mercredi 25 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*20)

Chapitre 19
Comment se faire ami d'un policier!



Encore recroquevillé, Éric ouvrit un oeil. Il avait réussi à se trouver un endroit protégé du vent et de la puie qui s'était changée en neige, dormant tout près d'une sortie d'air du métro, d'où une forte vague de chaleur émergeait. Il balaya l'entourage obscur d'un regard perdu. Il se leva, s'étira et se mit à grelotter. Le vent devenu plus calme était légèrement frais mais il ne pleuvait plus.

Éric prit la rue et se dirigea vers le Tourist Room 99 ne sachant trop pourquoi. De Toronto, il ne connaissait que cet endroit, si on oublie le York où il ne souhaitait plus remettre les pieds.

Les restaurants ouvraient et au loin, sonnaient les cloches des églises. Le dimanche matin à Toronto ressemblait-il à Montréal? Il n'en avait aucune idée, tout comme il ne savait absolument pas quoi faire. Au fond de lui, il souhaitait retrouver Patrice. Où le rejoindre? Ne fallait-il pas se fier au hasard?

L'idée lui vint de retrouver la camionnette que Steve avait sûrement stationnée tout près du Tourist Room. Peut-être y trouverait-il un indice? Mais il avait surtout faim et ses dernières cigarettes, il les avait fumées avant de s'endormir. Pas un sou en poche, la vie était belle!

Arrivé au Tourist Room, il jeta un coup d'oeil vers la fenêtre de la chambre louée par Steve et ne remarqua rien de spécial. Il ne pouvait se fier sur son «nouvel» ancien protecteur pour le laisser tranquille. Il imaginait le Dodge tapi dans la chambre prêt à lui sauter dessus dès qu'il s'y présenterait.

Entrant à pas feutrés, Éric reconnut la même dame derrière le comptoir de la réception.

- Monsieur entre tôt, observa-t-elle avec un sourire narquois.
- Nous nous sommes perdus. Est-ce que mon copain est revenu?
- Aucune nouvelle
- C'est lui qui a la clef de la chambre.
- Monte, je vais t'ouvrir.

Elle sortit de son isoloir avec le sourire complice qu'elle affichait toujours en le regardant. Ils furent au quatriènme en quelques instants. La dame avait une certaine difficulté à grimper les marches.

- Voilà, mon jeune, mais je ne peux pas te la laisser. Lorsque ton copain reviendra, il n'y aura plus de problème.
- Croyez-vous qu'on puisse manger ici?
- Jeune homme, ce n'est pas un hôtel, c'est un tourist room.Pas de déjeuner mais tu peux aller à côté, il y a un petit restaurant pas cher.
- C'est que...
- C'est que ton copain a l'argent sur lui et que tu es fauché.
- Voilà.
- Tiens, je te prête dix dollars qu'il me remettra à son retour.
- Merci, madame.
- Je n'aime pas me mêler des affaires des autres, mais je me demande bien ce que tu es venu faire à Toronto. C'est une fin de semaine de hockey mais on dirait que ce n'est pas cela qui t'intéresse.
- Une affaire de famille.

Éric avait cette grande faculté de mentir sans que rien n'y paraisse. La dame semblait de la même facture. Elle en voyait passer des gens dans son établissement qui racontaient des histoires qu'elle ne croyait pas.

- Famille?

Le garçon avait hâte qu'elle décroche pour aller manger. Il n'aimait pas discourir sur ce qui lui arrivait et préférait être seul. De toute façon, il ne souhaitait pas demeurer trop longtemps dans une chambre que Steve pouvait investir d'une minute à l'autre. De sorte qu'il poussa une espèce de soupir qui fit comprendre à la dame qu'il ne voulait plus en parler et qu'elle pouvait prendre congé.

- Très bien, mon jeune. Fais attention à toi. À ton âge ce n'est pas toujours commode de rester dans des endroits comme celui-ci. Tu sais, je connais bien mon milieu. Tu ne me sembles pas un mauvais garçon dans le fond. Si t'as besoin de quelque chose, je suis en bas.

Et finalement, elle sortit, son petit sourire avait maintenant gagné ses yeux. Il fit le tour de la chambre, rien. Quelques instants plus tard, il repassait devant elle, la salua avant de se diriger vers le restaurant qu'elle lui avait suggéré. Il savait que plus jamais il ne remettrait les pieds dans cet endroit.

Au moment où il sortait, il croisa la jeune fille de son âge que Steve et lui avaient rencontrée la veille. Elle était accompagnée d'un monsieur qui pouvait être son grand-père mais pas le même que la veille.

À L'HÔTEL SHÔWA

Alex, frais et dispos comme jamais, assis à une table près d'une fenêtre de la salle à manger attendait Patrice tout en parcourant le journal. À Toronto, on publiait un seul journal en langue française et c'était le dimanche. Il l'avait trouvé à la réception.

Ce matin, le personnel de l'hôtel était entièrement renouvelé: des étudiants en emploi de fin de semaine. Celui, au comptoir de la réception, faisait de la comptabilité alors qu'une jeune fille de type oriental se chargeait du service aux tables. Rien à voir avec la danseuse. Elle paraissait timide et pas douée pour ce genre de travail.

- Du café? demanda-t-elle avec un très fort accent français.
- Avec plaisir.
- C'est affreux ce qui s'est passé, n'est-ce-pas? continua-t-elle après avoir rapidement fixé le journal qu'Alex tenait à la main.
- Vous voulez parler de la défaite des Maple Leafs de Toronto. Vancouver est vraiment trop fort pour eux...
- Non, je parle du jeune homme que l'on a retrouvé pendu près de la rue Yonge.

Alex n'avait pas remarqué cette nouvelle. Il y jeta un coup d'oeil alors que Patrice entrait dans la salle à manger.

- Monsieur est avec vous?
- Oui, répondit Alex tout en lisant.
- Je lui sers un café?
- Ce sera un thé, rétorqua Patrice, d'humeur éclatante.

La jeune serveuse quitta la table pour revenir quelques instants après avec le thé que Patrice venait de commander.

- Il y a souvent des événements de ce genre à Toronto, dit-elle. Les jeunes ont si peu de travail et d'avenir que c'est à croire que c'est leur seule solution.

Elle parlait vite et trébuchait sous son lourd accent.

Patrice qui n'avait pas participé à la conversation, demanda à Alex le résultat du match d'hier. Comme réponse, il lui refila le journal à la page du jeune pendu. Patrice resta stupéfait.

- Qu'est-ce qui se passe?
- C'est Steve. Je reconnais ses chaînes.

Alex pouvait lire une profonde stupeur sur le visage de Patrice. Il raccrocha cette histoire à celle qu'il lui avait racontée lors de son arrivée à Toronto. Il semblait bien, en effet, que le petit côté voyage tranquille en Ontario prenait des allures un peu plus dramatiques.

- Il faut se rendre à la police, ça devient hors contrôle. Et avec ce qui doit se produire demain, c'est trop important pour mon petit plan.
- Ce monde-là tue pour écarter ce qui nuit à leur passage, continua Alex assommé par ce qui arrivait.
- Éric ne doit pas être tellement loin. S'il n'était pas avec Steve c'est qu'il est tout seul dans les rues, qu'il cherche un moyen de s'éloigner de l'affaire.
- T'en fais pas, c'est un petit rusé d'après ce que tu m'as dit.
- Mais il a tout un adversaire maintenant, dit Patrice inquiet.


Une fois le déjeuner terminé, les deux amis montèrent dans la Shelby pour se diriger au poste de police indiqué par la jeune serveuse, sur la rue Front West. Ils rencontrèrent le sergent de faction qui les mit tout de suite en contact avec le détective-inspecteur Ducarm, en charge des morts suspectes.

- Votre histoire me paraît énorme mais on ne peut pas prednre de chance. Seriez-vous prêt à votre rendre à la morgue afin d'identifier ce fameux Steve comme vous le prétendez?
- Si c'est nécessaire.
- Il me semble qu'après cela on pourrait mieux envisager la suite.
- Croyez-vous pouvoir faire quelque chose pour mon fugueur?
- Tanguay, Éric.
- Exact.

Pendant que Patrice discutait avec le détective Ducarm, Alex se promenait dans le bureau, examinant les cartes de la ville mais s'intéressait surtout à un petit modèle réduit de voiture ornant la bibliothèque du policier. Il ne cessait de l'inspecter et le prit dans ses mains. C'était un vieux modèle Ford Mustang des années 1960.

- J'ai bien connu monsieur Shelby, coupa le détective voyant qu'Alex s'intéressait à la voiture miniaturisée. C'est lui qui l'a fabriquée, tout juste avant de passer chez Chrysler.
- Vous le connaissiez?
- Il était maniaque des modèles miniatures. Tous ses plans, il les a d'abord fabriqués en modèles réduits. Celui-ci lui appartenait. Un jour il me l'a offert après que j'eus réussi à retrouver une personne très chère qu'il avait perdue de vue et qui habitait ici, à Toronto. Ça été comme de retrouver une aiguille dans une botte de foin.
- Incroyable! dit Alex manipulant la voiture comme s'il s'agissait d'un inestimable trésor.

L'inspecteur s'était levé, avait allumé sa pipe qu'il gardait dans la poche gauche de son veston gris et se mit à discuter, à raconter des tas de choses sur les voitures. Cela passionnait Alex. Tous les deux en oubliaient Patrice qui jetait un regard soucieux par la grande fenêtre donnant sur l''Hôtel de Ville.

- Je suis d'accord, allons-y. Ça me fera plaisir de monter dans une bonne vieille Shelby. Elle est de quelle année déjà?
- 1984, jubila Alex.
- Toute jeune encore.
- Oui, mais elle a toujours ses pièces d'origine.

Patrice se sentait de trop mais les suivit comme quelqu'un qu'on aurait oublié. Ils montèrent dans la Shelby. L'inspecteur Ducarm, assis devant, passait des commentaires tout en guidant Alex vers la morgue de Toronto. Ils y furent en dix minutes.

- Par ici, monsieur l'inspecteur. Je vais vous mettre en contact avec le médecin-légiste qui a pratiqué l'autopsie très tôt ce matin. Il en a reçu l'autorisation de...
- Ça va, ça va.
- Voilà, c'est au bout du couloir.

Patrice n'appréciait pas l'atmosphère sinistre de la morgue alors que de son côté, Alex semblait s'être fait un ami du détective-inspecteur. La seule chose qu'il ne faisait pas, c'était de rire en lui donnant de grandes claques dans le dos.

Ils rencontrèrent le médecin-légiste qui leur débita le contenu du rapport d'autopsie démontrant que le jeune homme fut d'abord étranglé avant qu'on lui passa cette corde au cou.

- Strangulation rapide: le criminel nous semble posséder des mains hors du commun. Une seule pression rapide a occasionné la mort instantanée.
- Rien d'autre?
- Ça remonte à hier soir, entre dix-neuf et vingt heures. Nous avons retrouvé un trousseau de clés dans les poches de la victime de même qu'une autre appartenant à un tourist room connu de la moralité.

Patrice dit à l'inspecteur qu'il reconnaissait là son trousseau. Celui-ci le récupéra, l'examina et le lui remit sans autre forme de procès.

- Votre histoire prend de plus en plus de crédibilité. Nous allons faire un petit tour du côté de cet endroit. Il s'agit du Tourist Room 99. Ce n'est pas un endroit idéal pour une fin de semaine dans la Ville-Reine.
- On vous accompagne? demanda Alex.
- En Shelby!


Alex, de plus en plus passionné par ce tourbillon de mouvements, sentait que toutes les heures passées à remonter sa voiture (dont se moquait Patrice) n'avaient pas été inutiles.

- Il faut absolument retrouver Éric avant qu'il ne lui arrive la mêmne chose, se disait Patrice, scrutant les rues empruntées par la Shelby.

Pendant ce temps, l'inspecteur Ducarm communiquait avec le poste de police pour annuler ses rendez-vous et convoquer l'état-major de la police torontoise pour la fin de l'après-midi.

- Pouvez-vous, monsieur Lanctôt, me donner les coordonnées de votre centre d'accueil à Montréal?

L'inspecteur les refila à la centrale, exigeant qu'on en vérifia l'exactitude.

- C'est à droite au bout de la rue, dit l'inspecteur suggérant à Alex de ne pas stationner devant la maison.

Le détective descendit et ordonna à Alex de ne pas bouger. Celui-ci se surprit à répondre :« Oui, capitaine.» Quant à Patrice, il lui fut suggéré de faire le tour du quartier pour voir si jamais il ne retrouverait pas sa camionnette qui ne devait sûrement pas être très loin.

Une demi-heure passa avant que l'inspecteur ne revienne. Il reprit place auprès du chauffeur. S'inquiétant du fait que Patrice ne fut pas encore de retour, il proposa d'aller prendre un café au restaurant d'à côté.

Patrice avait ce vague pressentiment qu'il trouverait quelque chose. Il quadrillait le quartier de façon systématique, reconnaissant à chaque fois qu'il repassait soit une porte d'entrée ou une voiture garée. Il se serait cru sur la rue Hochelaga ou la rue Fullum à Montréal.

Le soleil, lentement, réussissait à se frayer un chemin entre les nuages. La chaleur, sans tout à fait s'installer, promettait une journée printanière meilleure que la veille.

Ça faisait trois fois qu'il reprenait la même ruelle débouchant sur la rue Blair. Il savait que le Tourist Room 99 se situait au coin de Blair et Wanstag. C'est alors qu'il emprunta une espèce de couloir étroit semblant communiquer avec une autre ruelle, celle-ci perpendiculaire à la rue Queen's. Il alla jusqu'au bout et, comme par miracle, arriva face à face avec la camionnette blanche. Il pensa que les deux gars l'avaient laissée ici pour la cacher de la vue des passants et l'utiliser au besoin.

Avec grande précaution, il ouvrit la portière du chauffeur. Rien. Il monta, démarra et se dirigea vers le fond de la ruelle. Deux instants plus tard, il se garait derrière la Shelby et alla rejoindre l'inspecteur discutant avec son chauffeur privé.

- Rien de brisé? demanda l'inspecteur pendant qu'Alex bondit vers la camionnette pour l'inspection mécanique.
- Tout semble en ordre, dit Alex, fier que l'on est enfin retrouvé ce qui lui apparaissait comme le plus important des objets perdus à Toronto.
- J'ai donné le signalement de votre jeune fugueur à toutes les voitures de police du centre-ville. S'il est à pied, il ne pourra pas se promener bien loin. La dame du tourist room l'a vu ce matin, pas très longtemps et il n'est pas revenu depuis.
- Croyez-vous qu'il se promène dans le quartier?
- Je ne suis pas un spécialiste des fugues mais étant donné qu'il n'est pas de la ville, qu'il ne connaît pas Toronto, c'est bien ce que vous m'avez dit que c'était la première fois qu'il y mettait les pieds? qu'il a déjà été vu ici... Enfin... Il ne faut pas oublier qu'il croit toujours que le fameux Dodge est à ses trousses. C'est bizarre que ce bandit porte le même nom que ta voiture, cria l'inspecteur à Alex qui avait la tête sous le capot.

Il ne l'entendit pas et continua son examen.

- Je ne sais pas ce qu'il peut faire, comment il peut réagir. Il n'a pas d'argent. La dame lui a prêté dix dollars, il ne fera pas long feu avec ça,
- Conclusion?
- Il doit chercher à vous retrouver ou tenter de regagner Montréal.
- Me retrouver?
- Vous êtes la seule personne en qui il a confiance, ça m'apparaît clair comme la pluie d'hier.
- Je ne sais pas s'il continuera en apprenant qu'il a la police torontoise après lui?
- Mes policiers sont discrets et savent comment intervenir. De toute façon, il est dans le pétrin jusqu'au cou. Un policier serait mieux pour lui que le Dodge, convenez-en.

Patrice laissa le détective à son cellulaire pour se diriger vers Alex qui se croyait dans son garage de Saint-Camille. Son visage resplendissait de bonheur. Toronto ou le bout du monde, en autant qu'il sentait l'odeur de l'huile, admirait la forme d'un moteur, rien ne pouvait le rendre plus heureux.

- Alex?
- T'es chanceux mon gars, rien de brisé.
- Il faut absolument retrouver Éric avant les policiers.
- Fais confiance à l'inspecteur, c'est tout un bonhomme. Il connaît son travail autant que je connais la Shelby.
- Allons-y.

Patrice informa le policier qu'il retournait à l'hôtel Shôwa pour y stationner la camionnette et que par la suite il les rejoindrait en taxi au poste de police.

- C'est votre spécialité, vous autres Québécois, de camper dans des endroits pas très touristiques! Le Shôwa, ironisa l'inspecteur Ducarm en prenant place dans la Shelby qui démarra en trombe.


- Salut Pat! dit Éric en s'approchant.

Un peu de politique à saveur batracienne... (19)

  Trudeau et Freeland Le CRAPAUD ne pouvait absolument pas laisser passer une telle occasion de crapahuter en pleine politique fédérale cana...