samedi 27 août 2016

QUATRE (4) CENT-QUATRE-VINGT-DIX-NEUF (99)




Quelques épisodes attendent sur ma table de travail, ce qui me permet d'en publier un nouveau quelques jours à l'avance.  Celui-ci, le neuvième de la série, vous permettra de connaître les noms (en vietnamien) des principaux personnages. 

Je rappelle que les précédents se retrouvent sur le blogue aux numéros suivants: 486; 488; 490; 492; 494; 495; 496 et 498.

Bonne lecture.




     1h) Un dimanche comme les autres. Profitons de ce dimanche tranquille, chacun s'affairant de son côté, pour faire une petite pause avant de reprendre l'histoire. Histoire qui, jusqu'à maintenant, nous a présenté les personnages suite au geste horrible dont la jeune fille vendeuse de ballons multicolores, Dep, fut la malheureuse victime.

Le groupe des six, les xấu xí, vous leur connaissez une caractéristique propre. Maintenant, voici le nom de chacun, celui que j'utiliserai pour la suite des choses. Afin de bien les distinguer lorsque apparaîtra leur nom, il sera imprimé en caractère gras. D'abord, le plus âgé: (Cao Cấp) qui possède un ascendant naturel sur les autres, principalement le plus jeune (Trẻ). Tous deux forment un duo inséparable, au travail comme ailleurs.

Une seconde paire, beaucoup moins soudée que la première, se compose du visage ravagé (Khuôn Mặt) et du nerveux (Thần Kinh). Ici se rejoignent les extrêmes. Le premier n'a que la beauté en tête - celle de Dep surtout - le second, on pourrait le qualifier de délinquant, de caractériel. Leurs rêves aussi se démarquent: le beau... l'horreur.

Le dernier tandem, bizarre et disparate, comprend le grêle - celui qui pousse comme du bambou -  (Cây Tre) et le bouc émissaire musicien, (Tùm), le Mozart assassiné. Nous les voyons fermer la marche du groupe, cavalcade répétée tous les soirs, sauf le dimanche.


2h) Un dimanche comme les autres. Et il y a Dep. Un point sous la lettre ''e'', et une barre sur le ''d'', puis le mot prend tout son sens: đẹp qui signifie beau ou belle en langue vietnamienne. La mère de la vendeuse de ballons multicolores ne pouvait mieux choisir. Elle dût insister auprès de la famille car souvent elle s'interpose dans les choix des noms; on n'y voyait pas là un prénom significatif. La famille, au Vietnam, forme la base de la société. Il n'y a pas encore très longtemps, les parents s'occupaient même de marier leur fils ou leur fille selon leur gré. Les choses ont changé mais elle demeure toujours fondamentale.

Si nous regardons nos différents personnages, nous remarquons que tous, sauf Dep, demeurent chez leurs parents. Cao Cấp (le plus âgé) vit en compagnie d'on ne sait trop combien de frères et soeurs. Sa mère semble conserver en elle un secret quant à cette grossesse alors que le paternel, un homme taciturne, beaucoup plus intéressé par sa bouteille de vin de riz qu'autre chose. D'ailleurs, si par un hasard inimaginable, il parlait, personne ne saurait que les paroles viennent de lui.

Pour Trẻ (le plus jeune) sa famille relève de la plus grande simplicité. Tellement rien à dire, c'en devient presque gênant. Si nous devions décrire ce type de famille, on aurait rien d'autre à dire que... rien à dire. Tous à  leur affaire. Le papa au boulot, la maman tient un petit restaurant de rue où elle propose de la soupe (phở) aux passants. Plusieurs disent que c'est là le meilleur à Hanoï où c'est la recette nationale.

Parler de la famille de Thần Kinh (le nerveux) serait parler d'une famille morte. Depuis sa sortie de prison, il s'est réinstallé chez un homme et une femme complètement défaits, détruits par les agissements de ce fils qui déversa honte et déshonneur en la demeure. Ils ne purent lui refuser son accès suite à l'emprisonnement mais plus jamais ils ne lui adressent la parole tout comme ils évitent d'être vus en sa compagnie par les voisins. Pour lui, ça ne semble pas du tout l'émouvoir.

3h) Un dimanche comme les autres. Khuôn Mặt (le visage ravagé), obsédé par sa manie à chercher le beau, la maison familiale se résume en un lieu de passage, un refuge pour la nuit. Jamais il n'y prend ses repas, préférant se rendre au café Con rồng đỏ, s'y installer régulièrement, toujours à la même place comme s'il s'agissait d'un poste de guet d'où il agirait à titre de seule sentinelle. La propriétaire du café, madame Quá Khứ (on pourrait traduire son nom par ''dame du passé'') le connaît sous toutes ses coutures; elle sait qu'il mange toujours la même chose, qu'il joue avec son cellulaire lui servant d'appareil photo.

Avant de parler de la mère de Tùm (le trapu) celle qui alimente des rêves ambitieux pour lui, deux mots sur l'acariâtre maman de Cây Tre (le grêle). Son mari, n'en pouvant plus de supporter cette femme, l'a quittée alors que le fils n'avait que quelques mois. Cette naissance survint après plusieurs fausses couches. Les ragots faisaient mention d'une femme incapable de garder quoi que ce soit en elle, encore moins un enfant. Ce fut la surprise générale alors qu'enceinte depuis quelques semaines, la grossesse se poursuivit. Vint à terme et naquit ce fils devenu l'objet de toutes ses attentions. Le mari disparût. On n'en entendit plus jamais parler. Une information parvenue il y a quelques années, trois ou quatre peut-être, annonçait son décès. Ni la mère ni le fils ne s'en intéressèrent.

La mère de Tùm (le trapu) est la femme d'un homme qui travaille dans le port de Haïphong. Depuis toujours. Selon les rumeurs - pas de Vietnam sans rumeurs, c'est quasi un dicton - il se serait amouraché d'une femme originaire de l'île de Cat Ba. Formidable chanteur, il ferait chavirer les têtes féminines avec ses ritournelles amoureuses qu'il interprète dans différents karaokés. Son fils le connaît très peu, le voyant rarement, très rarement. Ne lui reste que cette mère qui, sans cesse, déploie des efforts pour en faire le musicien du siècle. Elle partage son temps entre la couture et la distribution des tracs officiels du Parti Communiste du patelin. La mère de Tùm (le trapu), lorsqu'elle coud ou lors de ses marches interminables dans les rues, n'alimente qu'un rêve: applaudir un jour son fils, le flûtiste le plus renommé du Vietnam.

Ne reste que Dep dont la famille vit très loin de Hanoï, dans un petit village situé tout près de la ville de Lang Son. Mais d'abord, voici ce à quoi le Professeur Didier Bertrand de l'Université de Toulouse Le Mirail dans une étude ethno-psychologique arrive à dire sur le pivot de la société vietnamienne: ''c'est à travers la famille que sont non seulement transmis mais aussi mis en oeuvre les grands enseignements. La famille vietnamienne traditionnelle est élargie aux grands-parents, oncles, tantes et cousins qui participent à un système hiérarchisé au sein duquel se prennent toutes les décisions importantes.''     J'ajouterai que cette cellule de base est en pleine mutation en raison de divers facteurs: la guerre, la mondialisation, l'adoption de l'économie de marché, l'influence de la culture occidentale, la politique de la porte ouverte, les migrations urbaines, régionales et internationales. 


4h) Un dimanche comme les autres. Ceci étant posé, portons notre regard sur l'environnement familial de Dep.      '' Dep quittera son village, celui qu’elle n’a jamais abandonné depuis sa naissance; elle s’expatriera sans trop savoir pour combien de temps, laissant derrière elle cette terre qui l’a vue naître et que sa famille maintiendra fertile encore afin de lui permettre de nouveaux horizons.

On avait songé à Hanoï, puis Saïgon pour finalement choisir Nha Trang. Un vieil oncle y vit. Veuf. Il saura la recevoir, la protéger et rapporter aux parents chaque pas de sa nouvelle aventure. Dep y est attendue. Là, on souhaite qu’elle puisse faire de demain un jour meilleur qu’hier, meilleur que tous les lendemains incertains d’une campagne de moins en moins propice à l’avenir.

La mère et le père de Dep en ont longtemps discuté. Ils ont vu que leur maison n’allait pas éternellement répondre aux besoins d’une jeune fille dont les yeux, rapidement, se sont retourné vers l’avenir.

Lui croyait que l’école avait changé Dep; elle, que l’école avait ouvert les yeux de sa fille. Lui, l’imaginait s’installer avec un jeune homme, un local comme il aimait bien le nommer sans le connaître; avec eux, pour y élever leurs enfants comme lui l’avait fait à une époque encore proche. Elle, ne voulait surtout pas que Dep répète un scénario qu’elle a vécu et trop longtemps regretté.

Ils en ont discuté souvent et chaque fois, leurs arguments étalés sur la table de la cuisine donnant sur cet étang à canards dans lequel il cultivait, péniblement, des grenouilles qui par la suite seraient vendues à la coopérative, les mêmes arguments que l’un répétait et que l’autre réfutait.

On ne vivait plus à l’époque de la Révolution, disait-elle. La famille restera toujours la famille, arguait-il. Toutefois, et avec l’assurance que chacun allait respecter l’entente, ils avaient choisi de ne pas engager la famille élargie dans le débat. On ne souhaitait nullement que leur fille devienne un sujet à controverse, que de trop rapides jugements caricaturent une situation s’envenimant.

Avait-on demandé l’opinion de Dep? Lui a-t-on imposé ce choix ou relève-t-il d’elle-même? Était-elle destinée à ne pas demeurer dans sa famille en raison de son rang?

Le culte des ancêtres s’avère l’un des piliers sur lequel repose la culture vietnamienne. Selon que l’on pratique un bouddhisme, appelons-le intégral, ou celui qui épure délicatement certaines coutumes millénaires, chaque famille entretient un autel des ancêtres que l’on retrouve dans chacune des maisons. On y place tous les jours des offrandes; on brûle de l'encens. Ce rite que la mère de famille voit à ne jamais oublier est répandu. Dep a toujours vu sa mère s’y astreindre avec une attention soutenue. Il allait lui revenir une fois devenue orpheline. Ne jamais laisser les âmes seules, ne jamais les oublier, au risque de voir se déchaîner sur eux la malchance, le malheur, pire la malédiction.

Lorsque ses parents, utilisant une multitude d’arguties, scrutaient l’avenir de leur fille, la seule dans cette famille, Dep se voyait éloignée de la maison, incapable de perpétuer la mémoire de celle qui souhaitait qu’elle voie autre chose que les limites de son village. Cela la rendait à la fois malheureuse et admirative du courage, de l’abnégation de cette dernière.

Dep peinait à imaginer le Têt Trung Thu (la fête des enfants à la mi-automne) sans qu’elle n’y participe. Elle était toujours de corvée lors de la confection des gâteaux de circonstance, des fruits et des légumes confits tout comme lors de la fête du nouvel an lunaire, le Têt. Pour consolation, elle s’imaginait chez cet oncle de Nha Trang décorant de fleurs en papier la maison du frère de sa mère, arroser l’abricotier ou le prunier; elle allait le découvrir une fois arrivée.

Ce que sa mère souhaitait pour elle, très jeune déjà Dep avait découvert que rien ne pouvait en empêcher la réalisation. Mais pourquoi? Pourquoi tant s’acharner à la voir partir? Pourquoi lui avait-elle remis, en précisant de ne les porter qu’une fois arrivée là-bas, cette paire de gants de couleur beige? Ces gants qui la protégeraient du soleil, lui assurant de conserver la couleur blanche de sa peau de pêche; ces gants ayant appartenu à cette femme déterminée à voir changer les choses.''  *

*  Tiré de ''elle est en route'' saut publié le 15 février 2015.



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