LES CHRONIQUES DU CAFÉ
RIVERSIDE
3
Le crayon coupe-papier et le harem de
Khadafi
Le
temps est lourd, pesant. À l’orage. Sans doute en raison du typhon Bopha qui
détruit actuellement une partie des Philippines. Tellement lourd, tellement pesant qu’un seul petit
courant d’air circule au Café Riverside; il provient du ventilateur qui s’enrage
à vouloir le distribuer partout sur la terrasse. Quelques rayons de soleil ce
matin puis ces nuages qui enveloppent Saïgon ne laissant au
firmament aucune chance de se pointer le bout du nez. Sur la rivière plusieurs feuilles rassemblées en touffes suivent
le courant. Un lotus rouge parmi elles donne de la couleur à ce brun sur gris.
J’étais
ici hier soir, non pour écrire mais y achever la lecture du roman d’Amos Oz,
SEULE LA MER. Absolument bouleversant. Quelques chapitres troublent par leur sincérité,
leur sensibilité; ils décrivent sur un ton poétique le quotidien de ceux qui, après la mort, restent, de ceux pour qui l’en-allée sera toujours restante. En
fait, les chapitres qui s’éloignent de la ligne continue du livre - le double
deuil, d’un mari et d’un fils, de cette femme atteinte du cancer et qui brodait
à la dentelle tout en regardant la mer - ces chapitres enveloppent l’idée
maîtresse cherchant à nous en éloigner comme si le deuil pouvait s’intégrer (se vivre) plus aisément par le mouvement, le départ ou le changement dans nos habitudes
quotidiennes. Cette femme souhaitait achever son ouvrage avant que
l’oiseau du matin lui annonce que ça allait advenir aujourd’hui; elle ne
croyait pas à l’espoir que médecin et famille entretenaient sur son état. Elle savait. Aura raison, celle qui deviendra «leur sommeil».
Le
roman se situe quelques années après la fin de la deuxième guerre mondiale,
écrit par un israélien critique du sionisme qui prend forme. Si je vous disais
que l’on y retrouve deux phrases sur les camps de concentration, sur les
misères dans lesquelles les Juifs se complaisent parfois, eh bien
j’exagérerais. Pas du tout dans cette thématique si souvent abordée par plusieurs
auteurs au cours des cinq dernières années.
Après
ce roman et le fait de réaliser que je suis ici depuis plus de trois semaines
déjà, je me rends compte que la distance s’amuse à réveiller certains
souvenirs, comme si des grands coups de mémoire fracassaient tout, les faisant surgir d’un inoffensif détail. Est-ce que ça existe la mémoire émotionnelle?
Le
crayon coupe-papier en est un exemple.
J’étais
à la plage de Phan Thiet, près de Muiné. Le lunch achevé, se présente le garçon
du service aux tables, facture en main, nous demandant de la signer pour qu’il puisse
l’assigner aux frais de notre chambre. Pour se
faire, il nous présenta un stylo blanc . Je suis demeuré stupéfait, un instant. Ce crayon blanc était la copie
exacte, couleur en moins, du stylo qui reposait sur le petit secrétaire de la
salle d’entrée chez mon grand-père Bergeron. Le crayon d’Eudore (le prénom de
mon grand-père) était brun. En plus d’être un stylo à bille, il pouvait servir
de coupe-papier en raison de sa forme.
Le
crayon coupe-papier brun d’Eudore, placé tout à côté du téléphone n’était utilisé
que par lui. Personne d’autre n’y touchait. Eudore ne savait écrire que son
nom, il s’en servait donc rarement. Jamais ne l’ai-je entendu interdire à qui
que ce soit d’approcher ce crayon coupe-papier mais par une sorte de convention
non dite et non-écrite, personne n’y touchait. Je m’en souviens
parfaitement bien manifestant pour cet objet presque mythique une attirance
particulière. Aujourd’hui, rationalisant la situation, je dirais qu’en raison
de l’analphabétisme d’Eudore, toucher à ce crayon eut été comme violer
l’intimité de cet homme qui croyait que le travail valait davantage que
l’éducation. Écrire son nom - il ne disait pas «signer mon nom» - voilà jusqu’où
l’école l’avait mené.
J’utilise
le mot éducation mais le terme instruction conviendrait mieux, car de
l’éducation il pouvait en vendre et en revendre alors que de l’instruction se
résumait à fort peu.
Revoir
un crayon coupe-papier… plus de cinquante ans après … m’a amené à penser qu'un objet ayant en soi fort peu d’importance peut signifier beaucoup. Un évènement aussi, j'imagine. Une couleur, une odeur, un visage, une voix. Je
sais que ce stylo coupe-papier presque jamais ne servait; signer un document
parfois, occasionnellement. S’en départir, jamais pour rien au monde car sa seule
présence, toujours au même endroit, était pour le grand-père, l'assurance
qu’avec quelques lettres mises bout à bout on peut obnubiler l’ignorance.
L’ignorance va au-delà du manque d’information. Ignorer c’est se rendre esclave de préjugés, de qu’en-dira-t-on; ne pas se fier à son opinion, ne pouvant en formuler aucune; se résoudre à percevoir et comprendre le monde à
partir de ce que les autres nous disent être la vérité; vérité et foi se
confondent souvent.
J’en
ai pour exemple un reportage qui m’a ému et troublé à la fois. Pour entendre parler français à Saïgon j'ai bien peu d’options. La plus simple : TV5 MONDE. Comme je ne suis pas amateur de télévision, je m’astreins à n’écouter que les informations présentées en
«flash» ou en bulletins provenant de France, quelques fois du Québec.
Je
ne me souviens plus exactement quel soir on diffusait sur TV5 MONDE
un reportage sur la Libye de l’après Khadafi. Passons rapidement sur les
analyses des spécialistes de la région pour en arriver à mon
propos : l’ignorance.
Un
journaliste français a réussi le coup fameux de retrouver une jeune fille ayant fait partie du harem du Colonel Khadafi. Elle a accepté de suivre la télévision
française en route vers le palais personnel du dictateur, aujourd’hui en
ruine, tout en racontant son histoire.
Elle fut enlevée par des membres de la garde rapprochée de l'ancien maître incontesté de
Libye alors que celui-ci, visitant une école, la remarqua. Elle avait à peine
16 ans. Il en fit sa préférée. À un point tel que son appartement, qu’elle parvint à retrouver dans les ruines de ce palais sous haute surveillance, était directement situé sous la chambre du colonel. Elle fondit en larmes.
C’est
à ce moment que des hommes armés font irruption, sous l’œil de la caméra,
exigent des explications qu’elle leur donne le souffle coupé comme si elle
revivait ces moments où on l’arrachait à son petit réduit pour la conduire dans
le lit de l’ogre affamé. On ne la croit pas. On lui dit que cet endroit est
interdit, que si elle connaît si bien les lieux, c’est qu’elle entretient toujours des
liens avec l’ancien régime. Elle réplique, élaborant sur le type de liens
qu’elle devait obligatoirement avoir avec le dictateur. On l’arrête, la fait
grimper dans une jeep et elle sera conduite dans un lieu secret pour un interrogatoire. Plus personne n’a entendu parler de cette jeune fille, la préférée
parmi toutes celles qui s’entassaient dans le harem du Colonel Khadafi.
Je
relie cette courte histoire à l’ignorance. Non pas celle d’Eudore, mon
grand-père, mais celle qui prévalait en Libye. Ailleurs également. On est tous
des ignorants à certain niveau. Maintenir les gens dans cet état c’est les
empêcher de réfléchir par eux-mêmes, pire encore, leur induire des concepts, par la force et par la peur, afin qu'ils les multiplient inconsciemment. Ils deviennent comme un stylo coupe-papier reposant sur un secrétaire.
Plus rien ne bouge. On ne touche à rien. On arrive même à oublier, on fait partie d'un environnement qu'on ne questionne plus.
Ceux
qui ont arrêté cette jeune fille l'ont victimisée une deuxième fois: victime du
système initial, maintenant de celui qui s'installe. Ignorant ce qu’elle a vécu, ce qu’elle
a subi, ils sont convaincus qu’ayant côtoyé l’ancien régime, elle en fait encore partie. Et ils ont exécuté le protocole les yeux fermés tout comme on le faisait à l'époque où l'ignorance faisait la loi.
On
a fait la révolution en Libye. Tué le tyran. Mais a-t-on éradiqué
l’ignorance? Les concepts qui font agir maintenant sont-ils si différents que
ceux que l’on a voulu voir disparaître avec cet homme rapidement enterré dans le
désert?
La véritable révolution, encore à faire, sera sans doute celle contre
l’ignorance : de l’analphabétisme au péché contre l’esprit.
À
la prochaine