Benjamin tournait en rond dans la maison, s’arrêtait un bref instant devant la baie vitrée donnant sur le boisé où l’automne épluchait maladroitement les feuilles des arbres, puis reprenait son circuit bizarrement sans bouquin entre les mains.
Daniel se répétait tous les jours qu’il pouvait associer les livres de son fils à un gri-gri, un fétiche auquel il peinait à se séparer. Contrairement à son épouse, il n’a aucun intérêt pour les livres, d’ailleurs son parcours scolaire fut abrégé en raison de ses difficultés en lecture. C’est madame Saint-Gelais, nouvelle directrice de l’école primaire des Saints-Innocents, ayant convoqué ses parents leur conseilla très fortement de retirer leur fils de l’école et l’employer comme aide sur l’exploitation agricole. Daniel, 14 ans, reprenait sa septième année pour une troisième fois. Peu surpris par cette recommandation ils l’intégrèrent immédiatement aux travaux de la ferme.
Rapidement le garçon constata que vivre à la manière de ses parents n’était pas dans ses plans, retourner à l’école, pas une option non plus - les écoles de métiers comme on les appelait à l’époque étaient situées dans les grandes villes - ne lui restait donc qu’à accepter ce qu’il percevait comme un châtiment. La vie au grand air, la chasse et la pêche, ça lui allait, mais il étouffait dans l’atmosphère de ce village où les habitants ne regardaient jamais plus loin que le bout de leurs pieds et dans le rétroviseur du passé.
Jeune adolescent, il cessa de se rendre aux offices religieux, fumait comme une cheminée et dérobait les flacons de Beefeater que cachait son père dans une armoire de la grange. On lui reprochait sa nonchalance, son peu d’intérêt pour ce qui deviendrait son héritage, son manque d’ambition, ce à quoi il répondait que l’élevage des vaches sur une ferme laitière ne l’intéressait pas du tout, qu’un jour, bientôt peut-être, il allait se diriger vers autre chose. On se moquait de lui, même s’il rétorquait que dans le BULLETIN DES AGRICULTEURS on parlait d’innovations, de nouvelles tendances, sur quoi sa mère le raillait en disant «comment tu peux savoir ça, tu ne sais pas lire, crétin!».
C’est à partir de ce moment-là, celui qu’on appelle la «crise aiguë de l’adolescence» que tout éclata : il accumulait les idées noires, parfois suicidaires, ses rêves s’emplissaient de morts, souvent très violentes ; il envisagea même de trucider des vaches, d’étouffer des veaux, de crever les yeux des bœufs, tout ce qui pourrait décimer le troupeau et fragiliser l’équilibre précaire régnant à la maison. De telles idées prirent une tournure différente lorsqu’un jour ses parents, c’était après le souper, un soir d’hiver, s’indignaient de la mort barbare de quatre de leurs neveux et nièces tués à coup de hache par leur père qui venait de décapiter leur mère. «Je m’en doutais, dit froidement monsieur Cloutier, ton frère n’a jamais été bien dans sa tête.» Sa femme, modèle de ferveur catholique, pieuse et à l’esprit fermé, hésitait entre se ranger derrière les propos de son mari et pardonner l’atrocité des gestes posés par son jeune frère dont la télévision, mais principalement les journaux montaient en épingle. Un titre résuma bien l’état d’esprit dans lequel la population de la province se trouvait : Un tel carnage n’arrive que dans les grandes villes.
Ce n’est pas ainsi que Daniel analysa les événements, il s'évertuait plutôt à découvrir le motif derrière cette boucherie, que s’était-il passé dans la tête de l’oncle pour en arriver à abattre tous les membres de sa famille. Il s’inventait des scénarios aussi macabres les uns que les autres dans lesquels il n’était plus acteur mais plutôt comme un curieux observateur. «… dans les grandes villes.» oui, mais cela pourrait-il se produire dans son village ? Comment réagirait-on ? Chercherait-on à cacher un si sombre épisode ? D’ailleurs, est-ce que cela s’est déjà produit à Saints-Innocents ? Questions que Daniel posa à ses parents, ce soir d’hiver, après souper, une fois qu’ils eurent fini de discuter devant lui de cette scabreuse affaire. Les deux le fixant des yeux y cherchaient une intention précise. Que veux-tu dire, demanda son père. On a dit que cela n’arrivait que dans les grandes villes, alors je me demande si c’est la vérité, est-ce qu’en campagne, dans un village comme le nôtre, une telle affaire est déjà arrivée, poursuivit Daniel avec acharnement ayant la vague impression de toucher une construction fragile. Pas à ma connaissance répondit la mère cherchant un appui visuel auprès de son mari. En tout cas… si c’est arrivé, je n’étais pas au monde ou trop jeune encore pour comprendre ces affaires d’adultes, acheva le père qui récupéra sa casquette et sortit à l’extérieur. De cette histoire qui demeure encore vivante dans son esprit, l’adolescent retint que parler de la mort ça ouvrait l’esprit mais fermait la bouche.
Ce n’est pas ainsi que Daniel analysa les événements, il s'évertuait plutôt à découvrir le motif derrière cette boucherie, que s’était-il passé dans la tête de l’oncle pour en arriver à abattre tous les membres de sa famille. Il s’inventait des scénarios aussi macabres les uns que les autres dans lesquels il n’était plus acteur mais plutôt comme un curieux observateur. «… dans les grandes villes.» oui, mais cela pourrait-il se produire dans son village ? Comment réagirait-on ? Chercherait-on à cacher un si sombre épisode ? D’ailleurs, est-ce que cela s’est déjà produit à Saints-Innocents ? Questions que Daniel posa à ses parents, ce soir d’hiver, après souper, une fois qu’ils eurent fini de discuter devant lui de cette scabreuse affaire. Les deux le fixant des yeux y cherchaient une intention précise. Que veux-tu dire, demanda son père. On a dit que cela n’arrivait que dans les grandes villes, alors je me demande si c’est la vérité, est-ce qu’en campagne, dans un village comme le nôtre, une telle affaire est déjà arrivée, poursuivit Daniel avec acharnement ayant la vague impression de toucher une construction fragile. Pas à ma connaissance répondit la mère cherchant un appui visuel auprès de son mari. En tout cas… si c’est arrivé, je n’étais pas au monde ou trop jeune encore pour comprendre ces affaires d’adultes, acheva le père qui récupéra sa casquette et sortit à l’extérieur. De cette histoire qui demeure encore vivante dans son esprit, l’adolescent retint que parler de la mort ça ouvrait l’esprit mais fermait la bouche.
Benjamin tournait toujours en rond, commençant à énerver ses parents par ce comportement inhabituel. Jésabelle l’interpella assez durement pour qu’il s’immobilise au milieu de la cuisine, y a-t-il quelque chose qui ne va pas, à te voir faire des cercles tu m’étourdis.
- Quand les feuilles tombent comme aujourd’hui, la nuit se remplit de rêves, on dirait que mes poètes sont plus tristes, qu’ils ne disent que des choses tristes.
- Et toi Benjamin tu es triste ?
Le garçon plissa les yeux, se dirigea vers Walden qui sommeillait sur le pas de la porte. Il s’assied tout à côté, lui passant la main sur la tête. Non, je ne suis pas triste. Est-ce que je dois lire les tristesses des poètes quand le temps lui aussi est triste ?
- De qui parles-tu précisément ? Peux-tu nous donner un exemple ? Laissant sa mère sans réponse et d’un pas décidé il grimpa à l'étage, revint aussitôt de sa chambre le livre des poésies de Nelligan déjà ouvert et s’adressa aussi calmement maintenant qu’il fût agité quelques instants plus tôt. Oui, en voici un tellement triste.
ROSES D’AUTOMNE
Pour ne pas voir choir les roses d’automne,
Cloître ton cœur mort en mon cœur tué.
Vers des soirs souffrants mon deuil s’est rué,
Parallèlement au mois monotone.
Le carmin tardif et joyeux détonne
Sur le bois dolent de roux ponctué…
Pour ne pas voir choir les roses d’automne,
Cloître ton cœur mort en mon cœur tué.
Là-bas, les cyprès ont l’aspect atone :
À leur ombre on est vite habitué,
Sous terre un lit frais s’ouvre situé ;
Nous y dormirons tous deux, ma mignonne,
Pour ne pas voir choir les roses d’automne.
Daniel semblait avoir plaqué un masque sur son visage, masque de surprise et de mélancolie. Lui qui ne lit que LE BULLETIN DES AGRICULTEURS est toujours ébahi face à l’habileté de son fils à lire les poèmes qu’il aime, surtout à les choisir de façon judicieuse, comme s’il y retrouvait réponse à ce dont il ressentait. Et là, maintenant, c’est autour de la tristesse qu’il déambulait. Ébahi aussi par cette continuité, cette persévérance à toujours revenir vers ces poètes qu’il cherchait à mieux connaître par l'entremise de leurs strophes. Le niveau de compréhension, il n’y portait aucun intérêt puisque lui-même à l’écoute de cette petite voix chétive et déterminée, souvent ne comprenait pas tout. Daniel flottait au-dessus des mots alors que Benjamin y nageait si naturellement qu’on perçoit une seconde nature. Jésabelle de son côté ne pouvait qu’admirer ce garçon oui rêveur, oui lunatique, mais tellement sensible. Elle s’inquiétait toutefois que l’on tue le Mozart en lui. L’école allait-elle assécher cet immense besoin des mots, les connus comme les inconnus, leur agencement logique ou désordonné, leur sens parfois éthéré, celui que les poètes dans des élans magnifiques accolaient avec des chaînes d’une si grande beauté ? Parfois elle s’en voulait de l’avoir inscrit à l’école du village au lieu de s’en tenir à ses croyances provenant de Thoreau, mais le choix était fait, elle devait maintenant vivre avec.
- Tellement beau mon fils, je suis fier de toi. Ta mère aussi je le sens.
- Samedi prochain, ça sera la pleine lune d’automne, la lune des chasseurs. Est-ce que je pourrai passer la nuit avec elle, demanda Benjamin serrant contre lui le livre de Nelligan.
Le regard des parents s’étant croisé servit de réponse. Benjamin monta vers sa chambre suivi par Walden en sachant un peu plus sur la tristesse.