dimanche 8 avril 2007

Le cent soixante-deuxième saut de crapaud (*4)

Chapitre 3
Aller-retour à Montréal



Le lendemain matin, en prenant le médaillon, Patrice s'aperçut qu'il pouvait l'ouvrir. À l'intérieur du cadre circulaire, la photo gravée d'une Japonaise. Sans doute sa mère. Il eut beaucoup de diffiulté à y lire le nom, tout étant minuscule: peut-être Yikou Gansou ou Jitsu Yansun, il ne pouvait pas en être certain.

Par la fenêtre, les rayons du soleil levant se jetaient, magnifiques, sur le plancher de sa chambre. Les matins du printemps l'avaient toujours ébloui; ceux qui rognent lentement sur l'hiver, la neige et le froid; ceux qui permettent à l'air pur d'entrer à l'intérieur, de vous taquiner, qui vous rappellent par le chant des oiseaux que la nature est encore aussi puissante.

Muni d'une loupe, il vit pour la première fois la physionomie de cette jeune fille d'à peine vingt ans. Elle était d'une très grande beauté. Ne sourait pas. Portait au cou un ruban vert émeraude sur lequel on percevait des tracés japonais.

Patrice avait une connaissance élémentaire de la langue japonaise écrite (le kana) mais en déduisit que le ruban pouvait bien être celui d'une école ou d'une association quelconque. Étendu sur son lit, le médaillon en main, il ne pouvait cesser de la regarder, de se forger des histoires dont elle était l'héroïne.

Il avait si peu de renseignements qu'il ne pouvait qu'en imaginer. Qui pourrait lui en fournir davantage? Où avait-elle logé lorsqu'elle était à Montréal? Était-elle demeurée longtemps à Toronto? Vancouver? Lui avait-elle écrit une fois revenue au Japon? Était-elle vraiment retournée au Japon?

À vitesse formidable, toutes ces questions surgissaient du médaillon et s'écrasaient dans ses yeux humides. Pourquoi avait-il gardé ces larmes en lui jusqu'à maintenant? De quoi avait-il peur?

Il ne voulait plus penser à tout cela. Il se leva et debout, droit devant sa fenêtre, essaya de quitter sa mère un instant pour songer à Éric.

Il cherchait à suivre le raisonnement du jeune garçon qu'au centre, on appelait le plus délinquant des délinquants. Où était-il parti? Patrice se demanda même si Éric ne chercherait pas à le retrouver. Pourquoi?

Il descendit déjeuner. Mélanie, la plus jeune de la famille, finissait de ranger ses ustensiles.

- Veux-tu que je te fasse un thé, Patrice?
- Je te fais des toasts? répondit-il.
- J'ai fini, mais je peux rester avec toi, si tu le veux?
- D'accord pour le thé, mais tu me le serviras dans ma tasse japonaise.
- Comment ça s'appelle déjà?
- De la porcelaine de Kakiemon.
- C'est joli comme nom.

Patrice regardait Mélanie, celle qui venait de décider que l'école, eh! bien s'en était fini, malgré les volontés de ses parents. On avait même demandé à Patrice de lui parler mais il avait refusé, n'aimant pas entrer dans les affaires des gens de sa famille.

- Ton travail chez McDonald, ça va?
- Ouais.
- Pas plus?
- À seize ans et un secondaire trois pas fini, on n'a pas beaucoup d'ouverture.

Patrice ne souhaitant pas tomber dans le piège de la conversation scolaire, changea de sujet. Ses yeux passaient de sa jolie tasse en porcelaine aux photos de famille avec lesquelles madame Lanctôt décorait sa cuisine. La cuisine, chez les Lanctôt, c'est la pièce la plus importante, la plus grande d'ailleurs. Celle où il faut absolument passer pour se déplacer dans cette maison immense.

Les murs, remplis de photos de noces, de naissances, de premières communions, de confirmations, de vacances rappelaient des événements particuliers et le temps qui passe. Les yeux de Patrice ne réussissaient pas à se détourner de celle où on le voyait bébé dans les bras de madame Lanctôt, mal à l'aise avec ce poupon. Son mari, un homme de grande taille, aux bras musclés et au regard très doux, se trouvait à côté d'elle. Ses yeux regardaient ailleurs, comme à l'extérieur de la photographie.

Était-elle là? Non, sa mère adoptive le lui avait confirmé la veille. Mais il pouvait quand même rêver. Comment le village de Saint-Camille avait-il réagi à l'arrivée de cet enfant un peu spécial: un jeune semi-Japonais, semi-Québécois? À cette époque, la paternité et la maternité étaient des valeurs fondamentales. L'appelait-on l'enfant de l'amour? Cet illégitime pouvait-il être bien reçu dans une famille, un village, une province ultra-catholique?

- Si tu étais en fugue d'un centre d'accueil, à quel endroit irais-tu te réfugier?
- Aucune idée.
- Penses-y en peu?
- Certainement pas là où on pourrait me reprendre tout de suite.
- Irais-tu chez des gens que tu connais?
- Si j'en avais confiance. Pourquoi toutes ces questions?
- Un jeune du centre d'accueil où j'ai fait mon stage, vient de fuguer. Il a tout juste seize ans. C'est un dur de dur.
- Il n'est sûrement pas le premier à fuguer?
- Oui, mais lui, c'est un peu spécial. C'est le dernier à qui j'ai parlé avant de partir.
- Il est certainement dans les rues de Montréal. En avril, c'est moins froid et il va certainement en rencontrer d'autres comme lui.

Patrice buvait son thé dans la petite tasse en porcelaine.

- Sais-tu d'où vient cette tasse, Mélanie?
- Du marché aux puces.
- Non, elle est de trop grande qualité.
- Made in Hong Kong!
- Directement du Japon.

À chaque fois que Patrice prononçait le mot Japon, une espèce de malaise s'installait autour de lui à tel point que l'on changeait de sujet. Il l'avait souvent remarqué et n'insistait pas.

- Je suis en congé aujourd'hui. Alex doit-il venir te voir?
- Tu sais Mélanie qu'il ne s'intéresse pas à toi. Alors ne te fais pas d'idées.
- Il est si gentil.

Les yeux de Mélanie s'envolaient lorsque le prénom d'Alex était cité ou qu'il entrait dans la maison. Malgré son âge, elle faisait tout pour qu'il la remarque mais ses efforts ne semblaient pas porter fruit.

- Je dois étudier, les deux derniers examens qui me restent à passer sont plutôt difficiles.
- C'est tellement plate l'école.
- À l'université, c'est pas tout à fait la même chose.
- Ça ne fait rien. Je vais peut-être essayer les cours aux adultes mais il paraît que c'est encore pire; tu fais ta journée de travail et ensuite, de sept à dix heures, les bancs de l'école. Tu ne vis plus.
- Excuse-moi Mélanie, mais je dois me rendre à Montréal.
- Pourrais-tu me déposer au centre-ville, j'ai des courses?
- Je te reprends à quatre heures.
- Parfait, je suis prête dans deux minutes.

Patrice rangea la cuisine. Au loin, il entendait les hommes aux champs. Il y jeta un coup d'oeil.

Mélanie revint presque tout de suite. Patrice monta prendre ses livres, laissa son regard un instant sur l'enveloppe déposée sur la table de travail et ferma la porte derrière lui. IIl rouvrit pour prendre le médaillon qu'il enfouit dans sa poche.

- En route, dit-il à Mélanie qui portait un petit manteau vert émeraude lui rappelant le ruban de sa mère.

Il laissa Mélanie sur la rue Sainte-Catherine et se demanda s'il ne devait pas passer au centre d'accueil pour s'enquérir d'Éric. Mais il avait tellement de travail pour ses examens qu'il monta directement à l'université.




Vers trois heures trente, quittant la bibliothèque, il salua quelques confrères et alla discuter avec madame Van Drich, le professeur qu'il préférait. Son cours était difficile, mais elle savait le rendre accessible. Patrice était un des élèves les plus brillants du groupe.

- Je viens tout juste d'achever de corriger votre travail de session. Vous avez toujours été très fasciné par la maternité, Patrice?
- Je ne sais pas. Peut-être dû au fait que je suis un enfant adopté.
- Particulièrement intéressant votre approche sur la passion. Je suis tout à fait d'accord avec vous lorsque vous écrivez que la passion c'est l'espace entre la volonté d'agir et l'acharnement à se transformer.
- Vous me parliez de maternité, madame Van Drich.
- En effet, depuis que je vous connais, ce thème est continuellement présent autant dans votre vocabulaire que dans vos textes. Vos interventions en classe en furent également teintées.
- Nous ne sommes jamais assurés de rien sauf que nous venons de notre mère, disiez-vous dans un de vos cours.
- C'est vrai, mais chez vous ça prend une toute autre connotation. Je sens votre passion sans la comprendre. Saurez-vous la trouver si jamais vous la cherchiez?
- Entre chercher et trouver, il y a un bon espace.
- Sachez y mettre le temps qu'il faut, Patrice. Je vous sais patient, intelligent et capable d'analyser la réalité sans vous faire éblouir par de faux artifices. Bonne chance pour l'examen et dans votre carrière.
- Merci beaucoup, madame.

Au volant de la camionnette blanche, il retrouva Mélanie les bras remplis de sacs. Elle avait dévalisé complètement les magasins.

- On mange en ville?
- Je suis un peu fatigué, dit Patrice, rentrons.
- Comme tu le veux.

Le pont Jacques-Cartier, à cette heure, était rempli de voitures roulant à pas de tortue. Ceci permettait à Patrice de scruter l'espace d'un côté comme de l'autre. Quelques flaques de neige pourrissaient au soleil et le jaune des gazons aspirait la chaleur du printemps qui s'installait.


- C'est bizarre, dit Patrice.
- Quoi?
- Tu n'étais pas encore au monde en 1967 et une grande partie des installations de l'Expo y sont encore. Tout ce temps que tu as manqué.
- Toi, tu étais au monde?
- Un an après. Tu vois, c'est ça l'histoire. Savoir qu'avant soi des choses se sont produites, qu'elles ont marqué les hommes, les femmes et, par ricochet, nous d'une certaine façon. Regarde ce qui reste de cet événement essentiel. On ne réussit pas tout à fait à bien saisir ce qui s'y est vécu. Il nous faut des textes, des personnes qui s'en souviennent, des documents visuels pouvant nous apporter l'espace d'un instant, le sens de tout cela. Tu n'étais pas au monde, moi, j'arrivais à peine et le fleuve, lui, coulait entre les îles et des personnes y connurent des heures d'extase magnifiques.
- Et ça ne fait pas longtemps.
- Plus de 50 millions de personnes ont assisté à cette exposition, deux fois la population canadienne actuelle.
- On ne verra plus jamais des choses comme celle-là? demanda Mélanie qui suivait des yeux et des oreilles ce cours concentré.
- Et pourtant... il y a encore tellement à apprendre sur ce qui s'y est passé!

Patrice, nostalgique, accéléra pour prendre la route menant vers Saint-Camille à moins de quinze kilomètres de Montréal. Incroyable qu'en si peu de temps la ville, bruyante, cosmopolite et secrète laisse la place à la campagne.

Jeune, Patrice ne venait à Montréal que très peu souvent. Ce n'est qu'à son entrée au CEGEP et ensuite à l'université que la ville prit soudainement de l'importance pour lui. Maintenant, Montréal c'était sa deuxième vie. Tous ses stages, ils les avait faits là. Il la connaissait par coeur cette ville, du moins les endroits que sa vie étudiante lui avaient ouverts. Il était assuré de n'avoir aucune idée de là où pouvait se cacher Éric. Tout comme là où sa mère avait vécu.

Au fait, avec qui vivait-elle? Ses parents l'accompagnaient-elle lors de sa visite à Expo'67? Où avait-elle rencontré celui qui allait devenir son père inconnu? Quel était son véritable nom? Gansou? Yansun? Le certificat de naissance ne parlait que "d'un père inconnu". Mais il y avait cette liasse de lettres qu'il n'avait pas encore eu le temps de déchiffer. Il y aura, peut-être, une première information, celle qu'il pourrait suivre... poursuivre.

Pourquoi, tout d'un coup, ce besoin de chercher sa mère? De la trouver. Madame Van Drich avait sûrement raison; la maternité l'avait toujours intéressé. Du fond de lui-même et sans trop s'en apercevoir, son discours s'en était rempli, de ces allusions à ce qu'il cherchait aujourd'hui.

- Tu es dans la lune, Patrice!
- Excuse-moi.
- Je t'ai demandé si Alex allait venir ce soir?
- Mélanie, tu sais, il a une nouvelle petite amie et quand ça commence, on ne le voit plus.
- Très bien.

Patrice entrait dans Saint-Camille. Il s'arrêta prendre de l'essence. Mélanie s'alluma une cigarette en regardant autour d'elle.

- Tu sais Mélanie que je n'aime pas qu'on fume dans la camionnette, dit Patrice qui lui enleva des lèvres, pour jeter par la fenêtre, une cigarette à peine entamée.

Ils arrivèrent à la maison. Tout le monde était déjà à l'intérieur. Ça sentait la soupe au chou et la viande bouillie.



Un être dépressif - 14 -

  Un être dépressif - 14 - C’est à partir du poème de Jean DUGUAY, mon ami psychologue-poète, que je lance ce billet.                      ...