mercredi 20 avril 2022

Chapitre 6A -

                                                                         6A

 

Vietnam


    Lotus a conservé l’habitude de partir à pieds, seul, afin de dépecer un problème ou une situation exigeant de lui une réponse ou une action. Cette fois, les objectifs du groupe Janus se voient bousculés par la formation “d’une cellule de crise” afin d’approfondir ce que Thi provoqua lors de leur dernière réunion, à quoi s’ajoutait la mystérieuse absence de la serveuse tatouée, autant au travail qu’à la réunion. Cela méritait une réflexion sérieuse de sa part.

 - Je reviens, dit-il à Mister Black.

- Ne te torture pas trop les méninges.

- Puis-je te poser une question ?

- Vas-y.

- Sur une échelle de zéro à dix,  situerais-tu ta confiance envers le poète et la serveuse ?

- Si je crois que l’on peut se fier à l’un et à l’autre ? Zéro confiance en Hoa, alors que pour son collègue du café, il lui faudra faire preuve d’aplomb, car d’importantes secousses s’annoncent pour lui.

- Tu peux préciser.

- Facile. La drogue, même si nous avons tous promis de ne pas s’en procurer ou en apporter au President Hotel, fascine notre amie. Je crois qu’elle est accrochée et que nous la tolérons afin de protéger Janus. Maintenant que la conjoncture change, on ne peut pas l’ignorer et fermer les yeux. Pour lui, l’introverti, c’est autre chose ; le trio infernal des militaires tentera de le désarçonner, le rendre vulnérable. Il a besoin d’un appui solide.

- Merci, je reviens.

Le jeune homme quitta le squat, traversa les longs corridors de l’immeuble désaffecté, descendit les 12 étages et se retrouva dans la rue Trần Hưng Đạo. À sa gauche, le quartier chinois, mais il opta pour la droite, vers le centre-ville. Rien de plus passionnant que déambuler sans se soucier de rien, que ce qui mijote dans votre tête.

Lotus rassemblait les informations sur lesquelles il devait asseoir son analyse. Les faits lui apparurent dans leur limpide clarté. Deux pivots, le premier sous-tend les personnages. Sans qu’il les connaisse tous personnellement, chacun gravite autour du groupe Janus et le cercle restreint de la professeure Bao. Le deuxième soutient une histoire mystérieuse imbriquant tout ce monde, sans que certains soient conscients de la participation des autres.

Parmi les acteurs inconnus, trois anciens colonels qui, d’eux-mêmes et sans invitation, ont approché deux membres de son groupe, leur assignant le rôle d’indics, de rapporteurs sur les agissements et les paroles de deux personnes âgées dont les routes se croisent actuellement. 

Les connus sont le poète et la serveuse tatouée, auxquels s’ajoutent les membres volontaires de Janus intéressés à creuser l’affaire. Il en fit le tour afin de s’assurer que leur choix relevait davantage d’une volonté d’action que de la simple curiosité malsaine et reconnut d’emblée qu’ils ont toujours manifesté le désir que les interventions du groupe s’accélèrent, les qualifiant parfois de trop intellectuelles. Leur écoute attentive au récit de Mister Black, alors qu’il racontait son expérience carcérale, le lui démontrait. Ils suivaient chaque parole comme s’il s’agissait d’un roman d’aventures. Le graffitiste était devenu un héros. À eux maintenant de suivre ses traces.

Des questions jaillirent à son esprit ; il les classa sans apporter de réponses. Quel scénario développent ces militaires ? Pourquoi s’intéressent-ils particulièrement à cette professeure et un étranger nouvellement arrivé à Saïgon ? Si Janus avait à se positionner, de quel côté irait-il ? Comment expliquer deux disparitions, celles de Hoa et du chien ?  

D’autres interrogations, plus hypothétiques, furent écartées. Il émit toutefois quelques principes auxquels le sous-groupe devra s’en tenir : ne jamais oublier qu’ils sont membres du groupe Janus et qu’ils doivent le protéger ; ne jamais discuter de tout cela en-dehors des réunions prévues à cet effet ; aucun détail ne doit être considéré comme mineur.

Il ébaucha un premier plan. Les étapes qu’il envisageait n’allaient pas être hiérarchisées, tant que le brouillard qui entoure l’histoire ne se soit pas dissipé.

Il leur fallait, au départ, retrouver Hoa. En même temps, colliger le maximum d’informations disponibles. Pour cela, il demandera à ce que le café soit investi d’un vigile, assurant une présence lors des heures de venues de chacun des groupes. S’approcher délicatement des militaires par un quelconque subterfuge ; tendre l’oreille, attraper quelques bribes de conversation et si possible prendre des photos. Proposer à Thi d’avoir un échange à coeur ouvert avec la professeure et laviser du contrat reçu de la part des militaires. Se réunir aux deux jours, afin que circulent rapidement les éléments obtenus. Le President Hotel sera le point de chute.

Les pas de Lotus le menèrent directement au café Nh Sông, dont l’éclairage reflétait sur les eaux du fleuve des teintes orangées et jaunes valsant sur le noir des vagues.

 

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Phom Penh, Cambodge


    La salle à manger de cet hôtel, le Bougainvillier, se distingue par son environnement art déco. Il est également possible d’accéder à une terrasse aménagée sur le toit, ce qui n’est pas sans déplaire à Daniel Bloch.

La soirée s’annonçait fraîche, les deux nouveaux clients crurent préférable de garder la terrasse pour le petit-déjeuner du lendemain. Ils s’installèrent à l’intérieur  l’on avait fort bien agencé la couleur du bois clair à celle du bambou. Les tables et les fauteuils disposés de telle manière qu’une discussion intime ne risquait pas de rebondir chez les voisins.

- Madame, monsieur, je vous servirai en français. Puis-je vous offrir un apéritif ?

Le garçon de table, tout vêtu de noir, leur parut affable. Il déclina le menu, indiquant pour chacune des spécialités de la maison, le vin correct s’y adaptant ; que des importations privées, précisa-t-il.

- Bao, vous prendrez un martini ?

- Je ne suis pas familière avec les alcools.

- Deux martinis, monsieur ? Acheva le garçon avant de les laisser.

La table se trouvait installée tout près d’une immense vitrine caractéristique de ce type d’architecture. Les clients de l’hôtel, pour la plupart, sont rentrés dans leur chambre ou en sortie à l’extérieur, l’endroit se trouvant vide.

Comme la sieste de fin d’après-midi avait duré quelques heures, ils s’offriraient une soirée tranquille, en tête-à-tête.

- Lorsque vous vous êtes retirée dans votre chambre, un message s’est affiché sur le portable. Excusez mon indiscrétion, mais je me suis permis d’en prendre connaissance.

- Sans souci, de toute manière, je vous l’aurais donné à lire.

- Consultons le menu.

- Que diriez-vous de faire différent et nous lancer vers ce plat de fourmis rouges avec du boeuf au basilic ?

- Je me demande quel vin pourra l’accompagner.

- Une salade de boeuf khmer mariné m’apparaît intéressante.

L’homme fit signe au serveur, lui indiqua leurs choix et qu’il avait toute sa confiance pour le choix du vin rouge accompagnant le dîner.

- Merci, monsieur. Je vous laisse achever vos martinis et vous proposerai une bouteille qui s’alliera parfaitement avec ces plats.

- Très bien. Puis-je vous demander si cet espace autorise les fumeurs à s’adonner à leur vice ?

- Oui, monsieur. L’on songe restreindre le droit de fumer à l’intérieur de l’hôtel.

- Alors, je vous offre une Marlboro.

- Je l’accepte avec plaisir et sans culpabilité, répondit Bao.

Cette femme lui apparaissait différente à chacune de leurs rencontres. La façon dont elle s’exprime, l’harmonie dans sa voix, la justesse de ses propos, la qualité de la langue française l’ont subjugué. Que dire de cette élégance toute vietnamienne ! Une femme atypique ne ressemblant en rien à toutes ces autres qui, depuis plus d’une année, ont croisé sa route ? Il n’y a pas seulement le fait qu’elle fume, qu’elle soit une célibataire amoureuse de l’enseignement et de la littérature française, mais tout d’elle le fascine.   

- Une fois la porte de la chambre refermée derrière vous, lu le message en provenance du Mékong, je me suis dit : cette femme, il s’agit de vous évidemment, je ne la connais que très peu. Nous n’avons eu que de rares occasions pour discuter, mieux nous connaître, certains événements ont retenu notre attention. Finalement, je ne sais de vous que certains aspects de votre travail et cette histoire d’anciens colonels.

- Exact. De mon côté, que les articles que vous avez publiés dans des revues universitaires et votre thèse de doctorat. Aucun détail sur votre vie antérieure, à l’exception du fait que vous arrivez de Hanoi et quune importante décision y a été prise, celle de possiblement finir vos jours au Vietnam.

- Dans un des derniers courriels que je vous adressais, je manifestais mon intention de rencontrer l’universitaire, mais aussi la femme derrière elle.

- Je me rappelle la réponse : la professeure vous paraîtra plus intéressante.

À un certain âge, les jeux de séduction qui laissent planer quelques imprécis sous-entendus exigeant un éclaircissement souvent fallacieux, ces jeux ne tiennent plus la route. Une franchise plus directe, parfois déstabilisante, aura pris la place. Le temps a passé, s’amoncelant derrière soi, il devient alors inutile de laisser flotter des insinuations par des propos évasifs. L’homme au sac de cuir, respectant la politesse vietnamienne, souhaitait tout de même bien interpréter les paroles qu’allaient inévitablement lui servir Bao.

- J’écrirais quelque chose qui irait plus dans le sens suivant : je découvre une femme qui, je le souhaite, se révélera un peu plus à moi.

- Vous savez, mon ami, je suis d’une génération malmenée par l’Histoire. Les gens de mon âge ont vécu deux systèmes politiques et économiques diamétralement opposés. Depuis l’instauration de la politique du Renouveau - Đi mi - en 1986, d’immenses efforts cherchent à amalgamer les deux visions. Autant pour les Vietnamiens du Nord qui n’ont connu que le communisme, que pour ceux du Sud qui y ont basculé en 1975, la transition ne relève pas de la magie.

- Je comprends bien ce que vous dites, mais vous vous en êtes bien tirée, est-ce que je trompe ?

-Cette question, je la qualifierais d’occidentale. Chez vous, bien s’en tirer, bien s’en sortir et tous leurs synonymes, cela s’appuie sur une conception individualiste de la vie. Chez nous, la conception collectiviste prévaut. Vous avez une bonne connaissance de la culture de mon pays pour l’avoir décelé.

- Entre autres, la suprématie de la famille.

- La famille proche et celle des ancêtres nous créent. Comprendre le Vietnam, c’est d’abord bien saisir ce trait de caractère. Rappelez-vous que la religion catholique a dû accepter le culte des ancêtres, si elle souhaitait perdurer auprès de ses fidèles.

- La vôtre ?

- La famille s’agrandit lorsqu’une personne se marie. Chez moi, celle de mon père a eu plus d’importance que celle de ma mère. Je dois dire que la force de caractère surhumaine de ma grand-mère paternelle y est pour beaucoup. C’est elle qui m’a remis, quelques mois avant son décès, ce bracelet de jade que je porte à mon poignet.

- Et qui m’a beaucoup intrigué.

- Vous n’êtes pas le seul.

Le serveur, sur la pointe des pieds, se présenta avec la bouteille de vin, manifestant un réel enthousiasme.

- J’ai eu le privilège de suivre un cours d’oenologie à Paris, il y a de cela quelques années. Permettez-moi de vous dire, monsieur, que ce Bourgogne est certainement ce que nous possédons de mieux dans notre cave.

Il se fit cérémonieux, versa quelques larmes du précieux liquide d’une couleur rouge carmin dans un tastevin en argent accroché à son cou et retenu par une chaîne en or de grande qualité. Les yeux fermés, il semblait revivre des souvenirs de la capitale française que lui rappelaient ce vin.

- Le Meursault 2003 que j’ai choisi pour vous, monsieur, provient d’une toute petite parcelle de vignes qui fournissent de faibles rendements, donc très peu de bouteilles. Notre maison réussit, annuellement, à s’en procurer un peu moins de dix. Celui-ci, vous le découvrirez, un pinot noir cultivé de façon naturelle, a été vinifié dans des cuves de bois. L’élevage s’étend sur une année suivant les vendanges. À la dégustation, vous savourerez des notes de fruits compotés et de fruits mûrs, toutefois son arôme relève des fruits rouges. Il s’agit d’un vin de dégustation qui se combinera très bien avec le boeuf et les fourmis rouges.

Il remplit à demie le verre de Daniel Bloch et attendait un commentaire, la bouteille précieusement tenue entre ses mains.

 - Un premier cru fort intéressant, puissant, tannique à souhait. Bravo, vous nous faites découvrir une merveille.

- Merci, monsieur. Si monsieur souhaite goûter autre chose plus tard au cours du dîner, il me fera plaisir de vous proposer un de ses parents.

- Puis-je me permettre une question indiscrète ?

- Je vous écoute.

- Vous êtes à l’emploi de cet hôtel depuis combien d’années ?

- Je suis revenu à Phnom Penh en 1990, l’année au cours de laquelle j’ai sollicité cet emploi à l’hôtel qu’aimablement vous avez choisi.

- Quinze années d’expérience comme sommelier dans un des plus importants établissements de la capitale, vous méritez nos plus sincères félicitations.

- Merci, monsieur. Sachez que je suis d’abord oenologue, sommelier ensuite dans la salle à manger.

- Vous avez suivi vos cours à Paris, disiez-vous.

- Ma famille a quitté le Cambodge quelques mois avant l’arrivée des Khmers Rouges. Mes parents travaillaient pour le gouvernement du Général Lon Nol, ils obtenaient ainsi des informations de première main sur l’évolution de la guerre civile. Ils sont partis vers la France avant que la situation ne se détériore.

- Vous n’avez donc pas été témoin de ces événements.

- Non, monsieur. Ce qui m’a surpris à l’époque et demeuré sans réponse, a été le fait que mes parents ont pris contact avec des journalistes français, certains politiciens également, afin de leur expliquer ce qui se préparait, ce qui pouvait arriver au Cambodge, sans que cela n’intéresse qui que ce soit.

Bao, un peu à l’écart de la conversation, crut bon d’intervenir.

- Tous vos parents ont quitté le Cambodge au même moment ?

L’interrogation glaça le serveur qui trembla au point qu’il dut déposer la bouteille de vin sur la table, s’excusant d’un tel vertige.

- Pas tous. Vous savez, madame, j’étais très jeune lors de mon arrivée en France, et certainement pas en âge pour tout bien saisir.

- Excusez-moi de déterrer de mauvais souvenirs.

- Ne vous excusez pas, madame. Le passé fait partie de nous, les souvenirs se chargent de nous le rappeler.

- D’accord avec vous.

- Si vous me le permettez, je vais me retirer. J’apporte vos plats dans quelques instants.

Il ramassa les deux verres ayant servi au martini, tituba jusqu’à l’entrée de la cuisine, puis disparut, laissant derrière lui comme un étrange nuage dont il paraissait impossible de savoir s’il portait la pluie ou l’orage.

Revenant à leur conversation, l’homme au sac de cuir porta son verre à hauteur des yeux, regardant sa compagne osciller entre le rouge du vin et la lumière qui doucement garnissait la table.

- Où en étais-je donc ? Reprit-elle, déposant son verre et acceptant la Marlboro qu’on lui offrait.

- Vous me disiez que la grand-mère paternelle...

- Oui, je retrouve le fil. Elle aura joué un rôle essentiel dans notre famille. Veuve très jeune, elle a élevé ses enfants avec un seul objectif, leur permettre de fréquenter l’école le plus longtemps possible afin de pouvoir aspirer à des carrières intéressantes. Mon père s’est dirigé vers l’enseignement et de mes deux tantes, une seule aura pris mari, l’autre des études en médecine, avant de se marier. Malgré que la famille de son mari décédé souhaitait ardemment un second mariage, ma grand-mère a choisi de continuer seule sur la route de sa vie, consacrant son temps et ses énergies à ses enfants.

- Comment vous a-t-elle influencée ?

- Lorsque mon père, le fils aîné, a entrepris sa carrière d’enseignant et se soit marié, elle s’est installée chez-nous. Elle quittait Chợ Lớn qui, en 1931, venait de fusionner avec Saïgon, devenant un des plus importants districts de la ville. Vietnamienne jusque dans ses tripes, elle rêvait du jour où notre peuple ne vivrait plus sous la férule étrangère, qu’elle soit chinoise, française ou autre.

- Une nationaliste ?

- Patriote la qualifierait mieux. C’est vraiment d’elle que naquit chez mon jeune frère la conviction qu’il devait rejoindre les forces armées du Viet Minh. Son engagement lui aura coûté la vie, ce qui fut très pénible ; elle ne s’en est jamais remis. Elle nous quittera avant la libération de Saïgon.

- Vous laissant ce bracelet de jade.

- Qu’elle tenait elle-même de sa mère.

Bao racontait cette histoire à un interlocuteur qui ressentait toute l’émotion contenue dans ses mots. La femme vietnamienne est solide, fidèle, dévouée corps et âme autant à sa famille qu’à sa patrie. On la croirait porteuse de destins.

Revint à la mémoire de celle qui déposait son verre devant elle et tournait son regard en direction du serveur qui apportait les assiettes, lui revinrent ces mots: une semeuse d’amour. Un effort de mémoire ramena la circonstance au cours de laquelle elle avait entendu prononcer ces mots.

- Bon appétit, monsieur, madame. Je vous ressers un peu de vin ?

- S’il vous plaît, répondit Daniel Bloch.

Le serveur les laissa.

- Une semeuse d’amour, ce sont exactement ces paroles qui m’ont été dites à son sujet il y a plus de trente ans maintenant, par un soldat. Laissez-moi vous raconter.

Bao dépoussiéra ce souvenir...

 

tu connais le dicton:

ça commence par un poil qu’on s’arrache et,

 

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Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

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