mardi 17 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*12)

Chapitre 11
Le monde selon Gansou...

Steve, en plein coeur de la nuit, tournait en rond. Les vingt-quatre heures allouées par monsieur Georges ne lui furent pas suffisantes pour retrouver Éric.

- C'est sûr que le Dodge me cherche. Montréal n'est plus sécuritaire, il faut absolument que je sorte d'ici. Le Dodge, c'est vite comme l'éclair. Ça défonce sans poser de questions. J'aime autant qu'il cherche le jeune. Le petit "trou de cul", il va me le payer, si jamais je le trouve un jour.

Steve décida de ne plus se faire voir à Montréal et opta pour Toronto. Il ouvrit une portière de voiture avec la facilité de l'expert, y pénétra et adieu à la métropole française d'Amérique du Nord.
Toronto lui apparaissant plus sûr, on ne revit plus jamais ce grand gars aux yeux méprisants, aux longues bottes en cuir jusqu'aux genoux, au veston de cuir garni de chaînes, à l'intérieur duquel se profilait une arme. Montréal perdit de vue le protecteur d'Éric.



LE MERCREDI 27 AVRIL 1993, CINQ HEURES DU MATIN...



Patrice, sur la pointe des pieds, les yeux écarquillés, se faufilait entre les contre-plaqués légèrement déplacés d'une ancienne maison délabrée; il surprit Éric dormant dans la position du foetus. Il s'était installé en plein centre du "squat" indiqué par madame Champigny, l'enveloppe lui servant d'oreiller.

- Debout, jeune homme. C'est l'heure.

Éric, bouche bée, les yeux exorbités, reconnut Patrice.

- La ceinture attachée et les mains sur les genoux, dit-il paralysé de surprise.
- Tu te grouilles.

Avec de nouvelles précautions, Patrice regardait à la fois devant lui et conservait un oeil sur Éric défraîchi et puant la nicotine. La camionnette était stationnée sur Sainte-Catherine à la hauteur de Craig. Patrice entendait Éric marmonner, bougonner et grogner tout en essayant de replacer ses cheveux défaits. Les gens devaient certainement l'identifier à un jeune sans-abri qui venait de se faire surprendre par un inspecteur de la ville.

- Je ne voulais pas que la vieille me moucharde, criait-il presque, en suivant Patrice.
- De toute façon, elle t'a dénoncé.
- À toi?
- Tu me compliques un peu la vie, reprit patrice.

Son pas décidé obligeait Éric à trottiner à côté de lui.

- Il me semble que tout n'est pas aussi clair dans ta tête que j'aurais pu le souhaiter. D'ailleurs, je commence à avoir moins besoin de toi. Le sécuritaire maximal te ferait sans doute du bien. T'apportes beaucoup plus de troubles qu'autre chose.
- J'ai pas voulu me sauver, je te le jure, Pat.
- Patrice.
- Je jure que j'ai pas voulu. C'est à cause d'elle. Elle m'a reconnu, je ne pouvais pas rester là à attendre qu'elle me fasse du sucre à la crème et qu'on regarde des photos de famille.
- Que veux-tu dire?
- Une farce, Patrice. Ceci est une tentative de farce. Rire ça déconstipe, imagine-toi donc!

Arrivé à la camionnette, Patrice prit un long, un très long moment de réflexion. Éric en profita pour fumer, adossé contre la portière, pensant qu'un petit déjeuner adoucirait l'atmosphère.

- Éric, tu es dans de beaux draps. Tu n'as pas seulement remis un petit stylo à ton monsieur Georges, tu es devenu complice dans un gros coup. J'aimerais que tu saisisses bien ceci: ce qui doit se dérouler lundi prochain à Toronto, eh! bien, ce n'est pas de la petite gomme.
- C'est Steve qui est dans l'affaire, pas moi.
- Steve n'a pas l'enveloppe, à ce que je sache.
- Non, c'est toi actuellement qui est en possession de cette enveloppe parce qu'elle est actuellement dans tes mains et qu'actuellement tu m'en parles comme si actuellement... mon cul, dit Éric en lançant son mégot de cigarette qui atterrit en direction d'un canal d'égout.
- Sais-tu ce que signifie le fait d'être complice dans cette affaire? C'est certain qu'on te recherche... actuellement. Et là, je ne parle pas seulement du centre. Cette enveloppe devrait déjà être entre les mains de certains personnages qui n'ont pas beaucoup de temps à consacrer à la déconstipation par le rire.
- C'est une farce, ça?
- Si tu retournes au centre, ton fameux monsieur Georges en question m'apparaît assez puissant pour t'y faire des problèmes. On n'a pas d'autres solutions que celle de se rendre à Toronto.
- Allons-y de ce pas. Qu'est-ce que t'en penses? dit Éric, inconscient de l'ampleur des événements et heureux d'avoir fait oublier l'histoire de la "vieille dame aux deux maisons".

Patrice ouvrit l'enveloppe, feuilleta une autre fois les documents avant de les remettre en place. Il déposa le tout dans le coffre à gants sur le vieux cahier à jaquette de cuir noir et à côté de l'enveloppe que sa mère adoptive lui avait remise.

- Tu vois, je ne suis même pas parti avec tes affaires, reprit Éric avec un sourire lui barrant le visage.
- Depuis quand la connais-tu, cette vieille dame?
- Elle reste sur ma rue depuis tout le temps. Quand je passais devant sa maison, elle me surveillait par sa fenêtre. Elle me faisait peur. Je suis certain qu'elle appelait la police à chaque fois, pensant que je venais de faire un coup quelque part.

Patrice prit le médaillon dans sa main avant de mettre en marche la camionnette blanche en direction de Toronto, par l'autorute 40.

- Elle cherche seulement la frontière des êtres.
- Ah! oui. Elle m'en a beaucoup jasé de ça.
- Quoi?
- Une farce, Patrice. Une tentative de farce. Rire, ça déconstipe, imagine-toi donc.
- T'en fais beaucoup des tentatives de farce, Éric.
- Une attend pas l'autre. Comme toi avec tes phrases... tu sais tes phrases... voyons... tes phrases que je ne comprends pas.

Comme il l'avait prévu, la route d'Éric et la sienne s'entortillaient. Les révélations de madame Champigny et le merdier dans lequel Éric, involontairement, s'empêtrait les mèneraient tous les deux à Toronto.
Patrice avait intercepté Éric dans un bien drôle de moment. Il entrait dans une intrigue plus risquée que toutes celles qu'il avait lues et mettant en vedette des samouraïs célèbres; tout comme il entrait dans l'aventure de se retrouver lui-même.
Sachant que la réalité vaut mieux que la crainte qu'on en a, il ne pouvait pas reculer sans risquer de laisser tomber Éric dans la gueule féroce d'un loup échappé d'une meute affamée. Sans risquer de ne jamais savoir d'où il venait et où il s'en allait.
Patrice suivrait ainsi la trace de cette "belle Gansou" dont madame Champigny, pendant quelques trop courts instants, lui avait parlé avec tant d'émotion.
Son vieux cahier à jaquette de cuir noir et l'enveloppe de madame Lanctôt l'avaient accompagné la nuit dernière dans ce petit hôtel du quartier chinois. Tout ce que la "vieille dame aux deux maisons" lui avait rapporté, était noté avec les autres renseignements glanés patiemment à gauche et à droite au fil des années.


Arrivée à Montréal au début de l'année 1967, Gansou vécut chez des amis de ses parents,
Japonais immigrés au Canada vers la fin de la Deuxième Guerre Mondiale. Mais cela ne dura pas longtemps, possiblement jusqu'en avril à l'ouverture de l'Expo'67. La concierge ne sut pas exactement pour quelle raison.
À ce moment-là, elle communiquait toujours régulièrement avec ses parents. La deuxième semaine d'avril, elle quitta les amis de la famille pour s'installer avec un groupe de jeunes hippies sur le boulevard Saint-Joseph. Puis, plus rien, jusqu'à ce début de 1968, moment où elle sonna chez les Prince souhaitant louer un appartement.
Elle s'installa à l'appartement numéro 6 de la rue Hochelaga pour y demeurer jusqu'à la fin mai. Tout de suite, madame Champigny, à ce moment-là elle était toujours madame Prince, vit qu'elle était enceinte et complètement seule au monde.
Dans cet état, le Japon ne voulait pas d'elle. Le Québécois rencontré sur les îles de L'Expo'67 et qui partagea quelques jours les salons hippies de Gansou, n'a jamais su qu'il était le père inconnu d'un garçon né à l'hôpital Notre-Dame, le 8 mai 1968 presqu'au même moment où Robert Kennedy tombait sous les balles d'un assassin à Los Angeles.
Gansou avait dix-neuf ans lorsqu'elle quitta Tokyo pour le Canada afin de visiter l'exposition universelle. Devant entrer l'automne suivant à l'Université Sophia, située au centre de la capitale japonaise, pour des études en géographie, ses parents lui proposèrent ce voyage en Amérique.
Elle arriva à Vancouver, y resta huit jours, avant de s'arrêter à Toronto, l'étape la plus obscure de son périple. Gansou a vécu dans le centre-ville de Toronto des heures tragiques. Seuls, les propriétaires du petit hôtel où la jeune orientale logea, pourraient en parler à Patrice. Madame Champigny avait conservé une adresse qui, à l'époque, était exacte. Allez savoir après vingt-cinq ans?
Gansou passait ses journées entières à la bibliothèque de toutes les universités de Montréal ou au Jardin Botanique. Le soir, elle se couchait tôt et le lendemain, reprenait le même scénario. Madame Champigny l'avait installée au numéro 6 parce que cet appartement se situait tout juste au-dessus du sien. Elle pouvait intervenir rapidement si cela devenait nécessaire.
Monsieur Prince, à cette époque déjà, n'aimait pas tellement les étrangers et le leur faisait sentir par des paroles blesssantes et parfois même, racistes. Le mot n'existait pas, mais il aurait pu l'inventer.
La concierge vit dans les yeux de la belle petite Japonaise qu'elle était seule et devait mettre au monde un enfant dans quelques mois. Elle s'en occupa comme si elle eut été sa propre fille. N'ayant pas d'enfant...
L'hiver fut pénible. Gansou ne sortait presque pas. Madame Champigny allait la voir tous les jours. Sa situation de fille-mère (en plus d'étrangère, comme le rajoutait monsieur Prince), l'obligeait presque à se cacher. Malade, elle risqua de perdre l'enfant à deux occasions.
Jamais de nouvelles de son pays natal. Jamais Gansou ne parlait du Japon.
À la fin du mois de mars, Gansou eut une montée de fièvre telle que madame Champigny dut prévenir le médecin. Dans son délire, elle murmurait des paroles inaudibles mais qui semblaient remonter à son séjour torontois.
Elle s'en sortit. Le bébé ne devait pas s'en ressentir. Et le printemps arriva: elle parlait des cerisiers en fleurs dont elle s'ennuyait. Souvent assise à la fenêtre qui donnait sur la rue mouillée, elle récitait un très court poème, les yeux remplis d'eau. Il disait à peu près ceci:

une feuille jaune sur un étang
c'est triste
quand on aime le printemps


Toujours sans nouvelles du Japon, elle ne semblait plus écire. Un matin de début de semaine, c'était à la fin mars, Gansou partit. Lorsqu'elle quittait son appartement pour la journée, madame Champigny l'accompagnait toujours. Celle-ci la trouvait si frêle, si fragile, elle craignait qu'il ne lui arrive un incident qui la blesserait. Mais ce matin-là, ce fut seule qu'elle quitta la rue Hochelaga.
La plupart des gens en ce monde pensent à la personne qu'ils aiment et ignorent celles qu'ils n'aiment pas. Mais Gansou possédait un coeur qui ne faisait pas la différence entre aimer et ne pas aimer.
À son retour, tout le monde sentit qu'elle venait de poser un geste qui lui permettrait d'achever sa grossesse, l'âme en paix. Comme si elle avait réglé le temps à venir. Elle n'en parla jamais.
Les jours et les semaines s'écoulèrent lentement... Gansou, assise à sa fenêtre, surveillait le printemps s'installer. Il se passa un autre événement dont madame Champigny se souvint et qu'elle prit le temps de raconter à Patrice.
C'était le 5 mai 1968. Trois jours avant la naissance de l'enfant. Gansou ne tricotait pas durant sa grossesse comme les futures mères québécoises, mais faisait de l'origami, l'art de plier le papier. Cette journée-là, il faisait un soleil radieux et les odeurs de lilas se mêlaient au grand pin devant la maison de rapport. Gansou avait passé l'avant-midi au Jardin Botanique comme elle le faisait si souvent. À son retour, installée sur son petit balcon, elle y avait fixé une carpe en papier et une autre en tissu. Lorsqu'on lui demanda de préciser le sens de son geste, elle dit que cette journée, dans son pays, était la Fête des garçons, que la carpe est le symbole de la force et de la longévité.


Savait-elle, à ce moment, qu'elle partirait de Montréal sans cet enfant à naître qu'elle croyait être un garçon? Que si elle retournait dans son pays, jamais elle ne pourrait fêter le 5 mai pour lui?
Puis vint le 8 mai. C'est madame Champigny qui la conduisit à l'hôpital, demeura avec elle jusqu'à l'instant où les médecins la firent entrer dans la salle d'obstétrique. C'est encore sa logeuse qui la reçut, à demi-éveillée, dans cette salle où huit autres patientes venaient d'accoucher.
Les premières paroles qu'elle prononça surprirent madame Champigny. Toute sa vie, elles sont restées imprimées au fond de sa mémoire: " La mère regarde au loin, s'inquiétant de l'avenir de son enfant."
Personne ne vint lui parler de l'enfant. Les infirmières gardaient le silence complet sur cette naissance. Les médecins lui donnèrent son congé après six jours. L'enfant n'était déjà plus à l'hôpital. Elle ne le vit jamais. Elle sut qu'il s'agissait d'un garçon en parfaite santé.
Madame Champigny la ramena à l'appartement 6. Une semaine plus tard, elle partit pour Toronto, promettant qu'un jour elle reviendrait la voir. Du bébé, rien. De la mère, après le 22 mai 1968, rien.
Les carpes restèrent accrochées à son balcon une partie de l'été. L'appartement resta vide jusqu'au mois de septembre suivant. Gansou, celle qui avait les yeux si tristes, celle qui passait ses journées dans les bibliothèques et au Jardin Botanique, celle qui pliait du papier en regardant par la fenêtre, n'était plus là.


Patrice revint du snack-bar avec des sandwiches, un café et du thé. Éric regarda dans le sac comme s'il n'avait pas mangé depuis une éternité. Un sourire s'accrocha aux lèvres de l'adolescent.

- Tu as des cigarettes jusqu'à Toronto?

Éric faillit s'étouffer.

- Pas sûr.

Patrice téléphona à la bibliothèque de Longueuil avant d'acheter une cartouche de cigarettes parmi les plus fortes et sans bout filtre. Il remit le tout à Éric qui le toisa d'un air grognon.

- Une farce, Éric. C'est une tentative de farce. Rire, ça déconstipe.

Patrice riait si fort qu'Éric attacha sa ceinture et mit ses mains sur les genoux.

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