mardi 30 août 2016

5 (CINQ) (CENT UN) 01


Voici à qui pourrait ressembler la mère de Dep. Elle lui écrit une première lettre au lendemain de son agression.

Nous en sommes au dixième épisode du récit ILS ÉTAIENT SIX...

Vous savez où trouver les précédents.





1i) la première lettre de Dep.  '' C’est difficile de croire que ce sont les mêmes étoiles que je contemplais quand j’étais petite, dans la prairie. Elles me paraissaient fraîches et argentées, infiniment lointaines et éthérées. Ici, elles semblent solides et brûlantes, trop proches. Je rêvais autrefois qu’elles étaient habitées d’êtres transparents, délicats, des fées. Mais ici, on a l’impression qu’elles sont peuplées d’humains – de gens violents, mauvais. Regardez Orion suspendu au haut de la pagode.''     Dep savait que les mots de Pearl Buck, ceux-ci, allaient introduire la lettre qu'elle se préparait à écrire pour sa mère.

''  Mère. Votre fille vous écrit et vous écrira beaucoup au cours des prochains jours. Elle ne vous informera ni du temps qu'il fait à Hanoï ni de cet oncle qui me reçoit dans sa maison. Votre fille puisera sa force à la source que fait couler Pearl Buck pour me rafraîchir, attendant de recevoir vos mots. Mots qu'elle souhaite voir se transformer en un baume sur la plaie, fraîche encore, qui la fait souffrir. D'abord vous dire qu'elle vous aime, que vous lui manquez énormément. Nos soirées, aussi, toutes deux assises sur le balcon de notre maison, lui font défaut. Le silence et la douceur du vent dans les feuilles de nos grands arbres, ses yeux les cherchent ici. Sans les trouver. Tout est si différent comme le dit notre auteure préférée dans le passage d'un de ses livres qui démarre cette première missive. ''

Chacune des phrases écrites par Dep sont relues, corrigées, les imaginant entre les mains de sa mère. Comme elle voudrait la regarder les lire... soupirer aux bons endroits... déposer les feuillets sur ses genoux... retirer ses lunettes embuées depuis trois lignes... puis reprendre exactement là où elle les avait laissées. Sa mère ne saura pas que Dep écrit les mains gantées; les gants de couleur beige reçus au départ du village. 

'' Mère, recevez votre fille dans sa souffrance. Sans qu'elle l'eut voulu et encore moins provoqué, un garçon l'a violée. Sauvagement. L'a brutalisée. L'a laissée nue comme au jour de sa naissance, seule sous un bougainvillier. Elle s'était protégée, buvant quelques gouttes de citronnelle qui l'endormirent sur le champ. Réveillée, votre fille s'est retrouvée ensanglantée telles les fleurs rouges de l'arbre qui légèrement la couvrait. Péniblement, après un arrêt au puits de la place, elle est rentrée chez son oncle. Il dormait. Elle s'est prosternée devant l'autel des ancêtres. De toute la nuit, celle qui vient de s'achever, elle n'a point dormi. ''


2i) la première lettre de Dep. La jeune fille qui vend des ballons multicolores remettra la correspondance à son amie couturière. Postée demain, lundi, il lui faudra moins d'une semaine pour parvenir à sa mère. Elle attendra au moins dix jours avant de recevoir une réponse. Dep est certaine que sa mère lui répondra; qu'elle aura même envisagé venir directement la rejoindre. Mais elle ne peut pas. Quitter le village signifiera un mauvais augure inquiétant tout le monde. L'échange se fera par facteurs interposés.

Dep place une mèche de ses cheveux dans l'enveloppe. Sa mère verra, dans ce gage, la preuve que tout ce qui s'y trouve ne camoufle rien. N'en dira rien à son mari. Elle ne souhaite pas être blâmée pour son insistance à voir leur fille quitter le village. Il avait admonesté son épouse lors des nombreuses conversations qu'ils eurent quant à l'avenir de Dep. Pour lui, vivre ailleurs qu'au village ancestral était une trahison. Ça n'entrait pas dans sa tête. Ne ressemblait en rien aux traditions qui l'ont toujours guidé dans ses décisions. Il envisageait plutôt sa fille prendre mari puis la charge du commerce de grenouilles que de peine et de misère il tente de maintenir à flot.

La jeune vendeuse de ballons multicolores, une fois les avoir accrochés, écrit sa lettre, se dit qu'elle allait lire. Mais la douleur au ventre se faisait, depuis le matin, de plus en plus intense. Elle ne saigne plus, c'est déjà cela de gagner, se dit-elle. Se concentrer sur le livre de Pearl Buck lui est impossible. Dans sa tête, trop de mouvement qu'elle en oublie même de répondre aux salutations des commerçants dans les kiosques adjacents au sien. Elle se rappelle que la nuit dernière, on l'a vue revenir dont on ne sait trop où, seule et bizarrement préoccupée.

La rumeur en pays vietnamien voyage à la vitesse de la lumière. En peu de temps, devenue vérité, elle saute d'une personne à une autre, se modifiant au fur et à mesure. Dep le sait. Elle ignore l'étendue de celle qui la touche personnellement. En saura davantage par l'amie couturière qui a l'habitude de lui apporter un bol de phở à l'heure du lunch et les derniers potinages. Ne reste qu'à attendre. Il est 7 heures déjà. Le brouillard tombe, la chaleur doucement s'installe.

3i) la première lettre de Dep. Elle a achevé la missive. La boucle de cheveux noirs déposée dans l'enveloppe adressée. Préparé les sous pour les timbres. Toutefois, son coeur n'est pas apaisé. Il lui semble que certaines paroles manquent afin de  bien la conclure. Dep connaît sa mère. Elle la sait forte, ouverte et profondément attachée aux préceptes du Bouddha. Aucune journée ne passe sans qu'elle ne se rende à la pagode. Au jour de la livraison de la lettre, la première depuis que sa fille l'a quittée, elle entendra le gong espérant qu'il puisse adoucir sa peine. Dep cherche dans sa mémoire une parole de Pearl Buck qui puisse bien exprimer son état d'âme. 

Elle a trouvé: '' Les souffrances supportables sont celles que la vie peut couvrir et guérir. Les autres sont celles qui modifient la vie. Les tristesses qui se traduisent par la mort sont supportables, les autres sont inconsolables parce qu´elles changent le cours de l'existence. On peut les comparer à une pierre lancée dans une rivière: l'eau continue à couler mais en la contournant et elle doit s'en accommoder, car elle ne peut retirer la pierre. ''

Mille et une réflexions jaillissent. Son cerveau récapitule tout ce que sa mère lui a enseigné. Jamais rien qui puisse ressembler à de la fausse morale. Ni réprimandes, ni exhortations. Des avis, des conseils, oui. Toujours, il apparaissait essentiel à cette femme qui aima fréquenter l'école, y réussissait bien, d'imprimer dans le coeur et l'âme de sa fille une idée maîtresse: le combat entre la tradition et la modernité est éternel. Parsemé, ce combat, de victoires surprenantes et d'humiliantes défaites. Il empruntera différents visages, se maquillera à la mode du temps, usera d'artifices complexes et fallacieux mais, toujours, restera le même.

Le rappelait encore à quelques heures du départ de sa fille pour Nha Trang, insistant sur le fait qu'elle allait devoir, maintenant et toujours, se rappeler son statut de femme. Une femme qui devra s'assumer pour devenir qui elle souhaite être. Elle sera confrontée à plusieurs idées contraires. On voudra toujours que ce qui a été soit ce qui doit être. Ne rien changer. Ne pas bouger des préceptes d'une société qui a peur du changement. Être femme n'a rien de facile, exigeant quotidiennement ce que certains appellent des sacrifices, d'autres des efforts de lucidité.

4i) la première lettre de Dep.      - Y a-t-il un café tout près d'ici?      La question ramène Dep à la réalité de ce dimanche. Elle n'a ni entendu arriver, ni remarqué qu'un ''étranger'' vient de s'arrêter devant son kiosque. Grand, presque élégant, il porte un sac en cuir à l'épaule. Attendant une réponse, sans doute se dit-il que cette belle jeune fille, celle qui pose un livre sous le petit tabouret, ne parle que vietnamien. Sa question flotte dans l'air. Pour mieux se faire comprendre, il esquisse le geste de porter une tasse à sa bouche. Il lui sourit. 

Elle lui répond en indiquant de la main que ce qu'il cherche peut se trouver un peu plus loin, au bout de cette rue toute en gravier fin, près du carrefour. Il la remercie d'un ample mouvement des bras tout en baissant la tête. Elle remarque que cet homme d'âge mûr porte une petite calotte reposant sur l'arrière de sa tête. Sans doute s'est-il perdu, se dit-elle. Il y a de la résignation dans le visage de la femme vietnamienne, se dit-il.

L'étranger reprend sa route d'un pas lent. Dep retourne à ses introspections. Elle avait prudemment déposé livre et lettre sous le tabouret. Pourquoi, alors que remuent en elle tous les dires de sa mère sur l'influence qui peut survenir lorsque l'on se met en contact avec l'inconnu, le différent et parfois l'inaccessible, pourquoi cet étranger se présente-t-il à elle tout d'un coup? Les Vietnamiens d'un certain âge ont ce vieux réflexe de dire: ce qui est différent, crache dessus, tu verras bien... Si ça ne disparaît pas, lance une pierre.

En plus d'être superstitieux, parfois à outrance, ils tentent également de découvrir un sens aux événements de la vie lorsque des signes leur apparaissent. Dep n'y croit pas mais l'irruption de cet étranger, juste au moment où elle songeait aux enseignements de sa mère, en ce dimanche... lui plait.




À suivre

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