samedi 11 février 2006

Le quatre-vingt-neuvième saut de crapaud

…la suite… …siawa’si…

Madame Épelgiag qui portait le doux prénom de Pilsit (Brigitte dans notre langue) était une femme d’une très grande beauté. Beauté qu’elle avait d’ailleurs partagée avec ses deux filles, les jumelles (tqope,jl) qui ne se ressemblaient pas du tout bien qu’elles eurent reçu de leur mère, les yeux d’une couleur oscillant entre le marine et le noir pour A’selik (Angéline) alors que Lestel (Estelle) avait hérité de cette grâce qu’elle imprégnait à chacun de ses mouvements, à croire qu’elle avait des ailes. Un ange. Des ailes.

Grand-père, avant de retourner chez la famille mi’kmaw, ne possédait des deux sœurs de Paq’sima qu’un vague souvenir. Elles étaient demeurées auprès de mademoiselle Gaudreau, celle-ci ayant réuni les enfants dans la sacristie de l’église, la nuit du grand feu alors que lui, comme un homme, suivait les hommes. Collées l’une à l’autre, elles cherchaient constamment du regard la présence rassurante de leur mère. Les enfants du village n’eurent guère l’occasion de laisser aller leurs commentaires, appris des adultes, l’institutrice s’étant organisée de telle manière qu’elles fassent partie du groupe mais légèrement en retrait.

Le plus souvent, lorsque grand-père se pointait à l’orée de la forêt (kisoqe’k), elles besognaient auprès de leur mère. A’selik, le bel ange, prenant soin du plus jeune des enfants, son jeune frère (gwi’s) Sulian (William), alors que Lestel, continuellement en mouvement, de gauche à droite, plaçait, déplaçait ou replaçait tout ce qui lui tombait sous la main. Aucun moment pour l’inactivité, leurs mains et leur tête continuellement mobiles.

Grand-père remarqua, et cela se produisait presque mécaniquement, qu’à chacune de ses visites tous les membres de la famille Épelgiag occupaient l’espace où le soleil se faisait le plus présent. Ils levaient la tête pour le regarder comme si ce geste projetait une prière. Également, que les parents s’adressaient à leurs enfants d’une manière si attendrissante, un sourire bien installé dans leur figure. Ils vivaient à un rythme différent de celui auquel il était habitué au village, ou même à l’école. On prenait le temps de respirer le soleil, de laisser le vent entrer en soi. Parfois, à tour de rôle, chacun s’arrêtait, se laissant envahir complètement par les odeurs des épinettes ou de la neige. Un moment d’intériorité tellement puissant qu’autour la présence d’autres êtres humains s’éclipsait.

Les enfants mi’kmaw se posaient-ils les mêmes questions que lui? Étaient-ils dans ce continuel état de recherche qui frappait à la porte de sa conscience? Ou, dans ces brefs instants, les réponses venaient-elles d’elles-mêmes, surgissant du plus profond de leur âme? Connaissaient-ils d’instinct, ce que lui-même devait mettre en mots pour en saisir la portée?

Il ne le savait pas encore, mais en leur présence et parfois dans des silences qui se prolongeaient, ne rendant jamais personne mal à l’aise, il cherchait le premier pas, celui qui indique vers où se rendre.

Grand-père devint conscient de l’importance d’entrer dans toute la magie de cette langue aux sons rieurs, afin de saisir la portée de leur science. Quelques mots à peine lui étaient familiers, mais le silence n’en a pas besoin. Et c’est souvent là que se cachent les enseignements les plus profonds.

Que les gens du village ne leur aient jamais fourni l’occasion de se dire par leurs propres paroles, il en ressentit tout l’affront, celui infligé à ceux que l’on n’écoute pas! Il y a ceux que l’on n’écoute pas et, pire encore, ceux que l’on oblige à se taire. La famille Épelgiag était tenue dans le silence, sans jamais on ne devine qu’ils y étaient bien, chez eux, dans ces grands silences qui parlent au dedans de soi.

Ce fut l’un des premiers enseignements que les Mi’maw, sans jamais l’avoir organisé ni structuré, seulement par ce qu’ils furent, authentiquement, lui apportèrent. Humer le soleil. Se laisser pénétrer par la nature jusqu’en ce lieu, intime, rarement visité, où les ténèbres n’ont plus de place.

Les deux jumelles gambadaient devant grand-père, lui adressant au passage, le sourire du marcheur en route depuis un bon moment…

…à suivre… …nmu’ltes…

Un être dépressif - 15 -

  Un être dépressif -  1 5   - Une transplantation, c’est extraire de la terre pour la planter ailleurs.   Je tarde à le publier ce dernier ...