…la suite…
Il n’y a rien de plus personnel, d’individuel, allons même jusqu’à dire de plus égoïste que la peur. Elle s’attaque, brutale comme un coyote, aux viscères, paralysant les mouvements, refroidissant le dos, faisant perler au front cette sueur froide que la chaleur de la peau immobilise dans leurs sillons d’où ruisselle une eau intérieure qui n’a rien des larmes ou de la sueur. C’est froidement chaud.
Les nuages de cette fin d’après-midi, ouateusement recouverts d’une courtepointe grise et noire, devenaient de plus en plus invisibles. L’incendie, après avoir englouti la boutique du marchand général, les deux maisons adjacentes, se permettait une courte pause alors que les gens regroupés les uns près des autres en spectateurs horrifiés, se partageaient muettement des silences. On entendit :
- On ne retrouve pas Émile?
Maladroitement, le maire Léo tentait de diriger des opérations inefficaces n’ayant aucune mesure face à ce qui se déroulait. Le village ne pouvait compter sur un service de pompiers. Les bénévoles s’activant à d’autres corvées, plus intimes. Il allait à gauche puis à droite. Revenait. Faisait des promesses pour l’après. Cela n’empêcha pas les flammes de rejaillir et bondir, cette fois de l’autre côté de la route. Le brouhaha qui s’en suivit résonne encore aux oreilles de notre grand-père finalement parvenu sur les lieux. Sa peur, il ne pouvait la bloquer, lui interdire l’entrée dans un cœur qui voulait s’arracher. Dans ces moments-là, il lui sembla que de retrouver ses proches, se coller sur eux et attendre étaient l’ultime solution.
La rage s’empara à nouveau du cataclysme. Avec furie. Trois autres maisons s’embrasèrent. Les crépitements devenaient, férocement, les seules paroles du feu. C’est là qu'arriva le curé Boudreau, invitant les villageois à se retrouver dans l’église. Sise à une distance sécuritaire, le curé croyait de son devoir de pasteur de protéger leurs regards de la dévastation grugeant impétueusement le village. Le phare de Cap-des-Rosiers ne parvenait même plus à traverser cette colonne de fumée en ascension fuligineuse vers le ciel. Au loin, sur la mer, elle devait certainement désorienter la route des bateaux.
Toujours pas de nouvelles d’Émile.
Le maire Léo acquiesça à la suggestion du curé et, une fois à l’intérieur, entreprit le décompte de la population. Il n’y avait pas qu’Émile d’absent. La famille Lacasse ainsi que les « sauvages», comme le disait si maladroitement l’édile, ne répondaient pas à l’appel.
Grand-père, il s’en souvient encore comme si le feu éclairait toujours les images hallucinantes d’une journée qui n’en finissait plus, avait les os gelés devant la course folle des flammes qu’alimentait la combustion. Une fois bien assis sur son banc d’église, tout près de sa mère berçant les deux petits frères, calmant son ventre gros d’une prochaine naissance et de son père s’assurant une seconde après l’autre que la grande sœur fut bien installée près d’eux, grand-père se mit à grelotter de cette fièvre unique que la peur installe un peu partout au-dedans de soi. Ève Gaudreau l’aurait rassuré mais elle ne se retrouvait pas présente parmi cette assemblée hésitant entre la prière et la désespérance.
Que fallait-il faire? S’occuper de ceux dont les yeux ne pouvaient ignorer les couleurs magiques s’incrustant dans les vitraux de l’église? Organiser une recherche des absents? Que dire? Comment rassurer? Tout, sauf la panique.
Les lumières de l’église, privées d’électricité, s’éteignirent. Au feu hurlant dans les structures des maisons qui se tordaient sur elles-mêmes avant de s’effondrer dans la neige devenue une eau que la suie rendait boueuse, les lampions avaient bien tristes mines. Personne n’osait les regarder. Les gens, à nouveau, serrèrent les rangs. Les bancs à l’arrière se vidèrent. On envahissait le chœur. La présence humaine était recherchée. Avidement.
La formidable explosion qui souleva la foule annonça que le garage Texaco venait tout juste de rendre l’âme, dans un cri que toute la côte gaspésienne dût entendre, d’aussi profond que l’isolement dans lequel on venait de les plonger. Les limites que bousculait l’incendie n’étaient pas encore arrivées à la frontière. Tous savaient maintenant que le village en entier risquait d’y passer.
Le curé s’avança, le cierge pascal à bout de bras, oriflamme symbolique, minuscule face à ce géant aux yeux ardents, et comme dans une prière inutile, déclara :
- Mes biens chers frères, mes biens chères sœurs, nous reste-il encore la force de chanter? Offrons au Seigneur nos âmes afin qu’il puisse étendre sur nous la générosité de sa protection.
Grand-père se souvint qu’à ce moment-là, les portes de l’église, dans un bruit éclatant, s’ouvrirent.
…à suivre…
Il n’y a rien de plus personnel, d’individuel, allons même jusqu’à dire de plus égoïste que la peur. Elle s’attaque, brutale comme un coyote, aux viscères, paralysant les mouvements, refroidissant le dos, faisant perler au front cette sueur froide que la chaleur de la peau immobilise dans leurs sillons d’où ruisselle une eau intérieure qui n’a rien des larmes ou de la sueur. C’est froidement chaud.
Les nuages de cette fin d’après-midi, ouateusement recouverts d’une courtepointe grise et noire, devenaient de plus en plus invisibles. L’incendie, après avoir englouti la boutique du marchand général, les deux maisons adjacentes, se permettait une courte pause alors que les gens regroupés les uns près des autres en spectateurs horrifiés, se partageaient muettement des silences. On entendit :
- On ne retrouve pas Émile?
Maladroitement, le maire Léo tentait de diriger des opérations inefficaces n’ayant aucune mesure face à ce qui se déroulait. Le village ne pouvait compter sur un service de pompiers. Les bénévoles s’activant à d’autres corvées, plus intimes. Il allait à gauche puis à droite. Revenait. Faisait des promesses pour l’après. Cela n’empêcha pas les flammes de rejaillir et bondir, cette fois de l’autre côté de la route. Le brouhaha qui s’en suivit résonne encore aux oreilles de notre grand-père finalement parvenu sur les lieux. Sa peur, il ne pouvait la bloquer, lui interdire l’entrée dans un cœur qui voulait s’arracher. Dans ces moments-là, il lui sembla que de retrouver ses proches, se coller sur eux et attendre étaient l’ultime solution.
La rage s’empara à nouveau du cataclysme. Avec furie. Trois autres maisons s’embrasèrent. Les crépitements devenaient, férocement, les seules paroles du feu. C’est là qu'arriva le curé Boudreau, invitant les villageois à se retrouver dans l’église. Sise à une distance sécuritaire, le curé croyait de son devoir de pasteur de protéger leurs regards de la dévastation grugeant impétueusement le village. Le phare de Cap-des-Rosiers ne parvenait même plus à traverser cette colonne de fumée en ascension fuligineuse vers le ciel. Au loin, sur la mer, elle devait certainement désorienter la route des bateaux.
Toujours pas de nouvelles d’Émile.
Le maire Léo acquiesça à la suggestion du curé et, une fois à l’intérieur, entreprit le décompte de la population. Il n’y avait pas qu’Émile d’absent. La famille Lacasse ainsi que les « sauvages», comme le disait si maladroitement l’édile, ne répondaient pas à l’appel.
Grand-père, il s’en souvient encore comme si le feu éclairait toujours les images hallucinantes d’une journée qui n’en finissait plus, avait les os gelés devant la course folle des flammes qu’alimentait la combustion. Une fois bien assis sur son banc d’église, tout près de sa mère berçant les deux petits frères, calmant son ventre gros d’une prochaine naissance et de son père s’assurant une seconde après l’autre que la grande sœur fut bien installée près d’eux, grand-père se mit à grelotter de cette fièvre unique que la peur installe un peu partout au-dedans de soi. Ève Gaudreau l’aurait rassuré mais elle ne se retrouvait pas présente parmi cette assemblée hésitant entre la prière et la désespérance.
Que fallait-il faire? S’occuper de ceux dont les yeux ne pouvaient ignorer les couleurs magiques s’incrustant dans les vitraux de l’église? Organiser une recherche des absents? Que dire? Comment rassurer? Tout, sauf la panique.
Les lumières de l’église, privées d’électricité, s’éteignirent. Au feu hurlant dans les structures des maisons qui se tordaient sur elles-mêmes avant de s’effondrer dans la neige devenue une eau que la suie rendait boueuse, les lampions avaient bien tristes mines. Personne n’osait les regarder. Les gens, à nouveau, serrèrent les rangs. Les bancs à l’arrière se vidèrent. On envahissait le chœur. La présence humaine était recherchée. Avidement.
La formidable explosion qui souleva la foule annonça que le garage Texaco venait tout juste de rendre l’âme, dans un cri que toute la côte gaspésienne dût entendre, d’aussi profond que l’isolement dans lequel on venait de les plonger. Les limites que bousculait l’incendie n’étaient pas encore arrivées à la frontière. Tous savaient maintenant que le village en entier risquait d’y passer.
Le curé s’avança, le cierge pascal à bout de bras, oriflamme symbolique, minuscule face à ce géant aux yeux ardents, et comme dans une prière inutile, déclara :
- Mes biens chers frères, mes biens chères sœurs, nous reste-il encore la force de chanter? Offrons au Seigneur nos âmes afin qu’il puisse étendre sur nous la générosité de sa protection.
Grand-père se souvint qu’à ce moment-là, les portes de l’église, dans un bruit éclatant, s’ouvrirent.
…à suivre…