénoms chrétiens.

On allait devoir se réorganiser avec les moyens du bord. Il y eut bien une rencontre avec les maires des villages avoisinants, Cap-des-Rosiers, Rivière-au-Renard et Cap-aux-Os, afin de coordonner les efforts mais rapidement, les principaux porte-paroles qu’étaient Émile, Aldège, le maire Léo et le curé Boudreau, sentirent chez eux beaucoup plus de la pitié qu’une volonté arrêtée d’entraide. Le mot « charnier » fut même utilisé par un connétable bien en vue de la région. Cela offusqua la population et, d’une certaine manière, la stimula.

- Nous allons retrousser nos manches, dit Émile au cours d’une de ces réunions auxquelles il tenait farouchement afin de souder encore plus leur courage et leur détermination.

Alors que les adultes bougeaient terre et mer pour maintenir ce souffle de vie qui risquait de devenir moribond n’eut été cette volonté inébranlable de refaire ce qu’on leur avait arraché, notre grand-père partageait son temps entre l’école et la famille Épelgiag.

Le février de cette année, rappelons-nous que nous sommes au milieu des années 1950, fut historiquement parmi les plus froids du siècle. D’aussi loin que la mémoire pouvait retourner, les personnes dorées étaient là pour en témoigner, le vent, la neige et le froid n’épargnèrent aucune journée. Le bedeau Arthur dut même faire un appel à tous afin qu’on regarnisse la remise paroissiale où le bois de l’automne était placé. Bientôt, si le temps continuait à frôler les dessous de zéro (on parle ici en Fahrenheit, car Celcius ne s’était pas encore annoncé) on allait devoir cesser de chauffer l’église. Comme il aurait été sage d’emmagasiner la chaleur lors des grands jours d’incendie, mais aucun ingénieur ne fut habile à le faire…

Grand-père avait beaucoup de difficulté à concevoir que les enfants et les parents Épelgiag puissent survivre dans ce wikoum aux couleurs vives. Mais le père avait su l’orienter de façon telle qu’il accumulait le maximum d’énergie des rayons du soleil. À l’intérieur, l’ingéniosité du Mi’kmaw faisait que l’on pouvait s'y déplacer à l’aise et y demeurer au chaud. Tout autour, de petits abris servaient de garde-manger. Mais pourquoi ne pas envisager de construire une maison calquant le modèle gaspésien? Grand-père comprit rapidement que pour eux, le respect des traditions était primordial et que pour rien au monde, ils n’auraient modifié cette façon de vivre qui était leur manière d’être.

Monsieur Épelgiag n’assistait pas aux réunions de la reconstruction. Il savait, depuis le pacte passé avec Émile, que si ses services étaient requis, on saurait où le trouver. Il disait :
- Ta’n tujiw mimajuinu’g teplumtulti’tij aq mesaqan wi’gas’g wi’gatignigtug aq ugwisunmuai ewi’gmi’tij na tujiw newgtejit ma gisi sa’se’wa’tug.

Cela signifie : Lorsque deux personnes s’entendent sur un sujet et signe un pacte, personne ne peut le briser ou ajouter quoi que ce soit à ce pacte.

Ce jour-là, un des plus froids de février, grand-père assista bien malgré lui à une coutume mi’kmaw qui allait ouvrir ses yeux, plus grand encore que jamais auparavant, en implémentant en lui une nouvelle dimension de l’âme humaine.

…à suivre… …nmu’ltes…

dimanche 5 février 2006

Le quatre-vingt-sixième saut de crapaud

…la suite… …siawa’si… du 84ième…

L’institutrice Gaudreau reçut les enfants du village, ce lundi matin de fin janvier, de manière singulière. Elle savait que l’événement vécu par tous, risquait d’avoir troublé leur imagination ou, du moins, les avoir perturbés à des niveaux différents. Reprendre la classe là où ils l’avaient laissée lui paraissait invraisemblable. Puisque toujours elle utilisait les occasions que la vie lui offrait afin de bonifier sa manière d’enseigner, Ève avait décidé que le retour à l’école serait une circonstance idéale lui permettant de fixer dans l’âme et le cœur des enfants, les grandes leçons tirées de ces heures sombres et à la fois illuminées, que l’incendie avait laissées en eux pendant près de deux jours.

Aucun conte, aucune histoire ne pouvaient remplacer à ses yeux la fulgurante authenticité de ces vingt-quatre heures ininterrompues qu’au fond de soi, chacun et chacune endurèrent. Elle connaissait les dégâts que peut produire la peur à l’intérieur d’un enfant. Elle savait à quel point les ravages des émotions retenues dévastent les êtres, beaucoup plus qu’un incendie. Elle craignait chez certains un cantonnement dans le silence qui refluerait la parole, cette porte qui mène aux autres, vers des zones inconscientes; qu’ils y mettent un cadenas que la rouille du temps empêcherait par la suite d’ouvrir.

Son amour pour les enfants, l’infaillible guide qui l’accompagna toute sa vie, lui dicta la marche à suivre.

Elle voulut, d’abord, ne rien changer à l’apparence de la classe. Pour elle, que les enfants retrouvent intacts ce qu’ils avaient laissé avant de la quitter, tombait sur le sens. Ils allaient entrer, aussi timidement qu’en début d’année scolaire. Ils allaient trouver tout à la même place. Au même endroit. Inaltéré. Elle voulait qu’ils sachent ainsi que la vie continuait, plus forte que tout. Ils allaient s’asseoir. Le silence, elle n’aurait pas à l’exiger. Il serait tout à côté d’eux. Un silence silencieux. De la famille de ceux qui environnent les plus solennels moments de la vie. Ceux qu’on n’oublie jamais. Ils allaient, tout doucement, se glisser chacun à leur place. Vérifier si le crayon y est encore. Ressentir les lieux. Jeter un regard autour d’eux. La date écrite au tableau noir, de la si belle écriture en lettres attachées de leur institutrice, indiquerait la bonne journée. Certains toussoteraient. D’autres racleraient la surface de leur pupitre comme pour y détacher quelques vestiges de poussière ou de suie. Toujours en silence. Qu’elle ne briserait pas immédiatement.

Elle, droite comme un arbre effeuillé au beau milieu d’une plaine enneigée, vêtue de blanc, elle voulait être vêtue de blanc, les regarderait, l'un après l’autre, avec ce regard chargé de tendresse et de force. Comme à son habitude, doucement, de ce geste d’une délicatesse cotonneuse, elle passerait sa main dans ses cheveux, avec une profonde sensibilité au bout des doigts.

Quelques mots seulement. Sachant que le meilleur discours est toujours celui que l’on ne fait pas, elle se dirigerait vers ce drap blanc qu’elle aura tendu devant son bureau. Avec la délicatesse des anges, en détacherait les épingles à linge qui le soutient. Puis… Puis, la magie.

Elle aurait préparé et déposé sur son bureau, d’où toute trace de choses scolaires aurait été éliminée, des biscuits au gingembre ainsi que des tasses vides. Personne n’avait perçu l’odeur de cette épice, sauf, vous vous en doutiez bien, notre grand-père qui dès son entrée dans l’école sut qu’Ève Gaudreau, une autre fois, saurait l’émerveiller.

- J’aimerais que vous preniez le temps de sentir. C’est, de nos sens, celui qui ne ment jamais. L’odeur s’installe quelque part dans notre intelligence et, vous verrez, quand elle revient, c’est fou comme cela chatouille nos souvenirs.

Les enfants salivaient. Toutefois, les tasses vides laissaient pantois un groupe d’enfants qu’une certaine fragilité rendait encore nerveux.

- Jean, j’aimerais que tu ailles dans ma cuisine et rapportes avec toi ce que tu trouveras sur la table.

Il ne fallait pas beaucoup de mots de la part de son institutrice pour que notre grand-père s’exécute. Il revint presqu’aussitôt. Rentrant dans la classe, c’est embaumé par les effluves du chocolat, ceux qui se dégageaient d’un grand bol encore chaud et fumant que fièrement il portait dans ses mains.

Une fois la porcelaine devant elle, Ève dit :
- Chacun et chacune, vous allez venir en verser une tasse que vous remettrez à votre voisin ou votre voisine de bureau.

L’institutrice, toujours, ne donnait qu’une consigne à la fois. Celle-ci faite, quelle ne fut pas sa joie de voir les enfants, biscuit au gingembre et tasse de chocolat chaud devant eux, attendre que tous soient servis, Ève aussi, avant de savourer ce goûter qui fut pour eux, au-delà du délice, un moment d’une pure beauté!

Le gingembre et le chocolat réunis installèrent dans l’intelligence de notre grand-père, les premières odeurs, celles qui jamais ne s’évaporent.

…à suivre… …nmu’ltes…

samedi 4 février 2006

Le quatre-vingt-cinquième saut de crapaud

Léa


Aujourd’hui, c’est ton anniversaire: 2 ans. Papi-Jean tient à le souligner, toi ma belle enfant pour qui les papillons sont si importants. Toi pour qui le bleu, la couleur qui te va si bien, te fait plus belle encore… comme si cela pouvait être possible!



Tu sais Léa, ton prénom vient d’un mot latin signifiant « lion ». C’est le signe astrologique de ta mère. Je la vois beaucoup à travers tes yeux.

Ce jour de février où tu naquis, sévissait une formidable tempête de neige. Papi s’en souvient comme si c’était hier. Tu sais Léa, les papas et les mamans ne peuvent oublier la journée de naissance de chacun de leurs enfants. Ça s’inscrit en eux pour toujours. Parfois, comme pour ton frère Émile, c’est la canicule. Celle de juillet. Elle est rare mais combien fut-elle foudroyante? Pour Arthur, ton plus jeune frère, une journée toute calme, toute en douceur. Juillet aussi. Comme quoi, les jours et les enfants peuvent être si différents même s’ils côtoient les mêmes dates.

Nous t’attendions tous pour la fin de janvier: le 28 aurait été particulier car c’est le jour-anniversaire de ton arrière-grand-père Gérard que tu connaîtras seulement par les souvenirs qu’il nous reste de lui, que nous nous ramenons à l’esprit souvent, par pur bonheur.

Mais déjà, tu savais nous dire que toi seule allais décider. Et c’est le 4 que tu as choisi. Le même que ton grand-oncle Jacques. Un 4 comme celui de ta grand-maman Loïse et de ton arrière-grand-mère Aline.

Dans une tempête d’hiver comme il s’en fait presque plus.

Tante Mathilde m’avisa que tu étais en chemin. Alors parti de Saint-Jean-sur-Richelieu en route vers toi, j’ai dû affronter un blizzard incroyable.

Je me souviendrai toujours de mon arrivée à l’hôpital. Ta mère, assise sur son lit, belle et radieuse. De sa longue chevelure noire quelques cheveux blancs déjà, parsemés ici et là se faisaient visibles. Ton père, fier et heureux ou heureux et fier, les deux qualificatifs se lisaient en lettres d’amour dans son regard émerveillé. Tu étais dans les bras de Mathilde. Petite, fragile et noiraude.

Les enfants sont des poèmes que les parents composent. En toi, on avait déposé l’image des clartés pures de l’hiver… la douceur d’un vent violent… la fureur d’automne, celle qui transforme les couleurs en des lumières uniques… l’espoir de ce printemps qu’on attendait, éternel comme l’amour que ton odeur éparpillait.

Il y avait plus encore. Un bleu de firmament, visible dans ton regard si calme, si ouvert que déjà à l’entrée de ce sentier parfois broussailleux qu’est
la vie, ça irradiait autour de toi.

Tu sais Léa, ton papi aime bien les odeurs. Elles parlent vraies, ne prennent pas le temps de se cacher dans les mots. Ça s’imprègne chez quelqu’un et y demeure. C’est en lien direct avec le cœur et la tête. Ça fait son chemin avec une telle rapidité, un peu comme ce blizzard du 4 février 2004. Et voilà, une fois inscrite, l’odeur devient un infaillible repère.

Voilà pourquoi, quand papi t’a pris dans ses bras, la première chose qu’il a faite, fut de te sentir. Te respirer. Maintenant, tu es en lui…

Bon anniversaire mon beau papillon bleu à odeur de chocolat!

Papi Jean qui t’aime.



jeudi 2 février 2006

Le quatre-vingt-quatrième saut de crapaud

…la suite… …siawa’si…

Lorsqu’on a dix ans, le monde est grand. Plus grand que soi. Rapidement, trop peut-être, on cherche à vouloir l’affronter, le changer. Mais, à dix ans, on ne fait qu’y entrer. Du moins, vouloir y entrer.

Grand-père, du haut de ses dix ans, le découvrit à ce moment-là. Il retiendra toute sa vie les paroles de l’institutrice Gaudreau qui lui dit, lors de l’incendie, qu’il avait changé, qu’il devenait un homme. Il y a de ces paroles installées en nous, confortables, parfois dérangeantes, qui orientent les yeux vers un regard différent du monde, sur le monde.

Lorsque Paqsi’ma lui disait : « najiwsgeieg », grand-père comprenait qu’ils allaient tous les deux à la pêche. En toute saison. N’existait pas chez ce jeune mi’kmaw de temps précis pour ceci ou pour cela. Il n’y avait chez lui que des choses à faire quand le goût venait. Sa structure du temps et de l’espace était au service de ce qu’il voulait faire et non une obligation d’agir parce que c’était le temps ou parce que c’était le lieu. Il était d’une totale liberté. De la liberté qui nous développe.

Combien de fois grand-père s’engouffra sur la route qui frôlait l’orée de la forêt, le menant chez les Épelgiag? Il ne saurait le dire, mais ce dont il se rappelle avec beaucoup d’émotion, c’est qu’il en revenait émerveillé, plus proche de la nature, en contact avec ce qu’il souhaitait continuer de devenir : un homme libre.

Les classes reprirent quelques jours après l’incendie. L’école, un peu en retrait de l’Anse-à-Griffon, aux portes de Cap-des-Rosiers, ne fut aucunement dérangée par l’attaque furieuse des flammes. Ève Gaudreau y était retournée le surlendemain de ce milieu de janvier, après avoir assisté à la réunion du village. C’est là qu’elle osa, pour une deuxième fois, l’idée de scolariser les jumelles et l’aîné mi’kmaw. Non qu’elle fut déçue du silence que sa proposition reçut, mais admira une autre fois la sagesse d’Émile lorsqu’il dit :

- Voilà une généreuse suggestion mademoiselle Gaudreau, mais ne croyez-vous pas que ça serait à leurs parents d’y répondre?

Émile avait bien senti l’hésitation de l’assemblée. Il ne voulait surtout pas décourager l’institutrice ni provoquer la population qui, selon lui, n’était pas encore prête à cela et souhaitait maintenir ce début de cohésion parmi les villageois.

Ève retourna donc à l’école. Elle avait annoncé, toujours à cette même rencontre, qu’elle envisageait rouvrir la classe le plus rapidement possible. On s’entendit sur le lundi suivant.

Tout le monde aimait cette institutrice, sans doute pas autant que notre grand-père qui se languissait de revenir à ses responsabilités scolaires et surtout à celle qui lui permettait de rallonger un peu, une fois les classes terminées, ses heures de présence. Mais l’arrivée de son ami Paqsi’ma risquait de modifier, et beaucoup, son emploi du temps. Leurs promenades sur la grave, leurs courses dans la forêt chaussés des raquettes que le jeune mi’kmaw proposa de lui enseigner à fabriquer, la pêche sous la glace, à l’endroit exact où se trouverait le poisson, le projet de monter un wikuom sous les épinettes, leur façon de construire alors qu’on s’apprêtait à reconstruire, leurs feux, ces bivouacs qui lanceraient vers le ciel des étoiles de feu, tout cela allait rendre grand-père fort occupé. Il ne voulait pas laisser l’école, encore moins cesser ces activités qui lui procureraient tellement de joie.

Ève Gaudreau le remarqua. Le comprit si bien, que le premier vendredi après le retour en classe, elle lui dit :

- Tu sais, Jean, je vois très bien que de nouvelles choses s’offrent à toi. Ton ami mi’kmaw deviendra très important. Ce qu’il t’apportera, il faut absolument l'accepter car cela t’enrichira. La classe, c’est bien mais il n’y a pas que cela. La vie y est un peu abstraite, elle te parle à-travers ses livres alors qu’avec lui, ce sera la vie concrète qui t’abordera. Ne te sens pas obligé de choisir. Organise ton temps afin de pouvoir profiter des deux.

Jean regardait la belle institutrice. Son admiration pour elle en fut décuplée. Il sut, par ses paroles, qu'une seule chose ne peut jamais combler entièrement la soif d’apprendre. Il y a mille sensations sillonnant ce qui nous entoure et elle l’invitait à en explorer le maximum.

C’est à ce moment-là que notre grand-père, à la fin de sa journée d’école, prit l'habitude du chemin vers la famille Épelgiag. C’est à ce moment-là aussi, que grand-père sut qu’un cœur d’homme peut être immense, apte à recevoir, au-delà des mille sensations, au-delà de tout, la capacité de s’émerveiller.

…à suivre… …nmu’ltes…

mercredi 1 février 2006

Le quatre-vingt-troisième saut de crapaud

…la suite… …siawa’si…

Le goût et l’appel pour les promenades sur la grave s'enracinèrent chez notre grand-père, à cette époque : celle de son ami mi’kmaw Paqsi’ma, qui ne dura que trop peu longtemps malgré le fait qu’elle s’étendit sur quelques saisons. Le temps de voir tant de choses d’un autre œil, à-travers, non plus par l’œil. Une vague ne devint plus identique à une autre. Les nuages ne répondent plus qu’à un seul nom. Le vent, l’entendre d’une manière différente. Ne plus s’abriter lorsque tombe la pluie. Écouter les nuances dans le chant du coyote, et les trouver belles. Craindre et respecter l’ours. S’amuser à imiter les saumons. Suivre dans l’air les traces des oiseaux. Tout prit un nom. Nommer, telle est sûrement la grande leçon de cette époque.

La langue peut créer d’artificielles distances entre les humains. Le problème est parfois que celui-ci veuille l’imposer à l’autre; l’autre s’y pliant tel un esclave. Mais lorsque des êtres nomment les mêmes choses de façons différentes et que la même réalité soit circonscrite; qu’en plus, d’un premier vers un deuxième, on en arrive à se répéter dans les mots de l’autre, s’installe alors une incroyable magie donnant aux éléments une dimension irréductible.

Lorsque Sa’n (Jean en mi’kmaw, le prénom de notre grand-père) se reconnaissait quand Simon (Paqsi’ma en mi’kmawi’simk) s’adressait à lui, ils regardaient devant eux, alors l’enchantement des langues entremêlées donnait au réel une nouvelle dimension. Ils se comprirent, toujours, car ils s'entendaient nommer les choses, d’abord, les sentiments par la suite et finalement, surent que la vie les surpasse.

Nous entrions en février (apiknajit, le mois de la neige aveuglante). Monsieur Épelgiiag décida de retourner vers son installation, leur wikoum miraculeusement épargné. Lorsqu’il quitta le village, il offrit à Émile ses bras et son cœur pour aider à la reconstruction. Cette aide ne serait pas de trop. Lors de la première réunion que dirigea fort maladroitement le maire Léo, il fut décidé non pas de former un comité, mais une équipe d’action. On muta le maire à des tâches administratives, le mandatant pour qu’il s’occupe des représentations nécessaires auprès des autorités politiques afin qu’une aide adéquate leur soit octroyée. Le chantier allait devoir se mettre en branle immédiatement. La coutume qui voulait qu’on ne construise rien en hiver, allait devoir se ranger sur le côté. L’urgence de la tâche s’imposait.

Entre-temps, chacun et chacune avaient réussi à se trouver un asile. On se serrait les coudes, on s’entassait dans les quelques dernières maisons qui sentaient encore la fumée. Raconter ces magnifiques échanges qu’imposa la situation, l’entraide transformée en des occasions de mieux se connaître, de tout partager, enfin le peu que cela pouvait dire pour chacun mais immense pour la collectivité, c’est un peu raconter ce que devinrent ces villageois et leurs descendants. On ne peut pas vivre dans l’intimité des uns et des autres, sans y imprimer un peu de soi, mais aussi abandonner quelques petits tics personnels, quelques façons de faire. Il n’y a qu’à penser aux soirées qui devinrent des nuitées au cours desquelles les conversations alors que d’autres jouaient aux cartes, permirent de modifier du tout au tout les perceptions que jadis on entretenait sur celui-ci ou celle-là. La parole, cette fée du langage, était à l’honneur. On inventa même un nouveau mot : la parlotte. Il est dans le dictionnaire, allez voir.

Madame Aldège, la responsable des dames de Sainte-Anne, n’était pas une femme de tous les défauts. Elle, il faut lui donner cela, était une cuisinière hors pair. Son grave problème avait toujours été dans les proportions. Continuellement, elle accumulait des « restes » parce que sa cuisine, en plus de se faire à l’œil, aurait pu nourrir une armée. Durant ce temps-là, aucun reste. Tout y passait et elle était heureuse. Certains l’ont vu sourire, ce qui n’était pas sa première caractéristique.

Lorsqu’elle apprit la signification des paroles de madame Épelgiag, celles qui furent prononcées dans l’église alors qu’elle finissait de nourrir son bébé (le petit Su’lia’n, William en français), d’aucune manière sa haine pour la famille wi’kmaw ne se dissipa. Madame Aldège ne pouvait tout simplement pas envisager de métisser ses habitudes avec eux. Ni celles de la paroisse.

Comme elle fut heureuse de les voir partir par la même route qu’ils prirent pour venir : celle à l’orée du bois. Consciente toutefois de l’apport du père Épelgiag, envisager, un tant soit peu, de partager le même air qu’eux, représentait un impossible effort pour elle.

Ils étaient plusieurs, dont Ève Gaudreau, à déplorer que le village n’ait pu les retenir. Mais, fièrement, aussi droit que la flèche tracée dans la neige à leur arrivéeet les menant à l’Anse-au-Griffon, la famille mi’kmaw partit.

Dans l’âme de grand-père, ces dos tournés ne pouvaient qu’être le début de quelque chose.

…à suivre… …nmu’ltes…

Un être dépressif - 15 -

  Un être dépressif -  1 5   - Une transplantation, c’est extraire de la terre pour la planter ailleurs.   Je tarde à le publier ce dernier ...