vendredi 1 avril 2022

Chapitre - 1C -

                                      1C


    À Saïgon, une seule journée dans la semaine ne ressemble en rien aux autres, c’est le dimanche, du fait qu’une forte majorité des gens ne travaillent pas. Les bureaux des compagnies, autant les petites que les plus importantes, ferment leurs portes. Sans se tromper, le week-end vietnamien se résume en cette seule et unique journée. Ce qui ne signifie pas que la ville s’immobilise, ça grouille différemment.

Tous les autres matins, alors que la chanson dit “Paris s’éveille”, Saïgon s’affaire de très bonne heure. Les marchés, chargés à plein durant la nuit, accueillent une clientèle qui rapidement s’amoncelle ; les rues regorgent de centaines de milliers de motocyclettes emmenant les gens au travail, créant des bouchons à n’en plus finir ; les bus, pleins à craquer, peinent à se faufiler dans cet enchevêtrement de véhicules ; à chaque coin de rues, des vendeurs offrent le petit-déjeuner déjà emballé et prêt à être emporté ou encore, servent le ph (soupe vietnamienne) aux clients inconfortablement installés sur de petites chaises plastique, accoudés à des tables éparpillées sur le trottoir.

La rue et le trottoir sont des atavofigures légendaires du Vietnam, puisqu’une grande partie de la vie y fourmille. On a beau peindre une ligne de démarcation entre ce qui est du domaine public et celui du domaine privé, rien n’y fait, les rues et les trottoirs sont investis par les habitants de la ville comme s’ils faisaient partie d’eux-mêmes. Peu de gens se formalisent du fait que les motocyclettes, évitant de demeurer immobilisées dans la rue, empruntent le trottoir pour se sortir du bourbier quotidien. Un coup de klaxon et on poursuit sa route sans que personne n’y voie là un crime de lèse-majesté ou un affront au code de la sécurité routière. Existe-t-il vraiment un code ?

Cette habituelle confusion ne désengourdit pas avant 10 heures, sans disparaître lorsque la circulation se dégonfle. Aucunement. Saïgon, c’est l’heure de pointe toute la journée avec des pics observables le matin et vers 18 heures. Le dimanche, on respire un peu mieux, on peut annoncer son arrivée quelque part sans trop risquer de se tromper ; on sera en retard, c’est garanti, mais moins important qu’en semaine.

Daniel Bloch avait avisé la réception de l’hôtel où il loge que le petit-déjeuner, même si on l’inclut dans le tarif quotidien de la chambre, il n’allait pas le prendre sur place, préférant trouver un bistrot offrant un menu européen ou américain. Il dénicha, à deux pas de là, un restaurant qui présentait une carte pour le moins hétéroclite, mais offrait son café robusta et des croissants tout à fait convenables. Comme c’était à l’extérieur, la présence de Fany ne posait pas problème. À son grand bol d’eau, on ajoutait du jambon ou du boeuf dont elle se régalait avant de confortablement s’installer à sa place de prédilection, sous la table, aux pieds de son maître.

Parmi les rues qu’affectionnent les touristes séjournant à Saïgon, cette ruelle qui s’étire de Bùi Viên à Phm Ngũ Lão, là l’hôtel de Daniel Bloch se situe, est classée parmi les incontournables. Elles sont légion ces petits bouts de rue comme celle-ci, étroites au point que deux motocyclettes réussiront à se croiser à la condition expresse que l’une d’elles cède le passage. Les maisons fichées les unes aux autres font trois ou quatre étages : de petits hôtels, des boutiques de marchands de babioles, des restaurants, des cafés et des bars. Dans toute la ville, dénombrer les buvettes, les estaminets ou les bistrots s’avère une tâche impossible tellement ils pullulent, alignés de chaque côté des rues. C’est à se demander comment on fait pour survivre en affaires.

L’emplacement qu’il choisit pour prendre son petit-déjeuner devint son quartier général. Toute sa vie, il adopta la même pratique : chercher un endroit pour prendre soit le café ou les repas, s’il convenait, l’adopter, devenant un inconditionnel habitué. Cà phê Sara serait sa place à Saïgon, mais c’était avant sa rencontre avec Bao. Il allait donc partager son temps entre deux emplacements.

Il n’avait pas encore achevé son café que sonna son portable. C’était elle.

- Vous avez des projets en ce dimanche ?

- Rien de précis sauf que je pensais rendre visite à ce marché de la rue Tran Long, dans le quartier Binh Thanh. On peut y faire de superbes découvertes.

- Vous êtes amateur d’antiquités ?

- Pas spécialement, sauf qu’en plus de la brocante, on peut apprécier des objets de grande valeur appartenant à des collections privées. Pure curiosité.

Il se fit un long silence coupé par la professeure.

- J’ai rendez-vous cet après-midi avec mon étudiante afin de préparer la prochaine visite chez sa grand-mère. Si vous souhaitez nous y rejoindre à la suite de votre escapade, nous serons au café, le même qu’hier, autour de 16 heures.

- Je vous y rejoindrai sans faute. À plus tard.

Il fit quelques pas à peine, entra dans le lobby de l’hôtel et s’adressa à l’employée assise derrière le comptoir, bien accrochée à son portable.

- Pardon de vous déranger. Croyez-vous qu’il y ait un risque important de pluie cet après-midi ?

- Monsieur Bloch, vous n’avez qu’à examiner le ciel vers l’est, si les nuages sont gris et bas, c’est signe de pluie. Il est toutefois difficile de savoir si ça risque d’être fort ou non.

- Je souhaite me rendre dans Binh Thanh, dans la cour de ce café où se tient la brocante dominicale.

- Votre chien vous accompagnera ?

- Cela pose problème ?

- Cet endroit est très couru, il y a foule et je me demande si votre compagne réussira à se frayer un chemin sans risquer un quelconque accident, être brûlée par une cigarette d’un fumeur, par exemple.

- Merci de m’informer.

Il décida de ne pas s’y rendre, préférant demeurer confortablement installé sur le toit de l’hôtel pour lire, attendre une possible pluie et patienter jusque vers 16 heures. Il tapa prestement un SMS à Bao pour l’aviser de son planning. Elle lui répondit aussi vite : “À plus tard.”

 

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Les mois passés dans le Nord du Vietnam, principalement à Hanoi, Daniel Bloch les résumerait ainsi : “j’ai découvert une culture aux mille facettes, des gens affables, des paysages ahurissants, un sens de la vie à nul autre pareil, mais principalement un port d’attache.”

Lors d’un séjour à Sapa où il s’arrêta une semaine, interrogeant cette fuite qui le menait à travers le monde, il établit un bilan des années qui firent de lui un spectateur engourdi face aux événements qui changèrent notre monde depuis 1968, le complexifiant, transformant nos façons de penser. Lui, dont la profession l’amène à saisir l’étendue du langage par ses nombreux et variés canaux que sont les langues, n’ayant de cesse de répéter que la parole première s’inscrit dans notre génome, que se l’approprier nécessite une totale immersion dans le milieu que le hasard a choisi pour qu’on s’imprègne de sa culture, celle qui nous modèlera, se demandait ce qu’il pouvait bien en être si l’on modifait le cours de sa vie ?  

Ses articles, davantage prisés que ses cours, furent abandonnés par les étudiants en raison de leur aridité, aussi du fait que l’enseignant se permettait des digressions dont ils avaient de la difficulté à suivre la trajectoire. Cette habitude, celle d’apostropher les étudiants, les incitant à intégrer les notions théoriques proposées dans leur vie personnelle afin de vérifier si elles ouvraient sur d’autres, l’avait-elle fait sienne ? Ce sera le Vietnam qui permit cette introspection.

Il l’écrivait à son ami Todorov ;  “... sans être parvenu à circonscrire complètement les pourtours de ma recherche personnelle, individuelle, je crois qu’une piste intéressante m’invite à la suivre. Elle s’alimente des couleurs et des odeurs de ces montagnes qui jouxtent la Chine. Ne te moque pas à la lecture de ces quelques mots, mais il aura suffi de la présence d’un animal à mes côtés, moi, jadis effrayé au contact de la race canine, pour réaliser que c’est dans le silence, dans la marche d’un homme et d’un animal, que germe la coda d’un long récit.”

L’après-midi coula... sans pluie.

 

L’odeur nauséabonde des tranchées

 ne pourra jamais nous lâcher

quoi qu’il puisse advenir

de nous, de notre passé, de nos souvenirs...

Notre mémoire garnie

 

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