dimanche 2 décembre 2012

Les chroniques du Café Riverside



LES CHRONIQUES DU CAFÉ RIVERSIDE
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Les trois handicapés

Je suis de retour au Café Riverside. C’est mardi. En après-midi. Et je retrouve, tout comme cela m’arrivait quotidiennement au Jardin des Tuileries à Paris, je retrouve exactement le même endroit, la même table alors que derrière le Louvre, c’était cette longue chaise verte qui m’attendait.

En fait le Café Riverside répond au nom de Cafe_Vuon_Kieng. Sa terrasse donne sur la rivière Saïgon, celle dont le courant monte ou descend selon la marée de la Mer de Chine. Dans le port de Saïgon, où se situe-t-il précisément, je ne saurais le dire. Chose certaine, qu’il ait pignon sur rue et sur eau dans le District 1 tout à côté des grands hôtels en fait un endroit très fréquenté. Pas du tout «in», il n’a pas changé depuis janvier dernier, sauf que des touristes, tout comme aujourd’hui, il en pleut.

Le Café Riverside deviendra l’endroit pour écrire ces chroniques, sorte de deuxième regard sur le regard voyeur que je porte autour de moi ou sur ce qui se jette à mes yeux. La dernière fois, c’était plutôt la première, des amoureux et des pigeons. Au fait, ici, les pigeons règnent en maîtres, on leur a même construit un colombier (je ne voulais répéter le mot pigeon…). Sans oublier que le café glacé est particulièrement bon.

Un autre petit détail au sujet de mon lieu d’écriture : les fumeurs semblent s’être donné le mot et prennent place là où le vent pousse la fumée derrière eux et derrière eux, il n’y a personne. Un petit dernier : la musique, toute vietnamienne et en sourdine ne joue pas les trouble-fête.

En partant tout à l'heure je ferai une petite vidéo du Café Riverside afin que vous puissiez au moins le voir et vous imaginer, lisant cette chronique et les suivantes, où je suis installé quand je les écris.

Le titre d’aujourd’hui, les trois handicapés, vous effraie peut-être? Il y a un bon moment que je souhaitais parler d’eux mais l’occasion ne s’était pas encore présentée. En arrivant à Saïgon, me promenant près du marché Ben Thanh, quasi au même endroit j’ai revu les trois handicapés, chacun à son coin de rue, assis ou écrasé par terre, main tendue comme le font les sans-abri de partout dans le monde. Ils n’ont pas changé depuis le mois de mai dernier. Si mon sens de l’observation ne me trahit pas, chacun des trois handicapés est vêtu des mêmes vêtements et dans le regard, pas le regard de celui qui quête, celui qui reçoit une obole et se retourne du donateur manifestant soit du dépit, de la joie ou encore le sentiment de l’avoir un peu fourvoyé, non, dans le regard une question : sait-on vraiment ce qui m’est arrivé?

Pour un des trois, l’agent orange, ce cadeau empoisonné généreusement offert par les GI’s américains, l’aura atrocement défiguré. Les plaies ne semblent pas vouloir se cicatriser ou encore souhaitent-elles ne jamais le faire afin de témoigner des horreurs d’il n’y a pas si longtemps.

Le deuxième : amputation des deux jambes. Il se déplace surtout près du terminus d’autobus, le tronc rasant le sol, les mains déposées sur deux petits tabourets il s’avance, lentement, comme accroché à une bouée de sauvetage. On voit qu’il souffre. La lourdeur de sa démarche sans jambes fait pénible à voir. Albatros sur bitume.  Il ne peut rien transporter avec lui, se transporter lui-même semble déjà une corvée surhumaine. Je me disais que le courage des Vietnamiens serait, chez nous, interprété comme de l’héroïsme. Par 33 degrés C, ramper à quelques centimètres de l’asphalte qui brûle la barre des 40 degrés, relève de l’exploit. Il souffre, c’est évident, mais ne se plaint pas.

Le troisième offre crûment au regard des passants - et je me doute que bien des Vietnamiens ne le remarquent plus - un corps grand et musclé. Sauf qu’il n’a pour bras que deux petites mains ayant la forme de pattes de coq ou d’oie. Trois doigts par main. Une d’elle retient un billet de mille dongs. On l’entend murmurer un «Madame, please… came on (merci en vietnamien)» puis cherche à attirer l’attention d’une autre touriste. Car lui il n’est pas stationné sur un coin de rue, il est à la porte de la Cathédrale Notre-Dame. Il y restera une bonne partie de journée car c’est sans doute le meilleur endroit pour implorer la charité.

On a le réflexe rapide en tentant d'expliquer handicaps, malheurs ou pauvreté à partir des suites de la guerre du Vietnam, principalement celle que les Américains leur ont faite, autant la résilience de ce peuple, son sens de l’organisation, son courage, sa volonté d’indépendance et d’émancipation semblent constituer la réponse aux douleurs d’un passé encore proche. Je me souviens de la galerie du Musée des Beaux-Arts à Saïgon entièrement consacrée à plusieurs œuvres d’artistes modernes qui peignent des personnages handicapés – le terme est imprécis car lesdits personnages sont présentés qui défigurés, qui aux membres amputés, qui au corps abominablement décharné, et j’en passe pour ne pas sombrer dans l’horreur – et il me semble que ces trois handicapés les réunissent tous.

Dans la rue, peut-être dans toutes les rues du monde, une main tendue nous interpelle, implorant un peu de monnaie. Rarement les gens prennent le temps d’une rencontre yeux dans les yeux. Le faire ici, au Vietnam, pourrait s’avérer impoli. Pourtant, c’est dans le regard que tout peut s’expliquer. Si ce n’est pas pour le handicapé lui-même sans doute pour celui qui s’attarde un demi-instant, l’espace de trois secondes alors que le trouble, s’il nous reste encore un peu d’humanité dans le corps, s’installe.

Ils continueront de tendre la main, mais d’abord attirer l’attention. Je me disais, en fait je me le dis à chaque fois que j’en rencontre un, un de ces trois ou un autre semblable, qu’aux survivants de la guerre aucune paix n’est possible.

Ils continueront de vendre des billets de loterie, mais d’abord attirer l’attention. Au Vietnam, on vous dit «Bonne chance» aussi souvent que «Bonjour… Bonsoir». La loterie c’est investir de l’espoir dans la chance pour qu’elle vous inonde de ses vertus. Que cette chance vous soit offerte par un handicapé, une vieille femme qui déambule d’un restaurant de rue à un autre, un aveugle que l’on a installé sous un arbre immense pour éviter des  brûlures supplémentaires à des yeux sans vie, que la chance vous vienne de la part de celui ou de celle qui n’en a pas ou pas eu vraiment, il y a de quoi s’interroger sur cette civilisation. Et sur soi-même.

Lorsque je quitterai le Café Riverside après avoir tourné ma petite vidéo, sans doute croiserai-je à nouveau un des trois handicapés. Je lui offrirai mon sourire, conscient que cela vaut des milliers de dongs vietnamiens.

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