lundi 13 mars 2006

Le cent cinquième saut de crapaud

… la suite …


... quelques jours auparavant…


La famille Lacasse s’était habitué aux « crics cracs » de la chaise berceuse. On s’inquiétait seulement lorsqu’ils cessaient, étant à peu près les seules manifestations de la présence de Joseph. Avec le temps, les enfants de Jeanne et Herménégilde s’étaient fait une raison : ce vieillard se berçait ou dormait dans la chambre froide…

Il n’avait de contact avec aucun d’entre eux et le peu de paroles qu’il pouvait laisser tomber, n’avaient que fort peu de sens, du moins pour des oreilles enfantines. C’était un homme enfoui dans l’ombre de la fenêtre, regard perdu vers la forêt et sursautant seulement lorsqu’un chien aboyait.

La seule activité semblant lui procurer un certain plaisir, du moins absorbait-elle son attention des heures durant, était la lecture de l’Almanach du peuple arrivé début décembre et qu’il étirait toute l’année. Un seul almanach lui convenait, celui de la maison Beauchemin. Il le déposait près de la fenêtre, le reprenait après les siestes imposées ou lorsque la maison était vide d’enfants.

Bien malin celui qui aurait pu dire si Joseph Lacasse savait lire. Ses yeux, gris acier, parcouraient inlassablement les mêmes pages, s’arrêtaient ici et là, repartaient comme à la recherche d’on ne sait quoi immobilisant son regard. Il tenait le livre de ses mains fortes et veineuses, le retournant sens dessus dessous, revenant continuellement là où des images noires et blanches, grisonnées à la fin de l’année, semblaient le regarder, lui parler peut-être !

On ne l’interrogeait pas. On le laissait, sa tasse de thé refroidi posée sur le rebord de la fenêtre, voyager dans un monde dont il devenait, jour après jour et de plus en plus, le seul habitant. Il y avait bien Herménégilde lui offrant de l’accompagner aux champs. Jeanne qui réchauffait son thé. Grand-mère Lacasse, sans un mot, l’enjoignait en lui grattant le coude à venir manger ou retourner à la chambre froide.

Les chiens hurlaient qu’on sentait chez lui passer une avalanche de frissons, écarquiller les yeux.

- Ils sentent la mort, murmurait-il entre ses dents jaunies par le tabac.

Quelques jours avant sa mort, on avait branché la famille Lacasse au téléphone local. C’est à partir du bureau de poste (bureau de la malle, comme on dit ici) et de la standardiste d’office que devint Angèle, la servante du curé Boudreau, que tout transitait. C’est elle qui recevait les appels et les distribuait par la suite. Tout le monde était courant que les conversations de chacun étaient épiées par les autres, mais c’était cela le téléphone. Personne ne s’en formalisait.

Grand-père Joseph, lorsqu’il ne tournait pas les pages de l’almanach dans un chuintement éteint, surveillait l’appareil planté au mur de la cuisine, à deux pas de la porte d’entrée. Intrus irrégulier, les coups inégaux qu’il lâchait comme un hoquet le faisant sursauter, il le surveillait constamment et posait un regard effaré vers Jeanne ou grand-mère qui, elles, reconnaissaient là un instrument formidable pour briser la monotonie de leur isolement.

Si la mémoire des chiffres ne fait pas défaut, les « un grand, un petit et un autre grand » faisant éclater le silence de la maison ou écrasaient le son du bouillonnement de l’eau qui servirait pour le thé, voilà le premier numéro de téléphone de la famille Lacasse.

Joseph Lacasse ne recevra jamais aucun appel. Pas une seule fois, dans les dernières semaines de sa vie, le tintement subit ne lui aura été adressé. Les voisins, proches ou éloignés, pouvaient pénétrer l’intimité de la demeure des Lacasse, prendre des nouvelles, en donner… alors qu’à l’intérieur, sans vraiment s’en rendre compte, un vieil homme aigri, usé n’eut jamais envisagé le faire.

Lors de la visite paroissiale du curé Boudreau qu'il entreprenait à l’automne, moment propice pour exiger la dîme, le chanoine consacrait bien quelques minutes au vieillard mais, au fil des années, il n’était pas dupe de celui-ci. Le voir construire autour de lui une sorte de prison dans laquelle il enfermait une incommunicabilité chaque fois plus rigide, barrait les routes pouvant parvenir à cet homme énigmatique. Le dernier monologue qu’il entretint avec lui, dans un automne froid et pluvieux malgré les prédictions de l’almanach, il s’en ouvrit auprès de Jeanne alors que celle-ci lui avait manifesté sa fatigue que créaient les naissances redondantes.

- Il m’inquiète.
- Vous savez, monsieur le curé, on ne le sent pas malheureux, seulement renfermé.
- Ce n’est pas bon qu’un homme qui fut si actif, tout d’un coup se retrouve dans cet état.
- Grand-mère s’en occupe bien.
- Oui, mais il ne s’occupe pas de lui. Voilà le problème.
- Je ne sais pas si nous sommes en mesure de lui offrir plus que cela.
- Vous devriez quand même essayer de lui donner de petites responsabilités, je ne sais pas quoi au juste, quelque chose qui pourrait le sortir de sa chaise berceuse, de son almanach.
- Vous avez sans doute raison. Même les enfants lui tombent sur les nerfs.
- Je vous reviens là-dessus, acheva le chanoine avant de prendre son chapeau et quitter la maison des Lacasse. Encore cette année, il partira sans avoir pu récolter la dîme.

Grand-père le vit reprendre la route vers le presbytère et posa ses yeux sur le diabolique téléphone.


… à suivre …


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