jeudi 18 mai 2017

5 (CINQ) (CENT QUARANTE - DEUX) 42





     r1)       la grande répétition

Personne ne s’aventurait sur ce terrain glissant, mais la fâcheuse marotte de la pluie commençait doucement à exacerber la troupe des NAINS. C’était devenu tracassant. Des ruisseaux, laissant leur lit, se frayaient un chemin un peu partout. En raison des inondations, le marché ralentit ses activités. On n’était pas encore en état d’urgence puisque cette partie du quartier se situait en haut de la pente menant vers le lac. Celui-ci, toutefois, risquait déborder tant les averses prenaient de l’ampleur à mesure que passaient les heures. Il pleuvait davantage la nuit. Le tambourinement qui l’accompagnait empêchait quelques membres de dormir malgré qu’ils soient habitués de vivre à la belle étoile. Face à cette situation et afin de calmer une certaine anxiété qui subrepticement s’installait, le directeur proposa une répétition de la pièce de théâtre.

– Vous savez à quel point nous abhorrons la manière dont se pratique le théâtre vietnamien : statique et prévisible autant que verbeux et prolixe. Dès l’entrée en scène on connaît la suite et la fin. Tout ce que la troupe des NAINS n’est pas. Cela nous a valu bien des critiques, quelques blâmes même. Vous vous souvenez sans aucun doute de cet aristarque, faux universitaire de Hué, qui se leva durant une représentation pour nous admonester. La foule l’applaudit avant de quitter la salle en grand nombre.
– On ne peut oublier ces instants pénibles, dit la jeune fille trisomique qui éteignit sa radio à transistors.

La discussion allait bon train alors qu’entra Mp (le trapu), dégoulinant d’eau de pluie. Il prit le temps d’enlever son imperméable sous lequel était dissimulé l’étui contenant sa flûte; il accepta le thé que lui offrit la dame âgée et de petite taille. Celle-ci, le trouvant fort sympathique, se permit un jour de lui dire, alors qu’ils retrouvaient seuls l’un de l’autre:  
- Tu sais pourquoi je t’aime bien? Parce que différent des autres. À mes yeux de vieille dame qui en a beaucoup vu durant sa vie, ta carrure, ton talent de musicien et ce petit je-ne-sais-quoi qui t’enveloppe me plaisent énormément. Tu me diras qu’il est aisé pour une dame de petite taille de vouer de l’admiration pour une personne plus grande qu’elle. Dans le scénario de la pièce de théâtre, on se retrouve avec un géant qui propose une potion magique qui permettrait aux gens anormalement petits de se transformer en géants, l’espace d’une gorgée. Si nous lisons entre les lignes, on voit que ce monde serait partagé en deux groupes : les anormalement petits et les anormalement grands. Toi et moi comprenons que cela est plutôt rarissime. Anecdotique et caricatural. Nous apprenons, au fil de la pièce de théâtre, que les membres de chacun des groupes n’y découvrent pas ce qu’ils cherchaient : être métamorphosé en autre chose… si je puis m’exprimer ainsi. La vie est éphémère, tout comme la potion magique. La vie n’est peut-être qu’un songe d’une nuit d’été.

Mp (le trapu) l’écoutait comme si on lui expliquait les motifs qui nous poussent à vivre. Ceux qui semblent ne jamais rejoindre ce que nous rêvons. Je suis ceci, désirant être cela. Je suis cela et j’ai regret de qui j’étais. Quel dilemme! La vieille dame continua :
- Tu es différent à bien des égards mais toi aussi, comme un nourrisson, comme un vieillard sur le point de mourir, comme tous et chacun dans notre propre différence, nous le sommes. Un jour, j’ai croisé sur ma route un homme parlant la langue française, longtemps associée au colonialisme français donc beaucoup appréhendée. Il nous lisait des poèmes de Victor Hugo, cet immense poète français. Tu aimerais que je te récite celui dont ma mémoire oublieuse se souvient?
– Avec plaisir, madame.
– Il est en français mais je te le traduis par la suite :

Viens ! - une flûte invisible

Viens ! - une flûte invisible
Soupire dans les vergers. -
La chanson la plus paisible
Est la chanson des bergers.


Le vent ride, sous l'yeuse,
Le sombre miroir des eaux. -
La chanson la plus joyeuse
Est la chanson des oiseaux.

Que nul soin ne te tourmente.
Aimons-nous! aimons toujours ! -
La chanson la plus charmante
Est la chanson des amours.
  
 

- Un jour, ce type me dit, et je l’ai retenu : « le verbe être, verbe d’état que l’on utilise en tellement d’occasions, je ne suis pas certain que l’on en connaisse la véritable signification. C’est un beau verbe… il met la table. Il doit avoir préséance sur l’autre auxiliaire, c’est-à-dire le verbe avoir… beaucoup moins aérien, plus terre-à-terre. Décline-le tous les jours ce verbe « être » car il construit des ponts nécessaires à la rencontre des gens. Mais d’abord, tu dois te situer sur une rive ou sur l’autre; bien ancrer tes pieds sur la terre porteuse. »

C’est ce qu’elle lui dit; ce à quoi il songeait à nouveau alors que la main de la vieille dame, lui présentant le thé bouillant, se permit de caresser la sienne. S’adressant au directeur de la troupe de théâtre, Mp (le trapu) dit :
- Je suis prêt à vous jouer les trois notes que vous m’avez commandées. Si vous me le permettez, d’abord, j’aimerais vous exposer ce que m’a appris l’extraordinaire musicienne qui aura été ma professeure de musique. J’ai puisé dans son enseignement avant de choisir parmi les sept notes celles que je pourrais jouer en sourdine.

La pluie cessa.

  
         r2)     la grande répétition

Ce fut le chant du coq qui réveilla Người Phm Ti (le délinquant) vers cinq heures du matin. Un coq chante tôt pour marquer son territoire, annoncer qu’il est le maître des lieux. Le jeune homme demeura au lit suivant d’une oreille attentive les cinquante décibels du volatile qui picorait dans la cour. Seconde journée dans le Mékong… il se dit qu’il était temps d’établir un contact avec l’exilée, tout au moins lui signaler sa présence. Combien de fois avait-elle répété qu’elle adorait son odeur! Qu’elle ne pourrait jamais l’oublier! Que si elle devenait aveugle des yeux ou de l’âme, son odeur la ramènerait à reconnaître sa présence à ses côtés!

Les membres de la famille avaient discuté jusque tard dans la nuit. Le père avait cessé de boire de l’alcool il y a de ça bien des années, mais sa femme continuait à régulièrement y noyer son chagrin. Leurs murmures et leurs silences se disputaient entre eux dans cette conversation qui n’en finissait plus. Lorsque le père proposa de remettre l’argent avancé par sa belle-sœur afin de leur permettre de survivre suite au renvoi de l’université, celle-ci fut catégorique : « il n’en a jamais été question et il n’en sera jamais question. » Vivre à Hanoï coûte cher, elle le sait; sait aussi que les importants revenus qu’elle retire de la vente de ses volailles doivent être utilisés maintenant, aucun ayant-droit ne touchera l’héritage ultérieurement.


Người Phm Ti (le délinquant) se leva. Furtivement, il se dirigea vers la chambre où l’exilée du Mékong passait la majorité de son temps. Elle dormait d’un sommeil agité. À pas de loup, celui qui chauffait une moto noire stoppée par un agent de police… qui reçut deux gifles au visage… s’écrasa au sol… se releva quelques instants après… courut vers la pinède… fut témoin dans toute son horreur de la profanation d’une jeune fille qu’il chérissait plus que lui-même… amorphe spectateur aux sévices qu’un inspecteur-enquêteur lui fit subir… horrifié par le regard démoniaque de cet homme qui l’accusera à sa place pour ensuite le poursuivre inlassablement… le fit condamner, rusant continuellement, le traquant au point de le faire plonger dans les abysses du silence… discrètement, entra dans cette chambre sans odeur…

Il s’étendit tout doucement auprès d’elle. Elle cessa de remuer. Au dehors, le jour perçait. Un imposant voile de silence déchiré par le chant des coqs, emplissait l’alcôve.   Il s’approcha du corps momifié dans un áo dài vert et blanc, le même que celui de la veille. Elle ne bougea pas. Un vent léger s’invita dans la pièce. Người Phm Ti (le délinquant) retenait son souffle alors que les battements de son cœur lui faisaient sauter la poitrine. Il aimait cette fille. Il l’aura aimé tant et tant. La jeune exilée prit une profonde respiration :
- C’est toi…

Surpris de l’entendre prononcer ces mots, Người Phm Ti (le délinquant) posa sa main sur la sienne. Elle se retourna vers lui. Ses yeux s’ouvrirent avec la délicatesse du lotus rose saluant le jour. Elle respira à nouveau :
- Oui, je sais que c’est toi.

Des larmes perlèrent aux yeux de Người Phm Ti (le délinquant) qu’élégamment, la jeune fille cueillit de ses doigts.

– Tu es venu. Je retrouve ton odeur.

Le jeune homme ne savait trop s’il devait engager la conversation ou la laisser retourner vers leurs images du passé. Il lui caressait la main. Elle ne réagit pas.

– Laisse-moi dormir encore.


         r3)     la grande répétition

Réunis en cercle autour de Mp (le trapu), les membres de la troupe des NAINS écoutèrent le musicien parler de la symbolique des notes de musique. 

- Votre directeur me disait que la musique nourrit l’âme, comme la poésie et le théâtre. Chacune des sept notes a une symbolique particulière; nous réagissons à l’une ou à l’autre, selon notre état du moment. Tout cela ne vient pas de moi mais bien de ma professeure qui devrait assister à la pièce de théâtre.
– Tu nous mets au courant, coupa le directeur voyant Mp (le trapu) étirer son propos.
– Oui. D’abord le DO, lorsqu’il nous paraît désagréable, réveille le mal-être profond en nous alors que son contraire indique que l’on est devenu mélancolique et résigné quant à son état.

On pouvait remarquer l’introspection chez chacun. Le son de cette note, sans doute la faisait-on résonner en soi comme un mantra, suscitait-il quelque chose sur le moment?

– La note , c’est la joie, la gaieté, l’âme heureuse de vivre et qui ne s’en cache pas. Pour sa part, le MI évoque la timidité et souvent nous attire lors de périodes où le doute nous serre le cœur. La note FA possède une symbolique plus nuancée, on sait ce qui nous déplaît sans se donner la peine d’y remédier. Il peut y avoir de la colère pas loin d’exploser.

On buvait littéralement les paroles du musicien. La jeune trisomique y alla d’un commentaire qui dérida l’assemblée :
- Je suis à me demander si les sons que je perçois de ma radio sont des notes.

Mp (le trapu) poursuivit son savant exposé.

– Nous voici arrivés au SOL. Cette jolie note parle de l’égo, de la personnalité. Un appel à l’authenticité, à un rapprochement de l’âme, à oser être qui l’on est vraiment. Le LA, une note superbe nous indique que l’on est en train de procéder à un alignement de l’esprit conscient sur l’âme. Et finalement, la septième et non la moindre, le SI évoque le passé et la nostalgie.

On s’attendait maintenant à ce que Mp (le trapu) aille un peu plus loin et leur annonce ses choix puis les exécute sur sa flûte qu’il tenait dans ses mains que certains diront ne pas ressembler du tout à celles d’un musicien. Il enchaîna :
- Il me fallait donc en choisir trois, conscient qu’à l’exécution de celles-ci, pour chacune des oreilles qui les recevront, la symbolique jouerait différemment. J’en suis venu à la conclusion suivante : la pièce aborde le thème de la transformation, celui du changement alors allons-y avec les notes qui permettront, un peu du moins, de s’en approcher. Je vous les interprète. Il y aura une pause, un soupir. Je ne veux pas entrer dans les détails techniques mais voici ce à quoi cela pourrait ressembler.

Il porta la flûte à sa bouche. Il exécuta un DO, un SOL et finalement un LA. Reprit trois fois leur enchaînement. La salle en fut bouleversée. Alors qu’il ramenait son instrument vers le centre de son corps, celui qui recompte ses doigts prit la parole :
- Cette musique peut-elle être jouée sur un autre instrument et opérer la même sensation?
– Tu sais, je rêve depuis tout jeune de me mettre au violon. Je te promets que ces trois notes seront les premières qui surgiront de mon quatre-cordes.

Dans le silence qui suivit, on eut une bizarre d’impression : celle que chacun, écoutant la pluie tomber, tentait d’y repérer des états d’âme. Le directeur de la troupe dit :
- Maintenant que nous sommes dans l’ambiance, je propose une grande répétition. Comme à l’habitude, écoutons Mozart durant une quinzaine de minutes. Toujours la meilleure façon de nous concentrer.

Il plaça son téléphone portable dans un grand verre après avoir choisi un concerto… et la magie, à nouveau, opéra.
          
  
         r4)     la grande répétition

Arrivé à ce moment de l’histoire, permettez au narrateur de faire une courte pause. Alors que notre musicien et la troupe des NAINS s’occupent à répéter… que Daniel Bloch, secoué encore, savoure le panorama que lui offre le Fansipan… Người Phm Ti (le délinquant) prostré auprès de l’exilée du Mékong… permettez au narrateur de s’interroger sur le « comment écrire une histoire d’amour ». En fait, il ne sait trop. Nous voyons qu’une idylle se dessine entre Dep et Khuôn Mt Xu Xí (le visage ravagé)… le dilemme qui s’impose à notre gardien de sécurité, déchiré entre deux amours… Comment écrire sur une histoire d’amour? Les ancêtres vietnamiens nous enseignent que « si quelqu'un nous aime, nous devons respecter sa confiance et lui être loyal. »
  
L’amour à la sauce vietnamienne n’est jamais simple. Tellement d’ingrédients s’y incorporent. De grandes lignes, toutefois, s’imposent. Le sentiment amoureux est affaire des femmes. Dire qu’elles en ressortent déçues pour une forte majorité n’est pas un pléonasme. Elles puisent le message du sentiment amoureux dans les légendes, les contes ainsi que dans une foule de chants populaires : l’amour est avant tout histoire de fidélité. On y transcende également la réalité en de magnifiques images dans lesquelles une belle jeune fille promise par ses parents à un homme qu’elle ne connaît pas, qu’elle n’aime pas, tombe amoureuse d’un pauvre roturier beau comme un prince. On y souffre beaucoup mais la souffrance est adulée. Plus on souffre, plus l’amour renforcit. Il y a des déchirures, des ruptures que l’on répare par quelques tours capricieux du destin. L’amour et le mariage ne sont pas concomitants. Aimer toute sa vie d’un amour idyllique quelqu’un qui ne sera jamais son mari, n’est pas dans l’ordre du sacrifice pour la jeune fille vivant cachée sous une fleur bleue. On aime aimer. On aime l’amour.

Écrire une histoire d’amour… Le narrateur continue à s’y pencher.


Quelques instants plus tard, l’exilée du Mékong reprit conscience. Un surprenant calme s’immisça en elle. Elle ne parlait plus, respirait le jeune homme étendu à ses côtés. Immobile comme une statue, Người Phm Ti (le délinquant) tentait de décoder le message muet que l’épiderme de la jeune fille cherchait à exprimer. Elle bougea une main. La posa sur la figure du jeune homme... lambinait longtemps à caresser son front… ses yeux… elle cherchait à revenir de cette éternité qui les avait séparés… Sa main marchait sur le visage de celui qui l’avait si souvent menée en moto, le soir… avant la tombée de la nuit… avant le fatidique événement. Elle ouvrit les yeux, se tourna vers lui, quelques mots balbutiés timidement sortirent de sa bouche :
- Tu es resté le même. N’as pas changé. Ta peau aussi douce qu’auparavant.

Le cœur de Người Phm Ti (le délinquant) battait la chamade. Des frissons de tendresse parcouraient son corps. Sa bouche devint sèche, l’empêchant de parler. Sans doute était-ce le mieux à faire. L’exilée du Mékong, l’espace du partage de la même couche, avait repris conscience. Il n’en avait pas espéré autant. Un intense bonheur l’emplissait. Souhaitait, qu’encore, elle parle. Ni de lui ni d’elle, seulement parler… un peu… 

- Tu sais…

Comme il lui était pénible d’aligner bout à bout les mots qui mirent si longtemps à lui venir en tête!

-… le Mékong est si loin de Hanoï…

Người Phm Ti (le délinquant) avait rapproché son oreille de la bouche de la jeune fille pour ne rien manquer des murmures tombant délicatement sur lui comme une source tarie.

– … et toi, si loin aussi…

Tout juste avant de retomber dans sa léthargie, elle acheva :
- … tu dois y vivre heureux. Promets!


Elle n’eut pas le loisir d’entendre sa réponse noyée dans de douloureux reniflements.

À suivre

                                                         

Un être dépressif... TIRÉ À PART # 6

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