il arrive à la vie de devoir se mesurer au temps
combat irrégulier
pluie contre gazon mouillé
soleil affrontant un jour froid
lune contre une nuit décharnée
L’homme laisse tomber le vieux recueil
écorné; le poète lui est inconnu; il l’a pris dans l’armoire vitrée de la
réception de cet hôtel de Saïgon, toujours en attente de sa première étoile de
classification. En échange, déposé le livre acheté afin de remplir les heures
qu’il aurait à passer entre ciel et terre. Le dernier Tonino Benacquista. L’aura
achevé, quinze heures plus tard, prenant un latte dans un café désert du
terminal international de l’aéroport de Pékin. Il est le seul à utiliser cette
dénomination, les autres disent Beijing.
On ne l’attend
pas à Saïgon, lui parmi les rares à utiliser encore l’ancienne appellation en lieu et place de Hô Chi
Minh-Ville. Milieu de la nuit. Dernier à récupérer son visa permettant d’entrer
au pays. Il a eu la malchance d’être précédé d’un groupe en provenance de Hong
Kong, une trentaine de touristes discutant des ravages occasionnés par le
typhon Hato, un des pires de cette saison. Son bagage a été déplacé vers les «
perdus/trouvés ».
Nuit
brûlante. Cette mousson est davantage humide qu’à l’habitude. Un chauffeur de
taxi s’approche, lui propose de le déposer à l’hôtel au même tarif qu’une
course en après-midi. Les rues sont vides. Par la fenêtre de la voiture, les
odeurs lui collent au visage. Il reconnaît. On imagine difficilement que dans
quelques heures à peine, tout deviendra frénétique, endiablé, bruyant et en
attente de la pluie. En est-elle maintenant à se transformer en déluge de fin
d’après-midi ou de soirée ?
le temps, pubère vie
artificielle,
arrache tout sur son
passage
les veines bleuies à nos
poignets
suivent des routes sans
azimut
qu’un inconnu s’amuse à
brouiller
L’homme a repris le recueil de poèmes. Sur
la page de droite, quelques vers en vietnamien et leur traduction sur celle de
gauche. Lui, il aurait inversé. Sans autre raison que celle de l’esthétique.
Cet hôtel, en plein cœur de Saïgon, propose seulement quelques chambres. Il se
doute, à voir les couloirs nus et sans miroirs, qu’on les tarifie à l’heure. La
sienne sera la sienne pour une journée, le temps qu’il rejoigne l’appartement
loué pour la période de son séjour. On lui a conseillé de ne pas s’engager pour
plus de deux semaines, le temps de voir, d’apprécier les lieux et
l’environnement. Deux semaines, cela peut s’avérer très court.
Il a acheté
un bánh mì et un tonic water, puis grimpé
jusqu’à l’étage numéro quatre. Pas d’ascenseur. Sélectionné You Tube sur son
laptop. Pour une fois, la connexion internet semble bonne et le mot de passe,
compréhensible. Pourquoi cette musique de jazz, en pleine nuit, le rend-t-il si
amorphe ?
Le papier
officiel il l’a lu, relu. Son habitude de circuler dans l’avion lui aura permis
de le froisser tant et tant que s’il ne l’avait pas mémorisé, certainement son
contenu en serait maintenant illisible. Beaucoup de chiffres, des comparatifs,
des extrapolations… tous arrivaient à la même conclusion : ce cancer
serait fulgurant. Le spécialiste lui a recommandé de ne pas quitter le pays;
son état actuel le lui permet encore mais les traitements auxquels il devra
inévitablement se soumettre, l’oncologue ne pouvait se prononcer sur leur efficacité
ainsi que sur leurs coûts dans les hôpitaux vietnamiens.
le temps et la vie ne sont donnés
qu’à ceux qui savent accepter la mort
aux autres, ce ne sera qu’angoisses
ces rongeurs infatigables
qui effilochent notre continuité
Finalement, le document s'est retrouvé dans la première poubelle aperçue à l'aéoport Tân Son Nhât. Il n'allait pas le jeter dans un bac à recyclage. On ne recycle pas ce genre de nouvelle. Soulagé, personne maintenant ne remarquera qu'en lui grouille une potion qui le mènera à la mort. Deux... au maximum quatre mois. Refuser de prendre ce qui pourrait le soulager, retarder un peu l'évolution d'une tumeur follement affamée, cette décision, il l'avait rapidement prise.
- Merci, docteur.
Il referma la porte derrière lui. Il se savait maintenant entré dans une course à obstacles: le premier, rentrer à Saïgon.
il arrive à la vie de devoir se mesurer au temps
combat irrégulier
pluie contre gazon mouillé
soleil affrontant un jour froid
lune contre une nuit décharnée
le temps, pubère vie artificielle,
arrache tout sur son passage
les veines bleuies à nos poignets
suivent des routes sans azimut
qu’un inconnu s’amuse à brouiller
le temps et la vie ne sont donnés
qu’à ceux qui savent accepter la mort
aux autres, ce ne sera qu’angoisses
ces rongeurs infatigables
qui effilochent notre immortalité
À suivre