vendredi 2 décembre 2016

5 (CENT) (TREIZE) 13

 

Poursuivons notre récit avec ce dix-septième épisode de ILS ÉTAIENT SIX...




     1p) la promenade des bonzes. Un rituel. Au lever du jour, pieds nus, en silence, un grand bol en cuivre collé au corps tenu comme s’il s’agissait d’un enfant, invitant les fidèles à la générosité, les bonzes déambulent dans les rues. Seuls ou en groupe, ils marchent les yeux fixés au sol arborant une tunique dont la couleur oranger tranche sur leurs crânes rasés. Parfois, s’ajoutent quelques bonzesses.

La religion – le bouddhisme majoritairement au Vietnam - revêt une incroyable importance. Dans plusieurs pays du sud-est asiatique, dont la Birmanie, on en fait  presque une religion d’état, ce qui risque évidemment de susciter des extrémismes malencontreux. Depuis quelques années, le gouvernement vietnamien se fait tolérant envers chacune des religions. On peut maintenant pratiquer sa spiritualité au grand jour alors que sous le régime communiste, plus fermé, c’était l’opium du peuple que l’on pourfendait allant même jusqu’à la répression. 

Le mère de Dep, fervente pratiquante, ne laisse pas passer une journée sans se rendre à la pagode pour y prier, des bâtons d’encens dans ses mains jointes. Le bouddhisme n'est pas assujetti à des rites formels. Il ne détermine pas non plus qui y a droit ou qui n'y a pas droit. Tout dépend de la compassion des gens. Seule la compassion permet d'accéder à l'éveil et de mesurer les conséquences de nos actes. La pagode n'agit que sur commande. Les moines savent que le bouddhisme est comme une torche qui éclaire le corps et l'âme et traverse sept cieux pour faire éclore le lotus de la paix. Elle n’a donc jamais obligé sa fille à quoi que ce soit, lui rappelant seulement les grands principes du Bouddha énoncés à titre de conseil :

1. L’ennemi le plus grand de la vie humaine est soi-même.
2. La plus grande défaite de la vie humaine est l’orgueil.
3. La plus grande stupidité de la vie humaine est le mensonge.
4. La plus grande tragédie de la vie humaine est l’envie.
5. La plus grande erreur de la vie humaine est la perte de soi-même.
6. La plus grande faute de la vie humaine est de tromper autrui et soi-même.
7. La plus grande pitié de la vie humaine est le complexe d’infériorité.
8. La chose la plus admirable de la vie humaine est de se relever après la  chute.
9. La plus grande perte de la vie humaine est le désespoir.
10. La plus grande richesse de la vie humaine est la santé.
11. La dette la plus grande de la vie humaine est la dette sentimentale.
12. L’offrande culturelle la plus grande de la vie humaine est la tolérance.
13. La plus grande lacune de la vie humaine est le manque de connaissances.
14. La plus grande consolation de la vie humaine est l’aumône.


Il ne faut pas se surprendre qu’au réveil, et cela tous les matins, le Vietnamien se dit heureux et reconnaissant d’être en vie. Sachant que l’âme qui l’habite a déjà vécu dans une autre vie que celle-ci et qu’à sa mort, cette âme relogera quelque part dans l’univers proche ou éloigné, il a le devoir d’en prendre soin du mieux qu’il le peut.


2p)      la promenade des bonzes. Les six, leurs parents et leurs ancêtres ont connu la promenade des bonzes; ceux qui suivront en seront certainement témoins. Le passage du temps loge dans cette tradition. Et du temps il s’en est écoulé depuis les deux tragédies intimement reliées. 
Plusieurs dans le quartier ont oublié afin de ne pas alimenter de mauvais présages.        Il s’en est écoulé du temps… celui qui arrange les choses, selon le vieux dicton.

S’il a arrangé les choses, le temps n’a pas recollé tous les morceaux fracassés en quelques heures.  Il a laissé des marques chez chacun des témoins de cette tragédie qui découlait d’une première, demeurée secrète. Plusieurs mois après, aucune personne ne sut jamais rien du viol de Dep par celui qui se pendit le lendemain. Personne, sauf la mère de la jeune fille qui vendait des ballons multicolores. Pour sa part, Thần Kinh (le nerveux) qui l’avait deviné, n’en a jamais parlé à qui que ce soit. Les problèmes qui allaient à nouveau le rejoindre ne lui en laissèrent pas l’occasion. De toute façon, avec qui aurait-il pu partager une certitude que d’autres qualifiaient de doute.

Le temps a laissé des marques au fer rouge… Chez tous les habitants du quartier, oui, qui furent estomaqués de constater que la famille du pendu avait disparu presque dans les heures suivant le drame. Leur maison fut interdite d’accès à tous alors que le comité de citoyens tardait à nommer un inspecteur afin d’investiguer les lieux. On craignait d’ouvrir une boite de Pandore en franchissant les portes. Laisser s’écouler quelques semaines allait permettre, selon les sages du comité, un retour au calme dans tous les esprits alors qu’on en avait plein les bras à tenter de dénouer le problème des funérailles de Cao Cấp (le plus âgé). Le corps n’ayant pas été réclamé dans la limite des vingt-quatre heures prescrite par la loi, on l’avait incinéré puis déposé les cendres dans un endroit tenu secret.

Des marques au fer rouge… De méchantes langues diront : du rouge des bougainvilliers. Car, étrangement, personne ne pouvant nier l’évidence, les bougainvilliers rouges fleurissaient anormalement depuis la mort du plus âgé. Ceux de la pinède en particulier, zone close jusqu’à ce que l’enquête soit classée. Là aussi ça tardait, comme tout peut tarder au Vietnam pour des raisons que seule l’administration connaît. Le policier-enquêteur, celui qui interrogea Tré (le plus jeune) le dimanche fatidique, reçut du haut responsable de la police le mandat de fermer le dossier dans les plus brefs délais. Khuôn Mặt (le visage ravagé) fut convoqué au poste de police dans les jours qui suivirent l’affaire, puis l’enquêteur rendit visite à Dep. Pures formalités, puisque l’évidence parlait d’elle-même et qu’aucun autre élément s’ajouta suite à ces deux rencontres. Dans son for intérieur, l’enquêteur aurait souhaité associer Thần Kinh (le nerveux) à cette histoire tellement il le détestait, le considérant comme un ennemi personnel.


3p) la promenade des bonzes. Deux mots encore au sujet des bonzes. Sans que cela ne fut ébruité, ils revinrent plusieurs fois à la charge sur la délicate question des funérailles du pendu. Leur point de vue était simple : pouvait-on se permettre de laisser errer dans le quartier une âme qui n’eût pas eu de funérailles ? Le risque de malheurs, pire, de malédictions, devait être pris en considération. Les bonzes ne se gênèrent pas d’ajouter à leur argumentation le fait que tous les samedis en soirée et les dimanches en après-midi, cela depuis le fâcheux événement, de violentes pluies s’abattaient sur le quartier. Une âme errante cherche par tous les moyens à crier son désespoir; être abandonnée ne peut qu’attiser sa haine et sa volonté de vengeance.

Jamais le conseil des citoyens ne fut à ce point occupé. Le départ inopiné de la famille du pendu, les funérailles qui tardaient, le rouge des bougainvilliers dans la pinède, les orages ciblés et réguliers, tout cela chambardait le cours normal des choses. Voilà ce qui accaparait régulièrement leur temps de délibérations. Personne n’assistait plus aux réunions alors qu’auparavant le local était rempli à pleine capacité. On se plaignait que des urgences se voyaient continuellement repoussées au profit des mêmes affaires que l’on n’arrivait tout bonnement pas à régler. La grogne menaçait la structure sociale du quartier.

Les funérailles empoisonnaient les délibérations du comité, il est vrai, mais elles incitèrent aussi Tré (le plus jeune) à poser un geste irrévocable. Nous nous souvenons de l’insistance avec laquelle son père, ancien militaire, radotait interminablement sur l’agent orange, ses dégâts, ses morts. Le fils s’empressait de s’endormir pour éviter les sempiternelles divagations. La mort de son meilleur ami, son frère, fut pour lui pire que tous les déversements toxiques des Américains. Il sut immédiatement que sa vie serait marquée de manière fatale, indélébile, que jamais la cicatrice n’allait se refermer. Il vivrait désormais avec du napalm dans le corps.

Que les funérailles de son ami, son frère, soient retardées signifiait qu’il se devait agir. En son nom et au nom du disparu. Signifiait également qu’elles puissent ne jamais avoir lieu. Que l’âme de Cao Cấp (le plus âgé) allait rôder éternellement, souffrante et porteuse de tribulations. Il n’arrivait pas non plus à imaginer un seul instant le chantier sans lui. Voir la bineuse russe creuser des trous, et encore des trous dans lesquels il voudrait plonger. Plus jamais remplir ces fosses songeant à son coéquipier de toujours. Ne jamais enterrer sa présence. Il décida, le lendemain du dimanche fatal, qu’il devait parler à la fille vendeuse de ballons multicolores.


4p) la promenade des bonzes. À l’heure même où ceux-ci marchaient dans le quartier, Tré (le plus jeune) quitta la maison familiale sachant qu’il n’allait plus jamais y remettre les pieds. Son père aura un nouveau sujet de clabauderie sur lequel s’étendre. Il se présenta devant Dep. Elle le reconnut immédiatement. La veille était si proche. Elle le revoyait courir vers la pinède sans trop savoir pourquoi, ce qu’elle comprit par la suite, Khuôn Mặt (le visage ravagé) l’avait bien informée sur la raison de son empressement.

En très peu de mots, le jeune homme à l’allure abrutie, ne la regardant pas directement dans les yeux lui confia :     - Je m’en vais.      Dep savait ce que signifie ces mots. On les lui avait déjà servis. Elle regarda le garçon avec une telle compassion que ce qu’elle lui répondit ne pouvait être exactement ses propres paroles :     -  ''Il faut que tu apprennes à accueillir de chacun ce qu’il y a de meilleur et à ignorer le reste.''      C’est encore une fois dans le creuset des mots de Pearl Buck qu’elle trouva ce qu’elle dit à cet être démoli, marqué pour le reste de ses jours.

Tré (le plus jeune) tourna les talons. Il fuira famille et quartier - aussi bien dire choisir la mort - par la pente menant au lac. Route que tant et tant de fois il a marchée en compagnie des autres xấu xí. Pour ne plus jamais revenir cette fois-ci. En chemin, son cœur et son esprit durent se remémorer mille et un souvenirs, mille et un rires aussi, mais eut-il le courage de dire ce mot devenu synonyme de torture et de supplice? Dep le suivit des yeux quelques instants, le vit entrer dans la pinède malgré l’interdiction formelle. Devant le grand pin, aux pieds du grand pin, il plaça quelques fleurs rouges de bougainvilliers, y mit le feu. La fumée montait vers la branche qui fut le dernier objet que le corps de son ami, son frère frôla. Cette offrande, ces votifs furent pour Tré (le plus jeune) les funérailles que le pendu n’avait pas encore eues.  La souffrance des autres induit la mauvaise habitude de rappeler les nôtres. Dep revoyait, clairement, les brefs instants au cours desquels le groupe des six s'était arrêté devant son kiosque le samedi précédent; revoyait chacun des visages, soucieuse de retenir des expressions typiques chez chacun dans l’inquiétude qui vaguement l’enveloppait. Elle ne pouvait se rappeler du plus jeune sans doute soustrait à son regard par l’omniprésence de son futur agresseur.

Marqué au fer rouge… le plus jeune ayant quitté le quartier, des commérages se répandirent annonçant qu’il vadrouillait dans Hanoï, vendant des bidules ici et là. Lorsque Tùm (le trapu) informa Daniel Bloch de ce que certains appelaient une fugue en raison de son âge, l’étranger au sac de cuir lui demanda s’il allait à l’école.  -   Non. Tré (le plus jeune) l’a quittée il y a de ça très longtemps. En même temps que Cao Cấp (le plus âgé).     

            L’étranger au sac de cuir, dès ce moment, prit une importante décision. Bien informé par Tùm (le trapu) qui s’ouvrait à lui sur tout ce qui se passait dans le quartier, chez les xấu xí, Daniel Bloch comprit que ce groupe lui en apprendrait beaucoup plus qu’il ne l’imaginait au départ. Tout comme la jeune fille à qui il avait demandé une information. Il ne partira pas maintenant.




À suivre





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