r1) la
grande répétition
Personne ne
s’aventurait sur ce terrain glissant, mais la fâcheuse marotte de la pluie
commençait doucement à exacerber la troupe des NAINS. C’était devenu
tracassant. Des ruisseaux, laissant leur lit, se frayaient un chemin un peu
partout. En raison des inondations, le marché ralentit ses activités. On
n’était pas encore en état d’urgence puisque cette partie du quartier se
situait en haut de la pente menant vers le lac. Celui-ci, toutefois, risquait
déborder tant les averses prenaient de l’ampleur à mesure que passaient les
heures. Il pleuvait davantage la nuit. Le tambourinement qui l’accompagnait
empêchait quelques membres de dormir malgré qu’ils soient habitués de vivre à
la belle étoile. Face à cette situation et afin de calmer une certaine anxiété
qui subrepticement s’installait, le directeur proposa une répétition de la
pièce de théâtre.
– Vous savez à
quel point nous abhorrons la manière dont se pratique le théâtre
vietnamien : statique et prévisible autant que verbeux et prolixe. Dès
l’entrée en scène on connaît la suite et la fin. Tout ce que la troupe des
NAINS n’est pas. Cela nous a valu bien des critiques, quelques blâmes même.
Vous vous souvenez sans aucun doute de cet aristarque, faux universitaire de
Hué, qui se leva durant une représentation pour nous admonester. La foule
l’applaudit avant de quitter la salle en grand nombre.
– On ne peut
oublier ces instants pénibles, dit la jeune fille trisomique qui éteignit sa
radio à transistors.
La discussion
allait bon train alors qu’entra Mập
(le trapu), dégoulinant d’eau de pluie. Il
prit le temps d’enlever son imperméable sous lequel était dissimulé l’étui
contenant sa flûte; il accepta le thé que lui offrit la dame âgée et de petite
taille. Celle-ci, le trouvant fort sympathique, se permit un jour de lui dire,
alors qu’ils retrouvaient seuls l’un de l’autre:
- Tu sais pourquoi je t’aime bien? Parce que différent des autres. À mes
yeux de vieille dame qui en a beaucoup vu durant sa vie, ta carrure, ton talent
de musicien et ce petit je-ne-sais-quoi qui t’enveloppe me plaisent énormément.
Tu me diras qu’il est aisé pour une dame de petite taille de vouer de
l’admiration pour une personne plus grande qu’elle. Dans le scénario de la
pièce de théâtre, on se retrouve avec un géant qui propose une potion magique
qui permettrait aux gens anormalement petits de se transformer en géants, l’espace
d’une gorgée. Si nous lisons entre les lignes, on voit que ce monde serait
partagé en deux groupes : les anormalement petits et les anormalement
grands. Toi et moi comprenons que cela est plutôt rarissime. Anecdotique et caricatural.
Nous apprenons, au fil de la pièce de théâtre, que les membres de chacun des
groupes n’y découvrent pas ce qu’ils cherchaient : être métamorphosé en
autre chose… si je puis m’exprimer ainsi. La vie est éphémère, tout comme la
potion magique. La vie n’est peut-être qu’un songe d’une nuit d’été.
Mập (le trapu) l’écoutait comme si on
lui expliquait les motifs qui nous poussent à vivre. Ceux qui semblent ne
jamais rejoindre ce que nous rêvons. Je suis ceci, désirant être cela. Je suis
cela et j’ai regret de qui j’étais. Quel dilemme! La vieille dame continua :
- Tu es différent à bien des égards mais toi aussi, comme un nourrisson,
comme un vieillard sur le point de mourir, comme tous et chacun dans notre
propre différence, nous le sommes. Un jour, j’ai croisé sur ma route un homme
parlant la langue française, longtemps associée au colonialisme français donc
beaucoup appréhendée. Il nous lisait des poèmes de Victor Hugo, cet immense
poète français. Tu aimerais que je te récite celui dont ma mémoire oublieuse se
souvient?
– Avec plaisir, madame.
– Il est en français mais je te le traduis par la suite :
Viens ! - une flûte invisible
Viens ! - une flûte
invisible
Soupire dans les vergers. -
La chanson la plus paisible
Est la chanson des bergers.
Soupire dans les vergers. -
La chanson la plus paisible
Est la chanson des bergers.
Le vent ride, sous l'yeuse,
Le sombre miroir des eaux. -
La chanson la plus joyeuse
Est la chanson des oiseaux.
Que nul soin ne te tourmente.
Aimons-nous! aimons toujours ! -
La chanson la plus charmante
Est la chanson des amours.
- Un jour, ce type me dit, et je l’ai retenu : « le verbe être, verbe d’état que l’on utilise
en tellement d’occasions, je ne suis pas certain que l’on en connaisse la
véritable signification. C’est un beau verbe… il met la table. Il doit avoir
préséance sur l’autre auxiliaire, c’est-à-dire le verbe avoir… beaucoup moins aérien, plus terre-à-terre. Décline-le
tous les jours ce verbe « être » car il construit des ponts nécessaires
à la rencontre des gens. Mais d’abord, tu dois te situer sur une rive ou sur
l’autre; bien ancrer tes pieds sur la terre porteuse. »
C’est ce qu’elle lui dit; ce à quoi il songeait à nouveau alors que la
main de la vieille dame, lui présentant le thé bouillant, se permit de caresser
la sienne. S’adressant au directeur de la troupe de théâtre,
Mập (le trapu) dit :
- Je suis prêt à vous jouer les trois notes que vous m’avez commandées.
Si vous me le permettez, d’abord, j’aimerais vous exposer ce que m’a appris
l’extraordinaire musicienne qui aura été ma professeure de musique. J’ai puisé
dans son enseignement avant de choisir parmi les sept notes celles que je
pourrais jouer en sourdine.
La pluie cessa.
r2) la
grande répétition
Ce fut le
chant du coq qui réveilla Người Phạm Tội (le délinquant) vers cinq heures du matin. Un
coq chante tôt pour marquer son territoire, annoncer qu’il est le maître des
lieux. Le jeune homme demeura au lit suivant d’une oreille attentive les
cinquante décibels du volatile qui picorait dans la cour. Seconde journée dans
le Mékong… il se dit qu’il était temps d’établir un contact avec l’exilée, tout
au moins lui signaler sa présence. Combien de fois avait-elle répété qu’elle
adorait son odeur! Qu’elle ne pourrait jamais l’oublier! Que si elle devenait
aveugle des yeux ou de l’âme, son odeur la ramènerait à reconnaître sa présence
à ses côtés!
Les membres de la famille avaient discuté jusque tard dans la nuit. Le
père avait cessé de boire de l’alcool il y a de ça bien des années, mais sa femme
continuait à régulièrement y noyer son chagrin. Leurs murmures et leurs
silences se disputaient entre eux dans cette conversation qui n’en finissait
plus. Lorsque le père proposa de remettre l’argent avancé par sa belle-sœur
afin de leur permettre de survivre suite au renvoi de l’université, celle-ci
fut catégorique : « il n’en a jamais été question et il n’en sera jamais
question. » Vivre à Hanoï coûte cher, elle le sait; sait aussi que les
importants revenus qu’elle retire de la vente de ses volailles doivent être
utilisés maintenant, aucun ayant-droit ne touchera l’héritage ultérieurement.
Người Phạm Tội (le délinquant) se leva.
Furtivement, il se dirigea vers la chambre où l’exilée du Mékong passait la
majorité de son temps. Elle dormait d’un sommeil agité. À pas de loup, celui
qui chauffait une moto noire stoppée par un agent de police… qui reçut deux
gifles au visage… s’écrasa au sol… se releva quelques instants après… courut
vers la pinède… fut témoin dans toute son horreur de la profanation d’une jeune
fille qu’il chérissait plus que lui-même… amorphe spectateur aux sévices qu’un
inspecteur-enquêteur lui fit subir… horrifié par le regard démoniaque de cet
homme qui l’accusera à sa place pour ensuite le poursuivre inlassablement… le
fit condamner, rusant continuellement, le traquant au point de le faire plonger
dans les abysses du silence… discrètement, entra dans cette chambre sans odeur…
Il s’étendit tout doucement auprès d’elle. Elle cessa de remuer. Au
dehors, le jour perçait. Un imposant voile de silence déchiré par le chant des
coqs, emplissait l’alcôve. Il
s’approcha du corps momifié dans un áo
dài vert et blanc, le même que celui de la veille. Elle ne bougea pas. Un
vent léger s’invita dans la pièce. Người Phạm Tội (le délinquant) retenait son souffle
alors que les battements de son cœur lui faisaient sauter la poitrine. Il
aimait cette fille. Il l’aura aimé tant et tant. La jeune exilée prit une
profonde respiration :
- C’est toi…
Surpris de l’entendre prononcer ces mots, Người Phạm Tội (le délinquant) posa
sa main sur la sienne. Elle se retourna vers lui. Ses yeux s’ouvrirent avec la
délicatesse du lotus rose saluant le jour. Elle respira à nouveau :
- Oui, je sais que c’est toi.
Des larmes perlèrent aux yeux de Người
Phạm Tội
(le délinquant) qu’élégamment, la jeune
fille cueillit de ses doigts.
– Tu es venu. Je retrouve ton odeur.
Le jeune homme ne savait trop s’il devait engager la conversation ou la
laisser retourner vers leurs images du passé. Il lui caressait la main. Elle ne
réagit pas.
– Laisse-moi dormir encore.
r3) la grande répétition
Réunis en
cercle autour de Mập
(le trapu), les membres de la troupe
des NAINS écoutèrent le musicien parler de la symbolique des notes de
musique.
- Votre directeur me disait que la musique nourrit l’âme, comme la poésie
et le théâtre. Chacune des sept notes a une symbolique particulière; nous
réagissons à l’une ou à l’autre, selon notre état du moment. Tout cela ne vient
pas de moi mais bien de ma professeure qui devrait assister à la pièce de
théâtre.
– Tu nous mets au courant, coupa le directeur voyant Mập (le trapu) étirer son propos.
– Oui. D’abord le DO, lorsqu’il nous paraît désagréable, réveille
le mal-être profond en nous alors que son contraire indique que l’on est devenu
mélancolique et résigné quant à son état.
On pouvait remarquer l’introspection chez chacun. Le son de cette note,
sans doute la faisait-on résonner en soi comme un mantra, suscitait-il quelque
chose sur le moment?
– La note RÉ, c’est la
joie, la gaieté, l’âme heureuse de vivre et qui ne s’en cache pas. Pour sa
part, le MI évoque la timidité
et souvent nous attire lors de périodes où le doute nous serre le cœur. La note
FA possède une symbolique plus
nuancée, on sait ce qui nous déplaît sans se donner la peine d’y remédier. Il
peut y avoir de la colère pas loin d’exploser.
On buvait littéralement les paroles du musicien. La jeune trisomique y
alla d’un commentaire qui dérida l’assemblée :
- Je suis à me demander si les sons que je perçois de ma radio sont des
notes.
Mập (le trapu) poursuivit son savant exposé.
– Nous voici arrivés au SOL.
Cette jolie note parle de l’égo, de la personnalité. Un appel à l’authenticité,
à un rapprochement de l’âme, à oser être qui l’on est vraiment. Le LA, une note superbe nous indique que
l’on est en train de procéder à un alignement de l’esprit conscient sur l’âme.
Et finalement, la septième et non la moindre, le SI évoque le passé et la nostalgie.
On s’attendait maintenant à ce que Mập
(le trapu) aille
un peu plus loin et leur annonce ses choix puis les exécute sur sa flûte qu’il
tenait dans ses mains que certains diront ne pas ressembler du tout à celles
d’un musicien. Il enchaîna :
- Il me fallait donc en choisir trois, conscient qu’à l’exécution de
celles-ci, pour chacune des oreilles qui les recevront, la symbolique jouerait
différemment. J’en suis venu à la conclusion suivante : la pièce aborde le
thème de la transformation, celui du changement alors allons-y avec les notes
qui permettront, un peu du moins, de s’en approcher. Je vous les interprète. Il
y aura une pause, un soupir. Je ne veux pas entrer dans les détails techniques
mais voici ce à quoi cela pourrait ressembler.
Il porta la flûte à sa bouche. Il exécuta un DO, un SOL et
finalement un LA. Reprit trois
fois leur enchaînement. La salle en fut bouleversée. Alors qu’il ramenait son
instrument vers le centre de son corps, celui qui recompte ses doigts prit la
parole :
- Cette musique peut-elle être jouée sur un autre instrument et opérer la
même sensation?
– Tu sais, je rêve depuis tout jeune de me mettre au violon. Je te
promets que ces trois notes seront les premières qui surgiront de mon
quatre-cordes.
Dans le silence qui suivit, on eut une bizarre d’impression : celle
que chacun, écoutant la pluie tomber, tentait d’y repérer des états d’âme. Le
directeur de la troupe dit :
- Maintenant que nous sommes dans l’ambiance, je propose une grande
répétition. Comme à l’habitude, écoutons Mozart durant une quinzaine de minutes.
Toujours la meilleure façon de nous concentrer.
Il plaça son téléphone portable dans un grand verre après avoir choisi un
concerto… et la magie, à nouveau, opéra.
r4) la grande répétition
Arrivé à ce
moment de l’histoire, permettez au narrateur de faire une courte pause. Alors
que notre musicien et la troupe des NAINS s’occupent à répéter… que Daniel Bloch, secoué encore, savoure le
panorama que lui offre le Fansipan… Người
Phạm Tội
(le délinquant) prostré auprès de l’exilée du Mékong… permettez
au narrateur de s’interroger sur le « comment écrire une histoire d’amour ». En
fait, il ne sait trop. Nous voyons qu’une idylle se dessine entre Dep et
Khuôn Mặt Xấu Xí (le visage ravagé)… le
dilemme qui s’impose à notre gardien de sécurité, déchiré entre deux amours…
Comment écrire sur une histoire d’amour? Les ancêtres vietnamiens nous
enseignent que « si quelqu'un nous aime, nous devons respecter sa confiance et
lui être loyal. »
L’amour à la sauce vietnamienne n’est jamais simple. Tellement
d’ingrédients s’y incorporent. De grandes lignes, toutefois, s’imposent. Le
sentiment amoureux est affaire des femmes. Dire qu’elles en ressortent déçues
pour une forte majorité n’est pas un pléonasme. Elles puisent le message du
sentiment amoureux dans les légendes, les contes ainsi que dans une foule de
chants populaires : l’amour est avant tout histoire de fidélité. On y
transcende également la réalité en de magnifiques images dans lesquelles une
belle jeune fille promise par ses parents à un homme qu’elle ne connaît pas, qu’elle n’aime pas, tombe amoureuse
d’un pauvre roturier beau comme un prince. On y souffre beaucoup mais la
souffrance est adulée. Plus on souffre, plus l’amour renforcit. Il y a des
déchirures, des ruptures que l’on répare par quelques tours capricieux du
destin. L’amour et le mariage ne sont pas concomitants. Aimer toute sa vie d’un
amour idyllique quelqu’un qui ne sera jamais son mari, n’est pas dans l’ordre
du sacrifice pour la jeune fille vivant cachée sous une fleur bleue. On aime
aimer. On aime l’amour.
Écrire une
histoire d’amour… Le narrateur continue à s’y pencher.
Quelques
instants plus tard, l’exilée du Mékong reprit conscience. Un surprenant calme
s’immisça en elle. Elle ne parlait plus, respirait le jeune homme étendu à ses
côtés. Immobile comme une statue, Người Phạm Tội (le délinquant) tentait de décoder le message muet que l’épiderme
de la jeune fille cherchait à exprimer. Elle bougea une main. La posa sur la
figure du jeune homme... lambinait longtemps à caresser son front… ses yeux…
elle cherchait à revenir de cette éternité qui les avait séparés… Sa main
marchait sur le visage de celui qui l’avait si souvent menée en moto, le soir…
avant la tombée de la nuit… avant le fatidique événement. Elle ouvrit les yeux,
se tourna vers lui, quelques mots balbutiés timidement sortirent de sa
bouche :
- Tu es resté
le même. N’as pas changé. Ta peau aussi douce qu’auparavant.
Le cœur de Người Phạm Tội (le délinquant) battait la chamade. Des frissons de tendresse
parcouraient son corps. Sa bouche devint sèche, l’empêchant de parler. Sans
doute était-ce le mieux à faire. L’exilée du Mékong, l’espace du partage de la
même couche, avait repris conscience. Il n’en avait pas espéré autant. Un
intense bonheur l’emplissait. Souhaitait, qu’encore, elle parle. Ni de lui ni
d’elle, seulement parler… un peu…
- Tu sais…
Comme il lui
était pénible d’aligner bout à bout les mots qui mirent si longtemps à lui
venir en tête!
-… le Mékong
est si loin de Hanoï…
Người Phạm Tội (le délinquant) avait rapproché son oreille de la bouche de la
jeune fille pour ne rien manquer des murmures tombant délicatement sur lui comme
une source tarie.
– … et toi, si
loin aussi…
Tout juste
avant de retomber dans sa léthargie, elle acheva :
- … tu dois y
vivre heureux. Promets!
Elle n’eut pas
le loisir d’entendre sa réponse noyée dans de douloureux reniflements.
À suivre